Beyrouth a déjà été détruite et reconstruite. Comment se reconstruira-t-elle cette fois ?
Il y a un mois, la capitale libanaise était le théâtre d'une violente explosion. Face à la reconstruction imminente de leur ville, les résidents luttent pour préserver son patrimoine.
La fenêtre d'un appartement dévasté du quartier Geitawi de Beyrouth, au Liban, encadre le port de la ville, épicentre d'une terrible explosion survenue le 4 août dernier. D'après le dernier bilan, cette catastrophe aurait coûté la vie à 191 personnes et endommagé plus de 6 000 immeubles.
Alors que Beyrouth entamait sa reconstruction après 15 années de guerre civile, Joseph et Nijmeh Erdahy posaient les fondations d'un autre projet, celles de leur vie de famille. Nous sommes en 1991, et les jeunes mariés se décident à louer un appartement au rez-de-chaussée d'un immeuble en grès du quartier Achrafieh, à l'est de la capitale libanaise, juste à côté de l'hôpital où Nijmeh exerce en tant qu'infirmière.
Ils y vivront trente ans, jusqu'au jour où une montagne de nitrate d'ammonium dangereusement stockée dans le port de Beyrouth finira par exploser, le 4 août 2020. Ce jour-là, le souffle de l'explosion n'a fait qu'une bouchée des murs et fenêtres de l'appartement du couple Erdahy.
Sous le choc, mais indemnes, Joseph et Nijmeh ont alors récupéré ce qu'ils pouvaient dans les décombres et sont allés vivre chez le frère de Joseph avec Elie, leur fils handicapé de 24 ans. Depuis, ils ont emménagé temporairement dans un studio et n'ont aucune idée de ce que leur réserve l'avenir.
« Nos enfants ont vécu toute leur vie dans cette maison, témoigne Jospeh. Tout ce pour quoi ma femme et moi avons tant travaillé a été réduit à néant en une minute — boum, plus rien. »
Leur maison fait partie des 6 000 bâtiments endommagés ou détruits par le souffle de l'explosion, parmi lesquels figurent notamment 640 édifices construits sous le règne ottoman qui avaient survécu à la Première Guerre mondiale, à la période coloniale du mandat français ayant précédé l'indépendance du Liban en 1943 puis à la période moderniste avant 1971. L'explosion a fait au moins 191 morts, plus de 6 500 blessés et près de 300 000 déplacés. Dans le sillage de l'explosion, les tensions ont été exacerbées par un nouveau pic de l'épidémie de coronavirus.
Parmi les édifices touchés figurent également des monuments culturels célèbres, comme le musée Sursock et le palais Sursock voisin. Dans les quartiers branchés de Gemmayzé et de Mar Mikhael, bon nombre de vieilles bâtisses avaient été rénovées et accueillaient désormais cafés, bars et restaurants populaires auprès des touristes comme des résidents. Mais la plupart étaient des logements.
Ces immeubles avaient échappé à la guerre civile, au conflit israélo-libanais de 2006, à la spéculation immobilière débridée et au redéveloppement urbain de ces dernières années. Aujourd'hui, alors que le Liban se prépare à lancer le processus de reconstruction, les architectes, activistes, universitaires et habitants de la capitale s'organisent pour garantir qu'il préserve l'histoire et l'architecture des quartiers dévastés par l'explosion, ainsi que le droit pour les familles, comme celle des Erdahy, d'y reloger.
« Je ne pense pas que le danger provienne de la reconstruction physique, » déclare Christine Mady, présidente du département d'architecture de l'université Notre-Dame de Louaizé, au Liban. « Mais plutôt de la perte du tissu social qui existe dans ces rues. »
DESTRUCTION ET RECONSTRUCTION
Après la guerre civile, le gouvernement libanais n'était pas en position de financer la reconstruction de Beyrouth. Le destin de cette ville autrefois trépidante a donc été mis placé entre les mains d'une société privée, Solidere, liée à l'ex-Premier ministre Rafiq Hariri.
Le lendemain de l'explosion, alors que les secours fouillent les décombres à la recherche de survivants, une femme s'aventure dans son appartement dévasté du quartier de Gemmayzé.
