Esclaves sexuelles : une vérité qui dérange au Japon
Témoignages et archives détaillent le système mis en place par l’État japonais pour fournir à ses soldats des relations sexuelles durant la Seconde Guerre mondiale. Des faits que le gouvernement actuel tente de minimiser.
Une jeune Chinoise venant d'un centre de « femmes de réconfort » attend d'être interrogée dans un camp à Rangoun (8 août 1945).
« Quand j'avais 17 ans, en 1936, le chef de notre village est venu chez nous et m'a promis de m'aider à trouver un emploi dans une usine. Parce que ma famille était très pauvre, j'ai accepté avec plaisir cette offre d'emploi bien rémunéré. J'ai été emmenée à la gare dans un camion japonais où une vingtaine d'autres filles coréennes attendaient déjà. Nous avons été mises dans le train, puis dans un camion et après quelques jours de voyage, nous avons atteint une grande maison sur la rivière Mudinjian en Chine. Je pensais que c'était l'usine, mais j'ai réalisé qu'il n'y avait pas d'usine. Chaque fille s'est vu attribuer une petite chambre avec un matelas de paille pour dormir, avec un numéro sur chaque porte.
Après deux jours d'attente, alors que je ne comprenais pas ce qui m'arrivait, un soldat japonais en uniforme de l'armée, portant une épée, est venu dans ma chambre. Il m'a demandé « vas-tu obéir à ce que je te dis ou pas ? » Puis il m'a tiré les cheveux, m'a mise à terre et m'a demandé d'ouvrir mes jambes. Il m'a violée. Quand il est parti, j'ai vu qu'il y avait 20 ou 30 autres hommes qui attendaient à l'extérieur. Ils m'ont tous violée ce jour-là. A partir de là, chaque nuit, j'ai été agressée par 15 à 20 hommes. »
Ce témoignage d’Hwang So Gyun, âgée de 77 ans, est l’un de ceux publiés en 1996 dans le rapport des Nations Unies intitulé La République de Corée et le Japon sur la question de l'esclavage sexuel militaire en temps de guerre. Aujourd’hui, 75 ans après les faits, ces esclaves sexuelles majoritairement coréennes et chinoises, mises au service de l’armée nippone durant la Seconde Guerre mondiale, demandent toujours excuses et réparation officielles au Japon. Alors que le gouvernement japonais reste fermé à leurs revendications, une série d’études basées sur des archives, retrouvées notamment en Chine, ont été publiées en décembre 2019 et donnent de nouveaux détails sur les responsabilités de l’État nippon.
Depuis 1992 la « manifestation du mercredi » a lieu en Corée du Sud chaque mercredi midi devant l'ambassade du Japon à Séoul, pour obtenir justice et réparation du gouvernement japonais pour le système d'esclavage sexuel mis en place pendant la Seconde Guerre mondiale et dont les victimes sont connues sous le nom de « femmes de réconfort ».
L’un des enjeux de ces études est notamment de démontrer le caractère criminel et l’implication du Japon dans l’organisation de ces « bordels » déployés à travers l'Est de l'Asie et accueillant des femmes qui « confortent et consolent » les militaires, selon l’euphémisme du terme nippon 慰安婦 ianfu. Car malgré les témoignages, « à partir du milieu des années 1990, les forces politiques japonaises de droite au gouvernement et dans les universités ont mené une campagne anti-excuses et anti-réparation, arguant que les « femmes de réconfort » ne sont pas entrées au service [des militaires] contre leur volonté et / ou par la force, et que l'armée japonaise n’était pas directement impliquée dans l'opération », écrit le chercheur Q. Edward Wang en guise d'introduction aux nouvelles études de la publication Chinese studies in history.
Su Zhiliang, directeur du Centre pour l’étude des « femmes de réconfort » à l’Université normale de Shanghai et auteur d'une partie de ces nouvelles publications, a analysé les archives de l’armée de Guandong, le groupe armé le plus important des troupes impériales japonaises, récemment mises à disposition par la province chinoise de Jilin. Ce n’est que grâce à la précipitation des militaires à battre en retraite alors que la guerre était perdue, que tous les documents ne furent pas détruits mais enterrés dans une fosse au centre de commandement de la police militaire.
Ils démontrent d’abord que, contrairement aux dires des politiciens conservateurs, les militaires ont effectivement établi un réseau de « bordels » très étendu notamment pour éviter « les débordements » des soldats. Le chef d'état-major adjoint Uemura Toshimichi, de l'armée expéditionnaire de Shanghai, a ainsi noté dans son journal le 28 décembre 1937 : « en raison du nombre croissant d’actes illégaux commis par les troupes, […] il y a eu des délibérations sur la proposition du chef de la deuxième section concernant la question de l’ouverture de "postes de réconfort" à Nanjing. »
Ces « bordels » faisaient l’objet de rapports statistiques précis indiquant le nombre de nouvelles « stations de réconfort » installées, l’évolution du ratio soldats / femmes ou encore la nationalité des femmes présentes. Les 109 « femmes de réconfort » du Zhenjiang devaient par exemple « accueillir » 15 000 soldats, soit une femme en moyenne pour 137 soldats. « A Danyang, en raison d'une grave pénurie de "femmes de réconfort", avec seulement 6 personnes à l'époque, le rapport indiquait explicitement qu'il serait nécessaire de "recruter des femmes de confort locales sur place" », écrit aussi Su Zhiliang.
