Sous les glaciers, les vestiges
Avec la fonte des glaces, tout un patrimoine archéologique refait surface, qui éclaire de façon inédite la fréquentation de la haute montagne à travers l’histoire.
Vestiges militaires (abris en pierres sèches) du début du XXe siècle, Dammastock (Alpes suisses, 3500 m alt.).
En haute montagne, le changement climatique est devenu l’auxiliaire inattendu des archéologues. Avantage collatéral du réchauffement, la fonte des glaciers dévoile des milliers de vestiges emprisonnés jusqu’alors sous leur surface. « Sur le plan scientifique, c’est une aubaine, car ces vestiges apportent une information nouvelle tout à fait exceptionnelle. Du point de vue de la conservation du patrimoine, en revanche, cela impose des opérations assez délicates », résume l’archéologue préhistorien Philippe Curdy, ancien conservateur au musée d’histoire du Valais, en Suisse. Car si la glace représente le meilleur milieu de conservation du patrimoine archéologique, les objets qu’elle libère de sa gangue se dégradent très rapidement à l’air libre.
Pièce de harnachement en cuir et en textile datant des XVIe-XVIIIe siècles, découverte sur le glacier du Théodule à Zermatt (VS).
L’archéologie glaciaire, selon le terme consacré forgé dans les années 1990, est une course contre la montre qui se joue dans plusieurs régions du monde. Les glaces du sud de la Norvège abritaient de nombreux fragments d’armes vikings tandis que celles de l’Alaska et du Yukon, en Amérique du nord, ont relâché quantité d’armes préhistoriques (javelots, arcs, flèches…). Mais c’est dans les Alpes que la moisson a été la plus riche, par la diversité des vestiges mis au jour. Ötzi, la célèbre momie datée entre 3500 et 3100 av. J.-C., découverte en 1991 en Autriche, reste la pièce la plus exceptionnelle.
Côté Alpes suisses, le glacier du col du Théodule a livré la deuxième dépouille glaciaire la plus ancienne d’Europe, datée du début du XVIIe siècle. Baptisé le mercenaire, en raison du pistolet et de l’épée retrouvés à ses côtés, l’individu serait moins un soldat qu’un gentilhomme ou un marchand aisé, l’analyse des restes ayant révélé des habits luxueux et des armes d’apparat. Mais depuis la canicule de 2003, un site en particulier focalise l’attention des archéologues suisses, le col du Schnidejoch, dans les Alpes bernoises, où ont refait surface des artefacts qui vont de la préhistoire au Haut Moyen Âge. Parmi eux, un bol en bois vieux de 6 500 ans, des jambières et mocassins en cuir et une cape en fibres végétales d’environ 4 800 ans, une fibule en bronze et des clous de chaussures romains, ainsi que des fragments de tissus et de cuir médiévaux.
Ces découvertes ont révélé la fréquentation de la très haute montagne par les hommes du néolithique, alors que les abris sous roche et les traces d’activité connus jusqu’à présent pour la période ne dépassaient pas 2 000 à 2 500 m. Les hautes altitudes, du reste, n’ont pas joué le rôle de simples lieux de passage. Elles ont aussi été le théâtre d’une exploitation des ressources naturelles. En témoigne un fragment de pic en bois de cerf destiné à extraire le cristal de roche, utilisé par un prospecteur il y a 8 500 ans et trouvé à 2 830 m par un homologue du XXIe siècle dans les Alpes suisses orientales. Quelle que soit l’époque, les vestiges soulignent aussi l’adaptation des hommes aux conditions hostiles du milieu montagnard.
Prélèvement d'ossements de mulets sur le glacier du Théodule à Zermatt (VS).
Côté français, l’archéologie glaciaire en est encore à ses balbutiements. Les prospections se concentrent sur une poignée de cols d’une vallée de la commune de Bessans, en Savoie. Le préhistorien Éric Thirault, directeur du département d’Histoire de l’Art et d’Archéologie de l’Université Lumière Lyon 2, y dirige les campagnes. Il les a initiées suite à la découverte, en 2003, par un alpiniste, d’une statue en bois, qui pourrait être un saint tenant un calice. « Les textes historiques attestent qu’il s’agit d’une zone de passage, mais ils ne remontent pas avant le XIVe siècle, explique l’archéologue.
Les prospections ont eu lieu sur deux cols, le Colerin et l’Autaret. Nous avons trouvé plusieurs centaines de morceaux de bois (certains coupés en fagot pour le chauffage, ou travaillés comme éléments de matériel de portage pour les hommes ou les animaux), des fragments de chaussures en cuir, des os de chèvre et des tessons de céramique. Les plus anciens vestiges datent de 800 ans av. J.-C. jusqu’à la conquête romaine, vers l’an 0, puis on ne trouve plus rien avant l’an mil. »
Outil en fer (émondoir) datant des XIe-XIIIe siècles, découvert au col de Cleuson (Nendaz/Bagnes; VS).
Pareilles campagnes de prospections restent cependant rares dans le massif alpin. Compte tenu de l’étendue des sites englacés et de leur difficulté d’accès, « 98% des découvertes sont le fait de randonneurs », note Philippe Curdy. Ce qui soulève un certain nombre de défis. Outre l’extrême fragilité des vestiges à l’air libre, figure aussi le risque de manipulation malheureuse. Ötzi est à cet égard un cas d’école. La vénérable dépouille, prise au départ pour le cadavre d’un alpiniste du XXe siècle par le médecin légiste dépêché sur place, a été endommagée alors qu’elle était dégagée de la glace au marteau piqueur.
La Suisse a pris les devants en misant sur une vaste politique de sensibilisation. « Il fallait communiquer avec le public montagnard, les guides et les randonneurs. Les services archéologiques cantonaux distribuent des flyers dans les refuges et les clubs alpins, indiquant de ne pas toucher les objets. Ils sont aussi en train de mettre en place un site internet où les randonneurs pourront poster des photos de ce qu’ils auront vu », précise Philippe Curdy. Les forces de l’ordre ont aussi été briefées. En cas de découverte d’un corps, la police cantonale doit se déplacer avec un archéo-anthropologue.
Prospection dans la région du Col Collon.
En France, en revanche, tout reste à faire. « Il n’y a pas vraiment de prise de conscience administrative officielle, pas de volontarisme en matière de prospections, qui relèvent d’initiatives personnelles, ni de politique de sensibilisation des usagers de la montagne. Or ils sont aux premières loges pour faire des découvertes et transmettre l’information », insiste Éric Thirault. On est vraiment dans une archéologie d’urgence, de sauvetage, c’est maintenant qu’il faut agir. Ma génération verra la fin des cols englacés et de cette archéologie-là. »