À en croire les critiques, le plan de reconstruction alors mis en place aurait fait abstraction de l'histoire du centre-ville et transformé ses marchés et ses lieux publics jadis pleins de vie, où se croisaient toutes les classes de la population, en un complexe d'immeubles immaculés abritant des boutiques haut de gamme flanquées d'artères bondées entravant la circulation des piétons. Les quelques sites historiques restants, tels que le Grand Théâtre construit dans les années 1920 ou l'ancien siège du journal francophone L'orient, datant de la même période, ont aujourd'hui perdu de leur superbe et restent inaccessibles en raison de leur état d'abandon et de délabrement.
« Le cœur de la ville a toujours été dynamique et hétéroclite, » rapporte Howayda al-Harithy, professeure d'architecture et d'aménagement urbain à l'université américaine de Beyrouth et directrice de recherche au Beirut Urban Lab. Mais aujourd'hui, poursuit-elle, « c'est une ville fantôme car le centre est devenu un espace pour l'élite. Personne d'autre n'a les moyens d'y accéder, ce qui est largement démontré par le fait qu'il reste en grande partie vide. »
En revanche, ajoute Harithy, les quartiers périphériques, ceux aujourd'hui touchés par l'explosion, ont gardé une « certaine diversité. » Même si la plupart sont à l'origine chrétiens, ils ont attiré ces dernières années une population venue d'horizons différents, notamment des réfugiés syriens ou des touristes, des journalistes et des travailleurs humanitaires internationaux.
« Ces quartiers séduisent autant les jeunes artistes que les familles qui vivent ici depuis 70 ou 80 ans, et ils disposent de nombreux logements accessibles aux groupes à faible revenu. Il ne faudrait pas perdre cela, » précise Harithy.
Président de l'Ordre des ingénieurs et architectes de Beyrouth, l'organisme qui conduit actuellement une évaluation des dégâts infligés par l'explosion sur les bâtiments, Jad Tabet faisait partie des contestataires en faveur de la préservation de l'histoire du centre-ville lors de la reconstruction d'après-guerre.
« Mais puisque c'était la fin de la guerre, le peuple voulait se tourner vers l'avenir, » explique-t-il. L'idée du projet de Solidere était, d'après Tabet, de « faire de Beyrouth un centre financier, un centre d'affaires. Ça n'a pas marché et Dubaï est en train de devenir ce que Beyrouth était censé être. »
URBANISME À HAUT RISQUE
Selon Tabet, il est peu probable qu'un nouveau projet de l'envergure de Solidere voit le jour dans le sillage de l'explosion, pour des raisons économiques, mais aussi parce que la préservation des sites historiques a suscité un regain d'intérêt ces dernières années
Parmi les quelque 6 000 bâtiments endommagés figure le palais Sursock, un édifice chargé d'histoire construit au 19e siècle dans le quartier d'Achrafieh.
« En une fraction de seconde, tout était à nouveau détruit, » témoigne le propriétaire du palais Sursock, Roderick Sursock, debout au milieu de l'une des multiples pièces. Le palais a également été endommagé pendant la guerre civile du Liban. Sa mère, Lady Yvonne Sursock Cochrane, est morte des suites des blessures causées par l'explosion.
Cependant, de nombreux résidents redoutent la destruction désordonnée de l'histoire de la ville entraînée par la spéculation immobilière qui avait déjà entamé une refonte des quartiers historiques de Beyrouth avant l'explosion.
Mona Fawaz du Beirut Urban Lab nous informe que lors d'une enquête menée en 2018, ses collègues chercheurs ont constaté que 350 permis de démolition avaient été déposés au cours des 15 dernières années dans les secteurs aujourd'hui touchés par l'explosion.
Alors que les démolitions et les constructions ont enregistré un ralentissement ces dernières années en raison de la récession économique accablant le pays suite à l'effondrement de son système financier, les citoyens souhaitant à tout prix retirer leur argent des banques ont commencé à investir dans l'immobilier.
« Nous avons vraiment peur de perdre notre patrimoine, car certains individus souhaitent tirer profiter de cette catastrophe, » affirme Grace Rihan Hanna, une architecte spécialisée dans la restauration qui est entrée en collaboration avec un groupe d'autres spécialistes du domaine pour évaluer les dégâts infligés aux bâtiments historiques et mettre au point un plan de réhabilitation.