Les soldats recevaient des sortes de tickets de rationnement pour bénéficier de ces « services sexuels » et dans une lettre d’un soldat censurée et gardée par l’armée, on peut lire que les « bordels » militaires étaient « un endroit de divertissement très important pour les soldats vivant au camp ». Certains étaient toutefois habités d’un profond désespoir. En 1941, Kitahori Koji, des forces armées du Yuantian, écrit dans une autre lettre censurée : « Cette année, j'ai commencé à boire cinq ou six litres. Et je me suis abandonné à la dissipation, en visitant les femmes coréennes dans la maison de la zone de guerre P (ndrl : station de réconfort) [...] J'ai contracté une maladie. [...] Bien que je me plaigne et pleure, il n'y a rien à faire : j’ai dit partout que je ne chercherai plus jamais à les voir, pourtant je retourne encore et toujours dormir avec les femmes coréennes, et maintenant que j'écris cette lettre, je sens que je suis un imbécile. »
De très nombreux documents de l’armée rendent compte des violences infligées aux femmes dans ces « bordels ». Selon l’étude, les troupes japonaises à Java ont par exemple fréquemment fait irruption dans les « postes de réconfort » après avoir bu à l'excès, et ont battu et violé les femmes qui s'y trouvaient. Autre exemple de fait rapporté, le 27 février 1945, le premier lieutenant Kosho Kiho Kou Hou, en poste à Laoheishan, a été inculpé dans un « poste de réconfort » militaire dans un état d'ébriété et a commis des atrocités contre les femmes en brandissant un couteau.
Les témoins silencieux, Séoul.
De plus, alors que les « bordels » militaires côtoyaient à l’époque d’autres types d’établissements de prostitution privés, les femmes placées dans les premiers devaient suivre les mouvements des troupes et étaient déménagées en conséquence. Elles faisaient aussi l’objet d’un suivi gynécologique hebdomadaire obligatoire alors que l’armée essayait, avec peu de succès, d’endiguer la propagation de maladies vénériennes. Les soldats, selon les témoignages, n'utilisaient que très peu les préservatifs fournis par l’armée.
Et si aucun document militaire analysé pour l’étude ne rapporte explicitement que les femmes subissaient des actes sexuels contre leur volonté, des viols, à longueur de journée, la coercition des femmes coréennes au moins, elle, est rapportée. Un soldat japonais de Heihe écrit ainsi, « l'effectif des troupes au "poste de confort" n'est que de 20 personnes, toutes Coréennes, toutes soumises aux contraintes de la loi de mobilisation nationale. »
La loi de mobilisation nationale du Japon (Kokka Sodoin Ho) a été adoptée en 1938 pour contrôler l'utilisation des ressources humaines et matérielles à des fins de défense nationale en temps de guerre, explique Su Zhiliang dans l’étude. À l'époque, la Corée était une colonie japonaise et les Coréennes étaient enrôlées de force comme « femmes de réconfort ».
Établir et maintenir ce système d’esclavage sexuel demandait l’octroi de fonds importants de la part du gouvernement japonais. Fonds dont Su Zhiliang a aussi retrouvé des traces. En particulier, une retranscription téléphonique concernant un accord des autorités militaires japonaises pour remettre une énorme somme de 530 000 yens japonais via la Banque centrale de Mandchoukouo sur une période de quatre mois pour le recrutement de « femmes de réconfort ».
Ces nouveaux éléments sont essentiels pour prouver l’implication directe du Japon dans ce système d’esclavage sexuel. Pour autant, Edward Vickers, professeur britannique à l’université de Kyushu University (Japon) travaillant notamment sur les politiques de représentations des esclaves sexuelles en temps de guerre en Asie de l’Est, pointe qu’il y a peu de chance que la position du gouvernement japonais évolue.
Statue située au musée qui a été fondé sur l'ancien site d'une station de "femmes de réconfort" dans l'allée Liji de la ville de Nanjing, province du Jiangsu, Chine.
Une partie des politiciens aujourd’hui en poste au Japon, dont le premier Ministre Shinzo Abe, sont en effet les descendants directs des officiers en charge à l’époque de la colonisation japonaise. Officiers qui n’échappèrent à une condamnation en tant que criminels de guerre que parce que les Américains souhaitaient utiliser leur influence pour renforcer le bloc anti-communiste au Japon, explique le professeur.
Et, alors que les années 1990 ont été le théâtre d'une ouverture politique sur le sujet et notamment des excuses et le versement de réparations financières officielles pour l’ensemble des exactions commises par le Japon, les années suivantes ont connu l’inverse avec des ultra-conservateurs essayant de verrouiller complètement le sujet. « La mention des "femmes de réconfort” a ainsi totalement disparu des livres d’histoire au Japon et dès qu’une commémoration, une publication ou un événement les concernant a lieu, le gouvernement japonais émet automatiquement une protestation officielle via ses ambassades ou ses consulats », explique Edward Vickers. Osaka a par exemple rompu son jumelage avec San Francisco du fait de la création d’une statue commémorative.
En 2015, un accord avec le gouvernement sud-coréen stipulait qu’en échange de l'équivalent de 8,8 millions d'euros versés à une fondation coréenne créée pour aider les anciennes esclaves sexuelles, les deux pays s’engageaient à s’abstenir dorénavant de toute accusation ou critique sur la question au sein de la communauté internationale, accord qui n’a pas satisfait une bonne partie des victimes.
Quant à la Chine, « depuis qu’il s’est rapproché du Japon suite aux sanctions économiques américaines, le Parti communiste ne veut plus entendre parler des revendications des anciennes esclaves sexuelles et n’hésite pas à faire annuler tout événement s’y rapportant, notamment des conférences réunissant les scientifiques sur le sujet », pointe Edward Vickers.
Bien peu d’espoirs donc pour que les victimes restées en vie en Chine obtiennent une quelconque réparation. Selon le chercheur Su Zhiliang, elles ont maintenant atteint l'âge moyen de 94 ans.