Civilisations précolombiennes : la fin du mythe de la forêt vierge
L'Amazonie a longtemps été vue comme une page blanche, une forêt vierge impénétrable, où n’avaient vécu que quelques tribus de chasseurs-cueilleurs primitifs. On sait aujourd'hui que cette représentation relève du contresens historique.
Dans le parc de Chiribiquete en Amazonie colombienne émergent des centaines de formations rocheuses, appelées tepuyes, abritant des peintures rupestres millénaires. Cette immense région a été classée par l’UNESCO au patrimoine mondial de l’humanité en 2018.
L’Histoire précolombienne de l’Amérique du Sud s’est longtemps résumée à celle des Andes et de la Mésoamérique. Éclipsée par les ruines monumentales des anciennes civilisations incas, mayas ou aztèques, l’Amazonie faisait figure de page blanche, une forêt vierge impénétrable, où n’avaient vécu que quelques tribus de chasseurs-cueilleurs primitifs. Or, cette représentation relève du contresens historique.
Ces dernières décennies, les fouilles archéologiques menées dans la région ont révélé une tout autre réalité. Les Amérindiens ont façonné les basses terres amazoniennes pendant des millénaires. À la veille de l’arrivée des Européens, ils étaient 8 à 10 millions à peupler la zone, avant que les maladies des colons n’emportent 90 % d’entre eux et que la végétation tropicale n’engloutisse leur empreinte.
Stéphen Rostain est l’un de ceux qui font parler les vestiges ténus enfouis dans la forêt. Directeur de recherche au CNRS, il est un pionnier de l’archéologie amazonienne, à laquelle il a consacré plusieurs ouvrages, dont le dernier, Amazonie, l’archéologie au féminin, paraîtra en septembre. Entretien.
Les découvertes archéologiques de ces trente dernières années ont radicalement changé l’idée que l’on se faisait de l’Amazonie précolombienne. On sait désormais qu’elle était densément peuplée et largement domestiquée. Quelle est l’origine de cette évolution ?
C’est plus qu’une évolution, c’est une révolution. Pendant presque tout le XXe siècle, la science archéologique a suivi un paradigme : la forêt amazonienne est un milieu extrême, qui a forgé la nature des sociétés qui l’ont occupée. Les archéologues considéraient donc qu’il n’y avait rien à chercher dans cette région du monde. Et ce préjugé va plus loin encore. On sait que les Mayas et les Incas actuels n’ont pas grand-chose à voir avec leurs ancêtres précolombiens, car leurs empires ont connu un déclin vertigineux en raison de l’impact bactériologique de l’invasion européenne. Or, on est incapable d’imaginer que les Amérindiens d’Amazonie aient pu eux aussi vivre fastueusement avant l’arrivée des Occidentaux.
En 1989, j’ai survolé la côte de la Guyane française en ULM et j’ai découvert des milliers de petites buttes disposées en damier dans les marécages, sur des dizaines de milliers d’hectares. J’ai mis 25 ans à prouver qu’il s’agissait de champs surélevés. Depuis, on a trouvé des structures agricoles comparables en Colombie, au Venezuela, en Bolivie et en Équateur. Les plus vastes, dans le bassin du San Jorge, en Colombie, s’étendent sur 90 000 hectares.
Champs surélevés précolombiens de la plaine côtière de Guyane française.
Outre ces champs surélevés, comment les populations précolombiennes ont-elles aménagé les basses terres d’Amazonie ?
Elles ont creusé ou surélevé le sol un peu partout à des fins agricoles mais aussi résidentielles, cérémonielles et funéraires. La vallée de l’Upano, dans le sud de l’Équateur, abrite le site le plus important. Plusieurs milliers de monticules d’habitation, datant de 2000 à 2500 ans, sont répartis sur 250 km2. Les Amérindiens ont également créé des fossés, des canaux, des réservoirs, des digues mais aussi un spectaculaire réseau de chemins et de chaussées surélevées. Il ne faut pas survaloriser le rôle des fleuves. Les Occidentaux ont exploré l’Amazonie grâce à eux, mais pour les Amérindiens, ils n’étaient pas le moyen exclusif ni forcément favori de déplacement. Les populations des aires interfluviales étaient des marcheurs.
