Le passé noir du docteur Asperger
Une historienne révèle que le pédopsychiatre, dont le nom est associé à une forme d'autisme, le syndrome d'Asperger, a participé à l'extermination d’enfants handicapés sous le Troisième Reich.
Vue de l'Hôpital Universitaire pour enfants (Vienne).
Difficultés relationnelles mais haut potentiel intellectuel. Le syndrome d'Asperger est devenu une notion du langage courant et une étiquette sociale, alors même qu'il tend à disparaître des classifications médicales officielles.
C'est grâce à une psychiatre britannique, Lorna Wing, que le nom d'Hans Asperger (1906-1980) est passé à la postérité. À la fin des années 1970, elle redécouvre la thèse que ce pédopsychiatre autrichien avait écrite en 1944 sur quatre enfants autistes doués de « facultés spéciales ». Elle baptise le syndrome en hommage à ses travaux.
Les rares informations disponibles sur le médecin composaient une légende dorée : un résistant au nazisme, dont la compassion pour les enfants handicapés les avaient sauvés de l'extermination. Edith Scheffer, professeur d'histoire à l'université de Berkeley (Californie) s'est penchée sur l'histoire de ce personnage en épluchant les archives de l'époque, et a découvert une réalité toute autre.
Dans son ouvrage Les Enfants d'Asperger (traduit de l'anglais par Tilman Chazal, éd. Flammarion), elle dresse le portrait glaçant d'un homme qui a épousé l'idéologie nazie et sa logique mortifère de tri des individus. S'il était soucieux d'aider les enfants considérés comme capables d'intégrer la communauté du peuple, il en a condamné à mort des dizaines d'autres.
Au-delà de cette page sombre, l'historienne met en garde contre les limites des classifications psychiatriques, qui, loin d'être neutres, sont toujours le fruit d'une société et de ses valeurs. Entretien.
Portrait de l’autrice Edith Scheffer. Professeur d'histoire à l'université de Berkeley (Californie).
Qu'est-ce qui vous a conduit à mener des recherches sur Hans Asperger ?
Mon fils a été diagnostiqué autiste à 17 mois. Comme n'importe quel parent, j'ai lu tout ce que j'ai pu sur ce diagnostic, notamment qu'il avait été développé par Hans Asperger dans la Vienne nazie.
L'homme était décrit comme un héros ayant sauvé des enfants du programme d'euthanasie nazi qui assassinait ceux qui étaient considérés comme handicapés. Certains ont même avancé l'idée qu'Asperger avait diagnostiqué les « capacités spéciales » d'enfants autistes à la manière d'une liste de Schindler psychiatrique. En tant qu'historienne de l'Allemagne et du Troisième Reich, j'étais intriguée. J'ai décidé d'enquêter en me plongeant dans les archives à Vienne. Mais dès le premier dossier consulté, j'ai réalisé que le récit héroïque que j'espérais était en fait une histoire d'horreur : Asperger avait été le complice du système nazi d'extermination des enfants.
Vue aérienne du Steinhof. Les neuf pavillons du Spiegelgrund se trouvent sur la partie gauche de la photographie, dans la première, la deuxième et la troisième rangée en partant du bas. Les « pavillons de la mort » 15 et 17 sont à gauche dans la troisième rangée. Ils sont aujourd'hui le lieu de commémoration des victimes.
Vous évoquez un homme qui plaidait pour l'intégration de certains enfants handicapés, mais qui en tenait d'autres pour des cas désespérés. Le voyez-vous comme un personnage profondément ambivalent ?
Non, la dualité de son approche du handicap était en accord avec les doctrines eugénistes nazies. Elles considéraient que certains pouvaient s'améliorer et devenir des citoyens productifs pour le Volk (le peuple). Asperger et ses collègues investissaient du temps, de la compassion et des moyens pour les enfants qu'ils jugeaient prometteurs. En revanche, ils étaient prompts à abandonner ceux qu'ils estimaient « inéducables », vus comme « des vies indignes de la vie ». Ces enfants-là étaient envoyés dans des centres de mise à mort. Asperger a transféré directement des enfants de sa clinique au Spiegelgrund, le centre d'euthanasie de Vienne. Il en a aussi envoyé d'autres en sa qualité de docteur consultant pour des écoles et des institutions correctionnelles pour mineurs.
