Pompée le Grand, la chute d'un astre
Issu d’une riche famille plébéienne, Pompée a vite été surnommé « le Grand » en raison de ses succès militaires. Mais sa rivalité avec César, son ancien allié, le conduira à sa perte.
Pompée meurt assassiné en Égypte. Son cadavre est décapité et sa tête conservée pour être remise en cadeau à Jules César. Huile sur toile de Gaetano Gandolfi. XVIIIe siècle. Musée Magnin, Dijon.
Cet article a initialement paru dans le magazine National Geographic Histoire et Civilisations. S'abonner au magazine
« Autant j’aime le fils, autant je hais le père. » L’historien antique Plutarque commence sa biographie de Pompée le Grand par ce vers sans ambages tiré d’Eschyle. L’illustre rival de César était le fils d’un puissant général romain, Cnaeus Pompeius Strabo. Celui-ci s’était distingué par son inflexibilité pendant la guerre sociale (91-89 av. J.-C.). Le peuple lui vouait une telle haine qu’il bafoua sa dépouille sur son bûcher funèbre.
De ce père exigeant et dur, le jeune Pompée, né en 106 av. J.-C., hérita d’un goût certain pour l’armée et la stratégie. À cela s’ajoutaient une solide fortune et une clientèle nombreuse, qui le reliait à Sylla. Celui-ci était le chef de file des optimates, le parti politique conservateur défendant les intérêts de la vieille aristocratie. Il percevait Pompée comme un jeune homme prometteur, alors que la préférence de Marius, le meneur des populares, le parti progressiste, allait au jeune Jules César, neveu de sa femme Julia.
Dans une République en déliquescence face à un empire territorial immense, les structures politiques de la cité-État de Rome nécessitaient un renouvellement. Leur effondrement favorisait des conflits civils incessants et devint le terreau fertile des rêves de pouvoir des plus ambitieux. Pompée était de la race des maîtres du monde : sans scrupule et audacieux. Cependant, son affabilité – naturelle ou calculée – faisait de lui un homme apprécié. Il avait aussi plaisante allure. Son regard était à la fois doux et ardent, ses manières respectueuses. Il plaisait beaucoup aux femmes, et la courtisane Flora, connue à travers toute la capitale pour son étourdissante beauté, se consumait d’amour pour lui. À ce charme ravageur s’ajoutait une mèche rebelle soulevée par un épi sur le front qui lui donnait de faux airs d’Alexandre. En référence à cette caractéristique et à ses talents militaires, ses hommes lui donnèrent le surnom de « Magnus » (« le Grand ») après les combats qu’il mena en Afrique contre les partisans de Marius en 81 av. J.-C. Il accepta cet honneur de bonne grâce... ce qui en disait long sur ses velléités.
UNE ASSURANCE DE MAUVAISE AUGURE
Pour célébrer son triomphe, Pompée voulut, en dépit des usages établis, défiler dans Rome sur un char tiré par des éléphants d’Afrique. Moins scénographe que tacticien, il n’avait pas anticipé qu’il ne pourrait pas franchir la porte de la ville avec son char ridiculement imposant. Certes, le ridicule pouvait tuer à Rome, mais pas un homme de sa trempe.
Âgé de tout juste 26 ans en 79 av. J.-C. et membre de l’ordre équestre, la petite noblesse romaine, Pompée, enhardi par ses victoires, osa réclamer au sénat la prestigieuse magistrature de consul, alors même que cette fonction était réservée à la classe sénatoriale et couronnait une carrière des honneurs menée à son terme. Sylla perçut la requête de son jeune protégé comme une marque d’arrogance de mauvais augure et décida de le rayer de son testament. Si Pompée ne pouvait plus compter sur le soutien du chef de file des optimates, il se chercha très vite un autre allié en la personne d’un rival de celui-ci, Marcus Aemilius Lepidus.
Influencés par la période hellénistique, les portraits du général romain le représentent comme un homme digne et affable. Buste conservé au Musée archéologique de Venise. Sur la page de droite, pièce d’or à l’effigie de Pompée et de son fils Sextus. Musée archéologique national, Naples.
Ce dernier, que l’historien à la plume acérée Jérôme Carcopino qualifiait de « franche canaille », était considéré par Sylla comme un agitateur. Mais cette alliance de circonstance ne dura guère. Pompée l’évinça du paysage politique l’année suivante, après l’avoir vaincu sur le champ de bataille.
LA VOIE TRIOMPHALE
En 77 av. J.-C., Pompée repartit en campagne en Hispanie. Sa mission consistait à mater la révolte menée par un autre partisan de Marius. Après une série de batailles à l’issue incertaine, le général infligea une cuisante défaite à son compatriote Sertorius. Avant de quitter la péninsule Ibérique, il érigea un trophée à sa propre gloire sur le col du Perthus. L’inscription qu’il fit graver affirmait qu’il avait pris 870 villes… Il comptait le moindre hameau sur sa route, certes, mais il faut lui reconnaître un sens certain de la communication.