Dans le haut Xingu, au Brésil, par exemple, les routes faisaient jusqu’à 40 m de large et dans l’Upano, des chemins de 8 m de profondeur et de 12 m de large connectaient les tertres. Dans les années 1980, on était moins de dix à faire de l’archéologie en Amazonie. Mon plus proche voisin était à 2 000 km de moi. Depuis les années 2000, le nombre d’archéologues a explosé. Nous sommes plus de deux cents à fouiller la région. Chacun a révélé des structures, certaines discrètes, comme de simples fossés défensifs, d’autres immenses, tels les géoglyphes à la frontière du Brésil et de la Bolivie, qui correspondent à des fossés cérémoniels.
Parallèlement, on a aussi découvert de la terra preta le long de l’Amazone. Elle est le résultat d’une occupation très dense et très longue de ses rives, qui a modifié chimiquement et mécaniquement la nature du sol tropical, plutôt acide et pauvre naturellement, par des apports en charbon, en déchets de nourriture et en rejets humains.
Peintures rupestres du site de La Lindosa en Amazonie colombienne.
À quoi ressemblaient ces sociétés précolombiennes ?
Il faut imaginer une Amazonie avec un réseau dense de chemins de toutes sortes associés à des établissements de taille très variée, allant de petits villages semi-nomades à de grandes implantations d’agriculteurs sédentaires. Il y avait sans doute aussi une multitude d’organisations politiques : des groupes égalitaires, des chasseurs nomades sans chef, de grandes cités. Quand on pense à l’Amazonie, il faut penser méga-diversité. Encore aujourd’hui, la région compte plus de trois cents langues parlées et une soixantaine de familles linguistiques différentes. Par comparaison, il y a seulement une vingtaine de langues en Europe, souvent séparées par des barrières physiques. Or, ce schéma ne s’applique pas dans le cas amazonien. On change de langue au coin d’un bois.
Ce n’est pas la nature qui a imposé cette variété, mais les Amérindiens qui l’ont favorisée. Leur monde devait être mouvant, gouverné par des relations opportunistes, une alternance d’épisodes de guerre et de paix, des échanges commerciaux et des phénomènes de spécialisation des groupes amérindiens. Les premières chroniques européennes mentionnent ainsi l’existence d’une grande foire annuelle au curare sur le moyen Orénoque, qui réunissait des populations spécialisées dans sa fabrication. On a également découvert des vestiges de ces échanges, comme des céramiques venues des Andes dans l’Upano ou des spondyles, des coquillages originaires de la côte équatorienne, retrouvés au fond de la forêt amazonienne. Avec leurs bords orange, rouges vifs ou violets, ces derniers ont pu être utilisés comme objets de prestige.
Figurine de pierre polie de la région d’Obidós, en aval du fleuve Amazone au Brésil. Ce type d’objet a pu servir lors de l’inhalation de psychotropes.
L’Amazonie a aussi été le terreau d’innovations insoupçonnées. Quelles sont les principales ?
La céramique tout d’abord. On pensait qu’elle avait été inventée en Amérique il y a 3500 ans sur la côte pacifique. Or, on a retrouvé des poteries bien plus anciennes dans le bas Amazone, vieilles de 5000 à 7000 ans. Beaucoup de plantes ont aussi été domestiquées dans la région. Une étude récente en dénombre 86, dont le cacao, domestiqué en Amazonie équatorienne il y a 5000 ans, alors qu’on croyait jusqu’à récemment qu’il l’avait été au Guatemala il y a 3 500 ans.
En 2018, l’Unesco a inscrit pour la première fois un site archéologique amazonien au patrimoine mondial, le parc national de Chiribiquete, dans la forêt colombienne. Ce classement témoigne-t-il d’un intérêt nouveau pour les vestiges de la région et présage-t-il d’une vraie volonté de les protéger ?
Chiribiquete est un site stupéfiant, avec des parois en plein air ornées de peintures rupestres qui ont au moins 10 000 ans. Elles représentent des mythes originels et sont extraordinairement bien conservées. Cela fait longtemps que je plaide pour la patrimonialisation de ce site et d’autres en Amazonie, mais il y a peu de volonté politique.
Les États concernés ont d’autres priorités ou font preuve d’un désintérêt total. Or, la déforestation met à nu des vestiges qui ne sont plus protégés par le couvert forestier et qui risquent d’être victimes de pilleurs. Les activités minières sont aussi extrêmement destructrices. De plus, l’Unesco a pu constater qu’il est impossible de préserver un site sans l’implication des populations locales. Le patrimoine de l’Amazonie risque d’être détruit d’autant plus facilement que l’on est en train de violer les droits des Amérindiens et de les chasser de leurs terres.