Culture et industrie : ce que nous devons aux Celtes
Invention de la charrue, création de villes fortifiées, maîtrise de l’architecture du bois, art abstrait… Zoom sur l’apport des Celtes en Gaule.
Maquette de la ferme de Bazoches-lés-Bray (Seine et Marne) IIe siècle avant J.- C., présentée au musée de Bibracte.
Si l’on en croit le témoignage de César dans La Guerre des Gaules, dans l’antiquité, trois peuples se partageaient le territoire qu’occupe aujourd’hui la France : les Gaulois, les Belges et les Aquitains, qui étaient eux-mêmes subdivisés en une cinquantaine de tribus, Vénètes, Éduens, Ambiens, Rèmes… Depuis quarante ans, plus de 20 000 sites mis au jour dans l’Hexagone inscrivent ces populations dans un cadre bien plus vaste, celui d’une civilisation celtique qui couvrait toute une partie de l’Europe. La Gaule n’était qu’une pièce d’un ensemble marqué par sa grande cohérence et son originalité par rapport au monde méditerranéen, souligne Olivier Buchsenschutz, directeur de recherches émérite au CNRS, co-auteur avec Katherine Gruel du livre Réinventer les Celtes, paru aux éditions Hermann. Entretien.
Olivier Buchsenschutz, directeur de recherches émérite au CNRS.
La représentation traditionnelle de la France antique en fait un territoire peuplé de Gaulois qui deviennent Gallo-Romains. Faut-il oublier ces catégories au profit d’un ensemble plus vaste, les Celtes ?
La Gaule est une invention de César, et c’est lui qui crée ce fameux Hexagone et la division traditionnelle de l’Europe jusqu’au milieu du 20e siècle. L’archéologie montre qu’il existait une unité européenne celtique. À l’Âge du fer, les Celtes s’étendent du nord des Alpes à la Bretagne et jusqu’à la Hongrie. Ce sont plutôt des ruraux, même s’ils créent des agglomérations et des villes à deux reprises. Ils combinent élevage, culture des céréales et des légumes. Ils pratiquent une agriculture lourde, avec un certain nombre de techniques plus avancées que celles des Romains. Ils ont inventé la charrue, une moissonneuse rudimentaire et la meule rotative. Ils sont aussi à l’origine de la faux, ce qui signifie qu’ils stockent du foin, et qu’ils peuvent garder leur bétail l’hiver. En France, la photographie aérienne et les fouilles de sauvetage ont révélé quantité de fermes, qui vont de 1 à 20 ha, comme celle de Batilly-en-Gâtinais, dans le Loiret, dont les bâtiments et les cours dépassent la taille d’un village actuel.
Les Celtes qui occupaient le territoire actuel de la France présentaient-ils des spécificités qui les démarquaient des autres populations celtiques d’Europe ?
De l’Ouest de la France à l’Europe centrale, l’archéologie de l’âge du Fer trouve les mêmes vestiges. L’évolution des fortifications, des habitats, des costumes, des rituels funéraires… est d’une grande cohérence dans toute l’Europe. On est capable de distinguer dans les nécropoles des étapes de 20-25 ans. Les divisions sont plus chronologiques que régionales. Les costumes, par exemple, évoluent à chaque génération. Partout, on distingue aussi les mêmes grandes phases, celle des sites princiers du premier âge du Fer (entre les 8e et 5e siècles av. J.-C.) puis, vers les 4e-3e siècles av. J.-C., l’abandon des villes au profit de grandes fermes, l’essor d’agglomérations peuplées d’artisans et de commerçants en marge des structures familiales, paysannes et aristocratiques et enfin, vers 120, une reprise en main par la noblesse locale de ces agglomérations qui sont déplacées sur des hauteurs et fortifiées, avec la création des oppidum.
Oppidum de Bibracte sur le mont Beuvray. Le secteur PC 15 situé dans la zone dite du Parc aux Chevaux montre un ensemble architectural de 45 m de côté intégralement construit en bois : sans doute le premier espace public clairement défini de l’oppidum de Bibracte. Dans son ultime phase de fonctionnement, à la fin du Ier siècle avant notre ère, la construction en bois est remplacée par une autre en pierre qui indique l’assimilation par les Gaulois de techniques romaines dans l’art de bâtir.
Peut-on identifier un legs celte en France ?
C’est plutôt une alternative qu’un legs, qui est, lui, très modeste. Ce n’est pas un hasard si on a fait des Gaulois des sauvages. Même si on ne parle plus beaucoup le grec ou le latin, nous sommes formatés par la culture gréco-romaine, on ne jure que par l’écrit, la ville et la pierre.