Le vainqueur de Sertorius n’avait pas quitté l’Espagne qu’une révolte servile sans précédent humiliait les Romains depuis des mois. Spartacus et sa bande de 100 000 esclaves en fuite mettaient en déroute l’armée. Crassus, général pourtant aguerri, était en difficulté. Pompée et Lucullus vinrent lui prêter mainforte en 73 av. J.-C. Leurs troupes tuèrent presque tous les mutins. Pompée en captura 6 000 et en fit crucifier un tous les 33 m le long de la route allant de Rome à Capoue, la ville où la révolte avait éclaté. Le général voulait donner un signal dissuasif à tous les esclaves tentés de fuir leur condition. À Rome, on ne contestait pas l’autorité des maîtres. Il s’agissait en outre d’un autre « coup de com’ » brillantissime : il s’arrogeait publiquement tout le prestige de l’écrasement de la mutinerie.
Peu de temps après cette nouvelle victoire, Pompée, dont les rêves de pouvoir suprême s’affermissaient, profita de l’adulation dont il faisait l’objet à Rome pour redemander le consulat sans remplir, cette fois encore, les conditions nécessaires. Sa popularité obligea le sénat à lui accorder une dispense, et il fut élu au côté de Crassus en 70 av. J.-C.
Les Romains craignaient cependant une nouvelle guerre civile entre les deux hommes, qui refusèrent dans un premier temps de licencier leurs troupes après leur élection. Mais le sang n’avait que trop coulé : chacun estima que Rome méritait un répit, et les deux consuls acceptèrent de démobiliser simultanément leurs légionnaires. Cela ne signifiait pas qu’ils renonçaient à leurs ambitions ; ils temporisaient seulement.
Pompée soumet la Judée en 63 av. J.-C. et met le cap sur Pétra, une prospère enclave caravanière située dans le désert de Jordanie. Annexée en 62 av. J.-C., la ville rose conserve toutefois son autonomie en contrepartie d’une faramineuse somme d’argent.
En 67 av. J.-C., Pompée profita d’une nouvelle occasion pour se distinguer par ses talents militaires sur mer. Il reçut un pouvoir de commandement exceptionnel, l’imperium, grâce à la loi Gabinia. Il disposait ainsi des pleins pouvoirs pour éradiquer les pirates en Méditerranée. Leurs raids perturbaient les trajets commerciaux et mettaient à mal le ravitaillement de l’Italie, dont le blé provenait majoritairement d’Égypte. Grâce aux 200 vaisseaux de guerre mis à sa disposition, Pompée quadrilla efficacement l’espace maritime et le débarrassa des pirates en trois mois. Il fut accueilli en héros à Athènes, avant de se rendre à Soli, dans l’actuelle Turquie, où il installa les pirates repentis. La ville, détruite par Mithridate, ne demandait qu’à renaître de ses cendres. Elle prit ainsi le nom de Pompeiopolis !
Quelques mois après ce succès, la loi Manilia offrit à Pompée la direction de la guerre contre le roi du Pont. Mithridate, irrespectueux des accords passés avec Rome, faisait régner la terreur en Orient. Le général avait carte blanche pour se débarrasser de l’ennemi oriental et pacifier la région. Grâce à une spectaculaire attaque nocturne, il mit en déroute l’armée du roi. Il continua ensuite son avancée en Orient. Certains, à l’instar du roi Tigrane d’Arménie, préférèrent s’allier à lui plutôt que de l’affronter. D’autres roitelets, trop fiers pour choisir la voie diplomatique, furent vaincus. Pompée parvint même à mettre en difficulté le roi des Parthes, Phraatès III. L’imperator, toujours victorieux, mit l’Orient à genoux et fit des régions du Pont et de la Bithynie, sur la rive sud-ouest de la mer Noire, une province romaine.
UN GÉNÉRAL INSPIRANT LA TERREUR
Mais Pompée n’arrêta pas là son irrésistible ascension. En 63 av. J.-C., les princes de Judée sollicitèrent son aide pour régler leur lutte de pouvoir. Le général saisit cette occasion pour soumettre la Judée. Ses légionnaires partirent à l’assaut de Jérusalem un samedi. Ce jour-là, l’armée juive ne se battait pas. Le Temple fut le théâtre d’un carnage où 13 000 soldats ennemis furent tués. La Judée dépendait désormais de Rome et son nouveau roi, Hyrcan II, tel un vassal, fut adoubé par Pompée.
Le général envisagea alors de rentrer en Italie célébrer un triomphe bien mérité. Sur le chemin du retour, il fonda de nouvelles cités à sa gloire, à l’instar d’Alexandre. Arrivé à Brindes, il licencia ses troupes pour prouver au sénat admiratif et anxieux qu’il ne prendrait pas la capitale par les armes. Pour s’imposer dans les plus hautes sphères politiques, il misa sur le jeu des alliances matrimoniales. Il voulait être le nouveau champion des optimates en nouant des liens solides avec les plus conservateurs. Il chercha ainsi à épouser une fille de la maison de l’austère Caton.
