Alcatraz : l'enfer carcéral devenu attraction touristique
C'est l'histoire d'un rocher désolé de la baie de San Francisco surplombé par l'un des pénitenciers les plus célèbres au monde.
Jadis un affleurement inhabité transformé en base militaire puis en prison de haute sécurité, l'île d'Alcatraz abrite depuis plus de cent ans des jardins soigneusement entretenus.
Au beau milieu de la baie de San Francisco se dresse un rocher envahi par le violet des dahlias en fleur sous un ciel couleur saphir. Leur présence est paradoxale : que peuvent-elles bien faire sur Alcatraz ?
À l'exception de quelques touffes d'herbe, il n'y a aucune végétation sur cette île. Le surnom de l'île d'Alcatraz est « The Rock » (en français, le rocher), et c'est exactement ce qu'elle est : un affleurement de grès inhospitalier situé à deux kilomètres et demi des côtes franciscanaises. Les journées ensoleillées y sont enivrantes, mais les éléments sont loin d'être toujours cléments : le vent souffle à une vitesse ahurissante et il est fréquent d'assister à la disparition de l'île derrière une brume épaisse.
Sa réputation, l'île la doit en partie à son isolement ; elle qui abritait jusqu'en 1963 l'un des pénitenciers les plus célèbres au monde. On y punissait la vie, on ne la propageait pas. Pourtant, depuis près de 150 ans, les huit hectares du site voient fleurir les roses et se propager le lierre.
Au début des années 1860, Alcatraz sert de prison militaire, mais c'est en tant que pénitencier de très haute sécurité de 1934 à 1963 sous le contrôle du Bureau fédéral des prisons qu'elle acquiert son infâme réputation. Bien que la température de l'eau et ses forts courants dissuade les éventuels fugitifs, plus d'une douzaine ont tout de même tenté l'expérience, en vain.
Les deux hectares de jardins florissants qui recouvrent l'île aujourd'hui s'inscrivent dans un écosystème unique, soigneusement cultivé par une succession de résidents et de visiteurs qui ont laissé une empreinte durable dans cet espace autrefois désolé. Ici, l'après-midi les touristes peuvent creuser plus loin pour dénicher une histoire singulière, une histoire qui englobe la réclusion et la liberté, le désespoir et la beauté, la survie par-dessus tout. Bienvenue aux jardins d'Alcatraz.
TRISTEMENT CÉLÈBRE
L'histoire d'Alcatraz est longue et complexe : rocher dépouillé devenu fort militaire, prison notoire, curiosité à l'abandon puis lieu de revendication. Même le placement sous la juridiction du National Park Service en 1972 n'a pas suffi à sceller le destin du Rocher.
Lors de son ouverture aux visiteurs en 1973, le succès est immense : l'île devient de loin l'attraction touristique la plus populaire de la région de la baie de San Francisco avec 50 000 visiteurs la première année. Aujourd'hui, ils sont près de 1,4 million chaque année à prendre place à bord du ferry au départ du Quai 33 pour traverser la baie et explorer l'île après avoir posé le pied sur son unique débarcadère, inchangé depuis le milieu du 19e siècle.
Le bâtiment des cellules est sans aucun doute le plus visité. C'est entre ces murs qu'étaient détenus Al Capone et Robert Stroud, dit « L'homme aux canaris », entre ces murs que les évasions étaient mises sur pied puis exécutées, lieu de naissance des légendes et de l'éternelle spéculation. Malgré tout, même le Rocher lui-même n'est pas suffisamment isolé pour échapper à la pandémie. Alors que l'île reste ouverte au public, le bâtiment des cellules est quant à lui fermé. Néanmoins, la nouvelle visite audio offre désormais la possibilité d'arpenter l'extérieur de ces structures en béton pour faire l'expérience d'une Alcatraz tout en couleur et en parfum.
La plupart des géraniums, cordylines et aeoniums qui bordent l'allée pavée remontant du quai ont été plantés par les familles des militaires il y a plus d'un siècle. On y trouve également quelques dahlias, un parterre de coquelicots, le doux parfum des pois de senteur et même plusieurs plantes du genre Nasturtium. Les visiteurs sont libres de se balader comme bon leur semble, au rythme de la balise à cloche résonnant au large, du moment qu'ils respectent la distanciation et portent un masque.
« Notre projet est de réhabiliter un paysage historique, » déclare Shelagh Fritz, investie depuis 2006 dans le programme des jardins d'Alcatraz dont elle est devenue la toute première directrice, et l'unique à ce jour, un travail qui n'a pas été de tout repos : après la fermeture de la prison et l'abandon de l'île dans les années 1960, les jardins sont devenus sauvages. Les années 1970 ont vu l'arrivée des rangers du National Park Service, dont la plupart avaient une formation de naturaliste. Cependant, leur travail dans les jardins se limitait à un élagage modéré et à l'étiquetage des plantes à l'aide de plaques en plastique, comme le raconte l'historien et auteur John Martini qui étudie Alcatraz depuis son temps passé sur l'île en tant que ranger en 1974.