Pour cela, ils ont visité diverses habitations, comme celle de Bassam Bassila, photographe et chauffeur de taxi qui habite toujours la maison construite à l'époque ottomane du quartier d'Achrafieh dans laquelle il a grandi. L'explosion a soufflé les élégantes fenêtres en triplet ainsi que la façade de la maison, transformant le salon de Bassila en une terrasse à ciel ouvert. Les blocs de grès qui composaient le mur effondré jonchent aujourd'hui le sol à l'avant du balcon, lui-même séparé du reste de la maison par un dangereux précipice, ce qui n'empêche pas la rangée de plantes de s'y dresser comme si rien ne s'était passé.
Avant l'explosion, rapporte Bassila, il avait refusé la proposition du propriétaire d'un gratte-ciel voisin qui souhaitait lui racheter ses parts après avoir fait l'acquisition du rez-de-chaussée de l'immeuble où vit Bassila.
Pour le moment, Bassila ne dispose pas des fonds nécessaires pour financer la réparation de sa maison, il attend de voir quels financements extérieurs lui seront proposés. D'ici là, il ne bougera pas, avec ou sans façade.
« C'est ma maison de famille. Je suis né ici, mon père est né ici en 1901 et nous avons toujours vécu ici ensemble… Je ne peux pas partir, » confie-t-il. Hormis mon attachement personnel à cet édifice, ajoute-t-il, il est important que « le peuple se souvienne de l'existence de ce somptueux patrimoine. »
AU SECOURS DU PATRIMOINE
Cette fois, la reconstruction de la ville pourrait bien être différente.
Des échafaudages soutiennent le plafond d'une maison libanaise traditionnelle au bord de l'effondrement.
Dans le quartier d'Achrafieh, les fenêtres brisées et d'autres dégâts témoignent de la puissance de l'explosion qui a fait près de 300 000 personnes déplacées.
Le Conseil supérieur de l'urbanisme a désigné la zone affectée par l'explosion comme étant « en cours d'étude », ce qui limite les transactions immobilières et les nouvelles constructions, au moins pour le moment, une décision saluée comme une victoire par les défenseurs du patrimoine.
L'UNESCO a organisé une levée de fonds visant à récolter au moins une partie de la somme de 500 millions de dollars jugée nécessaire pour restaurer les sites culturels.
Parallèlement, une collaboration entre le groupe dont fait partie Hannah, la Direction générale des Antiquités au Liban et d'autres organismes a lancé le projet Beirut Built Heritage Rescue 2020 afin d'évaluer les dégâts subis par les bâtiments historiques et stabiliser ceux risquant de s'effondrer jusqu'à la mise en place d'un plan de restauration et d'un programme de financement autorisant des réparations plus exhaustives. À l'heure actuelle, le groupe a évalué l'état de 350 bâtiments, dont plus de 90 au bord de l'effondrement.
Le Beirut Urban Lab et d'autres groupes veillent à ce que les résidents des zones affectées aient leur mot à dire dans les futurs plans de reconstruction. En outre, l'Institut Issam Fares de l'université américaine de Beirut a lancé un projet visant à surveiller le processus de restauration et de reconstruction en collaboration avec deux ONG, la Lebanese Transparency Association et Transparency International.
Cela dit, le retour des familles déplacées dans leur logement s'annonce difficile à garantir, et ce, même pour les bâtiments n'ayant subi que des dégâts mineurs. En effet, bon nombre de propriétaires ne possèdent pas les fonds nécessaires à la réparation des fenêtres et des portes cassées qui leur permettrait de retrouver un logement salubre avant l'arrivée de l'hiver.
Selon Tabet, les donateurs « s'intéressent principalement au patrimoine. C'est plus glamour, mais il n'y a pas que le patrimoine. Les gens veulent vivre. Ils veulent rentrer chez eux. »
Abby Sewell est une journaliste indépendante basée à Beyrouth où elle couvre la politique, la culture et le voyage. Retrouvez-la sur Twitter.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.