Or, notre héritage comporte à la fois des éléments venus du Néolithique, de l’âge du Bronze, des Celtes, des Romains et des Germains, et il est difficile de faire la distinction entre ces différentes couches. On peut identifier certaines innovations que l’on doit aux Celtes, en particulier dans le domaine de l’architecture du bois, qui est assez savante. Il est inadmissible que l’on puisse encore parler « d’architecture périssable » pour des constructions qui pouvaient durer plusieurs centaines d’années. Cette science du bois connaît des résurgences durant le haut Moyen Âge, où l’on trouve des villages entiers de maisons bâties sur des poteaux plantés, avant que ne se développent les bâtiments à pans de bois. On la retrouve aussi dans certaines traditions vernaculaires, comme les « loges » de la vallée de la Loire, des annexes en bois servant au stockage qui étaient construites par les paysans jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
Tête sculptée en calcaire (copie), IIIe/IIe s. av. J.-C. provenant de Mšecké Žehrovice (Bohême), du IIe s. av. J.-C. Original : Musée national de Prague.
Les Celtes ont aussi inauguré l’occupation de certains sites qui correspondent aujourd’hui à de grandes villes françaises.
Autour des années 500 avant J.-C., des villes fortifiées sont créées sur des collines dominant un carrefour naturel, entourées de riches sépultures des nobles qui les ont développées et de plaines avec des quartiers artisanaux. Depuis 10 ans, on a découvert de tels espaces artisanaux sur plusieurs centaines d’hectares, notamment dans la périphérie de Lyon et de Bourges, même si les cités fortifiées, qui sont sans doute sous les villes modernes, restent inaccessibles. Il y aurait aussi des indices de leur présence à Dijon. À Bourges, 15 ha ont été fouillés à 3 km de la cathédrale. Des unités de production de petits objets métalliques comme des fibules ont été mises au jour, liées à des unités d’habitation. Au nord de Lyon, sur plusieurs dizaines d’hectares, on a retrouvé des traces de métallurgie du fer et du bronze (outils, parures), du travail de la corne et de l’os et du tissage, dans la plaine de Vaise. Les deux sites datent du 5e siècle av. J.-C.. Ils ont été abandonnés vers 400 avant J.-C. puis réoccupés à partir du 3e siècle avant notre ère.
Disque en bronze de Roissy-en-France, composition abstraite et savante.
Au-delà de la culture matérielle, la mentalité celte a-t-elle laissé une empreinte ?
L’héritage des Celtes, c’est aussi une échelle de valeur et une conception de l’art différentes de celles de leurs voisins méditerranéens. Quand les Gaulois se sont retrouvés devant des statues qui représentaient des hommes et des femmes à Delphes, ils ont pleuré de rire. Ils ne comprenaient pas pourquoi on imitait servilement la réalité. Ils ont créé un art original, dissymétrique, curviligne. Du 7e au 5e siècle av. J.-C., leurs représentations sont encore influencées par les objets importés de la Grèce et des colonies grecques d’Italie du Sud, comme le cratère de Vix (ndlr : un cratère en bronze retrouvé dans une tombe princière en Côte d’Or, où sont figurés des hoplites et des gorgones). Mais, assez rapidement, ils modifient les objets en bronze de prestige qu’ils importent. À Lavau par exemple, ils ont habillé d’or une céramique à figures noires. Ils ajoutent aussi des monstres sur les cruches à vin grecques.
Ce vase, le plus grand cratère en bronze du monde, a été retrouvé dans la chambre funéraire de la Dame de Vix. Il peut contenir 1100 litres de vin.
Des thèmes importés du monde méditerranéen, comme « l’arbre de vie », qui symbolise l’axe du monde, sont tantôt traités de façon réaliste, tantôt fondus dans des motifs beaucoup plus complexes. Dans l’art celtique, le fond compte autant que le premier plan. Les vides entre les personnages ou l’animal représentés sont aussi bien traités que les pleins. Ensuite, aux 3e et 2e siècles av. J.-C., on arrive à un stade où les Celtes font exploser les modèles grecs dans les monnaies. Des mercenaires gaulois se rendent en Italie, en Grèce, en Turquie. Ils ramènent en Gaule des drachmes en or qu’ils imitent, mais en les modifiant à leur façon. Ils décomposent les chevaux, les têtes, et, à la fin de cette époque, les monnaies deviennent carrément abstraites. Il n’y a plus de sujet, mais des traits dans tous les sens. On en a beaucoup retrouvé en Allemagne et en France, notamment en Bretagne. On n’a vraiment pu lire cet art celtique qu’au 20e siècle, lorsque Malraux et les surréalistes s’y sont intéressés. Les Celtes nous ont appris l’art abstrait, ils nous ont permis de le comprendre. Quoique certains diraient plutôt que c’est l’art abstrait qui nous a permis de comprendre celui des Celtes.
Maquette de l’ossature des bâtiments en bois de l’oppidum de Villeneuve-Saint-Germain (Aisne).