Lors d'une rénovation du sentier des agaves au début des années 1990, les plantes ont temporairement été entreposées dans l'Old Industries Building, où les prisonniers militaires et, plus tard, les détenus de la prison fédérale travaillaient dans des ateliers industriels. Cette restauration s'inscrivait dans l'ambitieux projet de refonte imaginé par l'éminent architecte paysagiste Lawrence Halprin dans les années 1980, c'est d'ailleurs l'un des seuls éléments de son plan à avoir été réalisé.
Il y a eu plusieurs plans d'aménagement paysager. En 2003, une collaboration entre la Garden Conservancy, la Golden Gate National Parks Conservancy et le National Park Service a vu le jour afin de rendre à ce terrain sa gloire d'antan. Les bénévoles ont passé deux années à redonner forme à la végétation qui avait envahi les jardins ; ce faisant, ils ont découvert un large éventail de plantes « survivantes » qui s'étaient adaptées à leur environnement. Bon nombre de ces volontaires participent encore aujourd'hui au programme.
« Les plantes sont sélectionnées selon ce qui était disponible à l'époque. On a bien quelques photographies, mais ce ne sont que des instantanés, il y a encore beaucoup de blancs, » explique Fritz.
Récemment, la pandémie et le décret Shelter-in-pace promulgué à San Francisco ont mis en suspens le programme de réhabilitation entamé il y a plus de dix ans. Au mois de mars, Alcatraz a fermé ses portes au public mais aussi à Fritz et aux autres agents de terrain. Le 4 mai, après 51 jours d'absence, la plus longue depuis 2003, le personnel a pu retrouver son lieu de travail. Certaines plantes n'ont pas résisté et d'autres sont devenues sauvages. Les mauvaises herbes se sont installées et il a fallu redonner vie à l'île, comme d'autres l'avaient déjà fait au cours des 150 dernières années.
RACINES HISTORIQUES
Avant les jardins, il y avait des oiseaux. L'île encore vierge servait de nid aux oiseaux marins et, comme tout autre territoire, elle était considérée comme un lieu sacré par le peuple Ramaytush Ohlone de la région. Lors de l'arrivée des colons espagnols à la fin du 18e siècle, les peuples amérindiens locaux non assimilés ont été en grande partie éradiqués par la maladie et l'exploitation, ce qui a entraîné la disparition des connaissances relatives à leur lien avec cet affleurement inhabité.
Après l'émergence de San Francisco en tant que ville de la ruée vers l'or au milieu du 19e siècle, le gouvernement des États-Unis a lancé la construction d'une île-forteresse afin de protéger les près de 2 milliards de dollars d'or qui circulaient librement à travers la région de la baie de San Francisco, dont l'équivalent moderne s'élèverait à plus de 52 milliards d'euros. En 1859, les premiers soldats débarquent sur l'île pour manipuler les canons. Ils sont accompagnés de leur famille et vivront dans les bâtiments en brique fraîchement construits. À mesure que l'infrastructure s'étendait, les femmes ont commencé à donner au paysage désolé une dimension plus chaleureuse.
Sur cette image capturée en 1869 par l'un des pionniers de la photographie, Eadweard Muybridge, on découvre les familles des militaires assises sur les citernes d'eau installées dans les jardins. « Dès leur arrivée sur l'île, les nouveaux habitants se sont efforcés d'adoucir le paysage, » écrit John Martini, qui étudie l'île depuis qu'il y a travaillé en tant que ranger en 1974.
« Dès leur arrivée sur l'île, les nouveaux habitants se sont efforcés d'adoucir le paysage, » déclare Martini. « Quoi de plus humain qu'essayer de rendre les lieux habitables »
L'une des premières références aux jardins d'Alcatraz apparaît dans une lettre de 1867 adressée à un lieutenant de l'armée américaine par sa femme stationnée sur l'île. « Les jardins sont luxuriants alors que le mois d'août était si froid que les gens ont dû porter des fourrures, » écrivait-elle. « Dehors, les fuchsias ont grimpé sur une grande clôture. Les géraniums nous arrivent à la tête et débordent de fleurs. Quant aux œillets, je n'en ai jamais vu d'aussi beaux. »
HALTE-LÀ
Alcatraz servait également de prison militaire de sécurité minimale. Lorsque les bâtiments en brique ont été jugés obsolètes, c'est aux détenus qu'est revenue la tâche de les détruire puis de les reconstruire. Ils ont taillé à même le grès de l'île et ont façonné à jamais le terrain qui les retenait en captivité. Bientôt, ils allaient également prendre à leur charge l'aménagement du paysage.