Ce stoïcien chevronné lui refusa la main de sa nièce. Pompée se rendit à l’évidence. Ses succès trop nombreux et son ambition terrorisaient ses alliés potentiels. Il s’élevait au-dessus de la masse et, depuis les cimes, paraissait dangereux. Il se tourna alors vers un autre homme taillé dans le même bois que lui. César inspirait aux siens les mêmes craintes respectueuses. Les deux hommes comprirent que l’heure était venue de s’allier contre le reste de Rome. Pour concrétiser leur alliance, Pompée épousa en 59 av. J.-C. Julie, la fille de son nouvel ami.
Là où se dressait jadis le Sérapéum d’Alexandrie, le monumental temple dédié au dieu Sérapis, ne subsiste plus qu’une colonne en granit rose de 20,46 m où aurait été enterré Pompée.
César et Pompée inclurent Crassus dans leur pacte d’entraide vers le pouvoir. Ce premier triumvirat de l’ombre visait à faire élire Pompée et Crassus consuls, puis ceux-ci feraient voter le prolongement du mandat de César en Gaule. Leur plan se déroula à merveille. Cependant, la mort de Julie en 54 av. J.-C. et celle de Crassus en Orient en 53 av. J.-C., deux ans après son consulat, changèrent la donne.
LE CHOC DES TITANS
En 51 av. J.-C., César avait pris le contrôle de la Gaule. Il souhaita obtenir un nouveau consulat et rentrer à Rome. Pompée sentait que leur face-à-face était inéluctable. Stratège, César proposa la dissolution de son armée si Pompée en faisait de même. Cela revenait à signer un pacte symbolique de non-agression. Pompée refusa et somma le vainqueur de Vercingétorix de revenir dans la ville après avoir congédié ses hommes. Le 12 janvier 49 av. J.-C., César franchit le Rubicon avec ses légions. Son message était limpide : le choc des Titans approchait. Pompée comprit qu’un affrontement aux abords de Rome lui serait défavorable. César marchait vers lui avec ses troupes galvanisées par les victoires gauloises et celles de Pompée étaient en infériorité numérique. Le 19 mars, celuici quitta Rome pour l’Orient dans le but de réorganiser ses troupes et de pousser son rival à l’affronter sur un terrain de son choix.
Au printemps 48 av. J.-C., près de Dyrrachium, en Albanie, les deux généraux se livrèrent à une sorte de guerre de position. Leurs troupes souffraient de problèmes de ravitaillement. Aucun n’osa lancer une offensive dans ces conditions. En juillet, leurs troupes s’affrontèrent finalement à Pharsale, en Thessalie. Le 9 août, Pompée admit qu’il venait de subir la plus écrasante défaite de son existence. Les cadavres de 6 000 de ses hommes gisaient sur le champ de bataille ; 24 000 autres avaient été faits prisonniers. César, lui, n’avait perdu que 1 200 légionnaires…
Dans un fol espoir de revanche, Pompée sollicita l’aide de Ptolémée XIII, le frère-époux de Cléopâtre. Il avait jadis été proche de son père et espérait sans doute trouver refuge en Égypte le temps de se reconstituer une armée. Le 28 septembre, son navire jeta l’ancre près de la plage de Péluse, à l’extrémité nord-est du delta du Nil. Pompée fut accueilli dans une petite embarcation par un comité restreint, composé des conseillers du jeune pharaon. Parmi eux se tenait l’un de ses anciens centurions, le Romain Septimus, installé dans la vallée du Nil depuis plusieurs années. Alors que l’esquif n’offrait au général aucune possibilité de repli, l’ancien légionnaire porta le premier coup de glaive par surprise. Il fut suivi dans cette lâche entreprise par Pothin et Achillas, les conseillers de Ptolémée XIII. Pompée mourut sous les regards impuissants de ses proches restés sur leur navire.
Cet homme, dont la carrière fut si brillante, ne méritait pas une fin aussi ignominieuse. Son cadavre ruisselant de sang chaud fut jeté sur le rivage. Achillas lui trancha la tête. L’Égyptien pensait tenir entre ses mains un précieux trophée : le crâne d’un des plus grands tacticiens que Rome avait enfantés. Les assassins se prenaient pour de plus grands stratèges que leur victime. Ils pensaient gagner ainsi les faveurs de César. Loin de produire l’effet escompté, le trépas de Pompée engendra une guerre. Le vainqueur de Pharsale tenait le défunt en très haute estime. Il respectait ses qualités militaires et son ambition. Il avait sans doute aimé l’affronter et jubilé de mettre un tel stratège en difficulté. Ils étaient en quelque sorte les reflets inversés l’un de l’autre et c’est ainsi que Pompée entrerait dans l’Histoire : en unique rival digne de César.