Petites patientes à l’Hôpital Universitaire de Vienne, en train d’être mesurées, en 1921. Ici, Hans Asperger était pédopsychiatre avant et après le nazisme.
Dans quelle mesure sa vision de la pathologie est-elle le produit de l'idéologie nazie ?
Sa définition de la « psychopathie autistique » a évolué considérablement durant le Troisième Reich, alors qu'il adoptait de plus en plus les valeurs et la terminologie nazies. En 1937, avant l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne, il appelle à la prudence en matière de diagnostic infantile. « Il y a autant d'approches que de personnalités. Il est impossible d'établir un ensemble rigide de critères pour un diagnostic », estime-t-il.
Mais, dès 1938, il évoque « ce groupe bien caractérisé d'enfants que nous nommons ''psychopathes autistiques'', parce que le confinement de leur être (autos) a conduit à un rétrécissement de leurs relations au monde. »
Son langage se fait de plus en plus péjoratif au fil du temps. En 1940, il parle d'« un groupe d'enfants anormaux, que nous désignons sous le terme de ''psychopathes autistiques''... Ils vivent leur propre vie sans lien émotionnel avec leur environnement et réagissent ainsi anormalement aux besoins de celui-ci. » Puis, dans sa thèse de 1944, il écrit que « l'autiste n’est que lui-même (autos) et n’est pas un membre actif du grand organisme. » Le langage est devenu celui du fascisme.
Asperger adopte aussi le concept central de la psychiatrie nazie, le Gemüt (ndlr : l'âme, le sens de la communauté), considérant l'autisme comme une dysharmonie du Gemüt. Il insiste de plus en plus sur la « cruauté » et les « traits sadiques » des enfants. Son diagnostic est celui d'une inadaptation sociale dans une société qui valorise de plus en plus le collectif. Asperger définissait fondamentalement l'autisme et le nazisme comme deux états inversés. Alors que les racines du fascisme reposaient sur le faisceau, le groupe, celles de l'autisme résidaient dans l'autos, le soi.
Une salle de jeux à l'hôpital pour enfants, 1921.
Quel est le legs d'Hans Asperger aujourd'hui ?
Je crois que les gens établissent trop souvent une hiérarchie entre les personnes souffrant de troubles du spectre autistique. Même si le syndrome d'Asperger n'est plus reconnu comme un diagnostic médical (ndlr : le DMS5 – la dernière édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, une Bible mondiale – préfère distinguer diverses formes de sévérité dans le concept plus vaste de « trouble du spectre autistique »), on continue à utiliser le terme Asperger d'un point de vue social, pour décrire ceux qui sont considérés comme capables de s'intégrer dans la société, d'avoir un emploi... ou même doués de capacités « supérieures ».
À l'inverse, les individus autistes sont perçus comme handicapés et ayant besoin d'être soignés. Même si les gens n'utilisent pas le label Asperger, d'autres étiquettes restent courantes : autistes à bas, moyen et haut niveau de fonctionnement. Cette approche hiérarchique se nourrit de l'anxiété entourant l'intégration de nos enfants dans un monde perfectionniste et qui change rapidement. Nous projetons un spectre double, maintenant la distinction d'Asperger entre ceux qui pourraient être assimilés et les autres.
Le « service de plein air » sur le toit-terrasse de l'hôpital pour enfants, 1921.
Vous faites un parallèle osé entre le « régime du diagnostic » du temps d'Asperger et notre époque où les diagnostics de l'autisme et d'autres troubles sont en plein essor. Qu'est-ce que cela dit de notre société ?
Je trouve fascinant que les idées d'Asperger sur l'autisme soient devenues populaires au milieu des années 1990, une décennie qui semble avoir engendré son propre genre de régime du diagnostic, où le fait de scruter de plus en plus à la loupe nos enfants a conduit à multiplier les étiquettes pathologiques.
Les pressions grandissantes de l'éducation parentale, du système de santé mentale et de l'école ont conduit à imposer des normes plus élevées en matière de développement des enfants. L'échec des jeunes à les atteindre a nourri l'essor des diagnostics psychiatriques, les plus notoires étant les troubles de déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), ce qui a créé une génération d'enfants sous traitement médicamenteux comme la Ritaline.