« L'armée subissait les pressions de San Francisco pour "embellir" l'île, afin que les résidents puissent voir un semblant de verdure lorsqu'ils regardaient au loin, » explique Fritz. En 1924, la généreuse donation par la California Spring Blossom and Wild Flower Association de centaines de kilos de graines apporta encore plus de couleur au terrain avec des nasturtiums, des coquelicots et d'autres fleurs. » « À cette époque, la rive sud de l'île en face de la ville n'était que falaises rocheuses. Des zinnias tapis persan ont été plantés pour embellir et stabiliser les flancs de l'île et c'est également à cette période que sont arrivés des arbres plus grands comme les cyprès ou les eucalyptus, » indique Fritz.
Sur cette photo de 1962, les badauds observent Alcatraz à travers des jumelles après une tentative d'évasion survenue au moins de juin, plus tard rendue célèbre par un film de Don Siegel avec Clint Eastwood. Après avoir élargi les conduits d'évacuation de leur cellule et placé une fausse tête dans leur lit, trois hommes ont réussi à atteindre le toit de la prison avant de regagner la mer pour s'échapper à bord d'un radeau de fortune. Officiellement, ils ont été portés disparus, présumés noyés.
Pour bon nombre de détenus, l'occasion de travailler dans les jardins était à la fois source de satisfaction personnelle, étant donné les bénéfices psychologiques procurés par ce travail manuel à l'air libre, et professionnelle. « D'ailleurs, la prison militaire disposait d'un programme de formation professionnelle en jardinage à travers lequel les détenus pouvaient apprendre un métier, » rapporte Fritz. C'est l'un des premiers exemples d'hortithérapie en milieu carcéral, une pratique reconnue comme moyen de réduire la récidive actuellement intégrée aux programmes de nombreux pénitenciers, de San Quentin en Californie à l'île new-yorkaise de Rikers Island.
En 1934, l'île devient un pénitencier de très haute sécurité sous la gouverne du Bureau fédéral des prisons. Cette époque marque l'entrée du Rocher dans la pop culture et le début de sa gloire hollywoodienne : une destination dangereuse pour les détenus les plus difficiles et un lieu isolé qui a su fasciner les esprits créatifs du monde entier.
L'existence était sommaire entre les murs de la prison. À l'extérieur en revanche, les plantes continuaient de pousser. Peu de temps après s'être lui-même découvert une passion pour le jardinage, l'audacieux secrétaire du directeur, Fred Reichel, prend la tête des efforts visant à permettre aux détenus de participer à l'entretien et à l'expansion des jardins. Quelque temps après sa prise de fonction, il envoie une note à la California Horticultural Society où il présente ses progrès.
« Au début, les autorités avaient peur d'autoriser un "résident" à déambuler sur l'île, même sous la surveillance d'un officier armé posté dans un mirador. Au final, après plusieurs requêtes de ma part, un détenu a fini par être assigné à la pelouse ouest, » écrivait Reichel. « Je ne l'ai pas trouvé si terrifiant et une chose est sûre, ce n'était pas un cerveau. D'une part, il était surpris de voir que les plantes "étaient ainsi" lorsque je lui ai expliqué les mystères de l'hybridation, en commençant par un sujet abordable, les glaïeuls. »
Sur cette photo datant de 1962, un officier anonyme surveille les jardins en terrasse fréquemment entretenus par les prisonniers. En arrière-plan, on distingue trois bâtiments pour les familles vivant à Alcatraz, notamment celle de Jolene Babyak dont le père fut surintendant puis directeur adjoint de la prison des années plus tard.
Certains détenus traversaient les petites parcelles jardinées pour recevoir leurs ordres. D'autres n'ont aucun souvenir de l'existence de ces jardins sur l'île. Quoi qu'il en soit, Reichel a déclenché chez certains une passion pour la botanique.
Eliot Michener débarque à Alcatraz en tant que faussaire après une évasion ratée dans une autre prison. À son arrivée en 1941, il n'a aucune expérience de jardinage mais il se penche sur les catalogues de graines et devient rapidement l'un des responsables du jardin.
« Les gardes vous achetaient quelques graines s'ils en avaient la permission, et ils pouvaient vous donner quelques bulbes de scabieuse papillon ou de dahlia. En retour, on leur faisait de beaux bouquets de fleurs qu'ils pouvaient rapporter chez eux pour les fêtes. Tout le monde y trouvait son compte, » avait-il raconté aux rangers du parc l'occasion d'une visite sur l'île dans les années 1970. « Personne pour vous ennuyer tant que vous filez droit. »
Michener était tiraillé entre sa liberté aux jardins et les restrictions inhérentes à sa condition de détenu, mais cette connexion avec la terre l'a transformé. À sa libération, il a tourné le dos à son passé pour aller travailler dans une ferme du Wisconsin avec un autre détenu, Richard Franseen.
En l'espace de 29 ans, le pénitencier fédéral d'Alcatraz a vu passer plus de 1 500 détenus. « Viole la loi, et tu iras en prison, viole la loi de la prison, et tu iras à Alcatraz », cette citation célèbre quoiqu'anonyme, explique la notoriété quasi immédiate de l'île.
Jolene Babyak avait sept ans lorsqu'elle a posé le pied sur l'île pour la première fois en 1954. Fille du directeur adjoint, elle faisait partie de la soixantaine de familles venues vivre sur le Rocher. Hormis la fois où un homme lui a passé une balle à travers la clôture, elle n'avait pas vraiment de contact avec les détenus. Mais son monde, tout comme le leur, était un monde de béton.
« Il y avait de petites parcelles de pelouse, mais d'après ce que j'ai compris les enfants n'avaient pas le droit d'y jouer parce que nous les aurions tuées, » raconte-t-elle. Elle se souvient d'un concours pour enfants dans lequel une bande de terre leur était attribuée pour voir qui réussirait à la faire fleurir, mais « l'essentiel des activités de jardinage sur l'île se déroulait dans des zones auxquelles ils n'avaient pas accès. »
Le pénitencier fédéral a fermé ses portes en 1963. Privés de la main des hommes qui les entretenait, les jardins bien ordonnés sont redevenus un terrain en friche.
TERRE DE RÉVOLUTION
Membre des tribus Shoshone Bannock, la Dr LaNada War Jack est depuis longtemps liée à l'île d'Alcatraz par son histoire familiale. Son arrière-grand-père, Tahmonmah (War Jack), a été capturé par la cavalerie américaine et presque emprisonné sur l'île pour avoir tenté de rendre à des familles leur terre natale pendant la guerre des Bannocks en 1878. Alcatraz a été un lieu de détention de prisonniers amérindiens à plusieurs reprises au cours de son histoire.
War Jack elle-même a dû déménager de l'Idaho à la Californie en 1967 suite à une « relocalisation gouvernementale », indique-t-elle, affectée par les politiques d'assimilation visant à « nous déposséder de notre religion, de nos cérémonies, de notre langue et de notre identité. »
Première Amérindienne à rejoindre les bancs de l'université de Californie à Berkeley, War Jack est devenue l'un des leaders étudiants du mouvement « Indians of All Tribes » à l'origine de l'occupation d'Alcatraz en signe de protestation contre le génocide cautionné par le gouvernement et la rupture des traités. L'île abandonnée n'avait pas grand-chose à offrir à la centaine de manifestants qui occupaient les lieux. Au cours des 19 mois suivants, ils ont reçu l'aide des « habitants du continent » sous la forme de nourriture et de provisions.
« C'était plutôt vide. Je ne me souviens pas avoir vu des jardins, » témoigne War Jack. « Nous avons installé un tipi et planté un arbre sempervirent pour le temps passé sur l'île ; il y a eu des prières et une petite cérémonie. »
L'occupation aura duré 19 mois difficiles, jusqu'à l'évacuation manu militari des derniers protestants par les forces fédérales en 1971. La manifestation a éveillé les consciences à travers le monde quant aux injustices commises envers les peuples natifs de l'Amérique et même si certaines politiques gouvernementales ont évolué, les mouvements actuels de protestation démontrent que le pays n'en a pas fini avec les inégalités.
Lors d'une promenade dans les jardins d'Alcatraz, il peut sembler facile de faire abstraction du sombre passé de l'île : les décennies d'incarcération, la lutte pour des droits encore refusés à ce jour. Ce serait oublier que chaque chapitre de cette histoire trouble se reflète dans les jardins, des terrasses de Michener aux parterres de fleurs scrupuleusement entretenus par les épouses des militaires. L'actuelle Alcatraz est un melting-pot. Là, au milieu des bâtiments en ruine et du grès primitif de l'île, les vestiges de ces pans disparates de l'histoire ont évolué pour ne former qu'un ; un ensemble que Fritz et les membres de son équipe s'efforcent aujourd'hui de préserver.
En période d'isolement et de quarantaine, Alcatraz est un bol d'air, un vent frais et, comble de l'ironie, une échappatoire.
Jordan Kushins est une écrivaine, illustratrice, créatrice et fière habitante de la belle San Francisco ; elle a relié par trois fois l'île d'Alcatraz à la ville à la nage.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.