L'épave de Belitung, témoin de l'essor commercial de la Chine du 9e siècle
C'est la découverte archéologique maritime la plus importante jamais réalisée en Asie du Sud-Est : un boutre arabe du 9e siècle contenant des céramiques et plus de 60 000 objets en or et en argent de la dynastie Tang fabriqués à la main.
Des poissons, des fleurs, des symboles religieux et même des poèmes, appliqués dans des glaçures à base de cuivre et de fer, décorent les poteries en grès.
Au 9e siècle, l’économie mondiale comptait deux puissances majeures. La première était la Chine de la dynastie Tang, dont l’empire s’étendait de la mer de Chine méridionale jusqu’aux frontières de la Perse et abritait des ports ouverts aux commerçants étrangers des quatre coins du monde. Les Tang accueillirent divers peuples dans leur capitale, Chang'an, site de l’actuelle Xi'an, où vécurent côte à côte des groupes multi-ethniques. À l’époque, la ville comptait un million d’habitants, population qui ne sera égalée par une ville occidentale, Londres, qu’au début du 19e siècle. Et comme aujourd’hui, la Chine était alors une puissance économique, dont le commerce était en plein essor.
L’autre centre économique était Bagdad, capitale de la dynastie abbasside depuis 762 apr. J.-C. La dynastie avait hérité du monde musulman dans le Moyen-Orient et en 750 apr. J.-C., elle s’était étendue jusqu’au fleuve Indus à l’Est et jusqu’à l’Espagne à l’Ouest, apportant le commerce et la religion musulmane avec elle (le prophète Mahomet était lui-même un marchand).
Ces deux puissances économiques étaient reliées par la route de la Soie et son équivalent sur l’eau, la route de la Soie maritime. Si la route terrestre est le centre de nombre d’attentions, des navires ont sans doute navigué sur les mers entre la Chine et le golfe persique depuis l’époque de Jésus-Christ. Ce réseau de routes et de ports maritimes, en harmonie avec le cycle des vents de la mousson, liait l’Est et l’Ouest dans un échange continu de marchandises et d’idées.
La dynastie Tang avait soif de beaux tissus, de perles, de coraux et d’essences aromatiques provenant de la Perse, de l’Afrique de l’Est et de l’Inde. En échange, elle faisait le commerce du papier, de l’encre et par-dessus tout, de la soie. Celle-ci, légère et facile à rouler, pouvait être transportée en empruntant les routes terrestres. Mais, à partir du 9e siècle, les céramiques chinoises avaient aussi gagné en popularité et les chameaux, avec leurs bosses, n’étaient pas adaptés au transport de la vaisselle. Des quantités croissantes de plats et assiettes qui contenaient la nourriture des riches marchands du golfe persique arrivèrent donc par la mer, à bord de navires arabes, persiques et indiens.
Le voyage était long et périlleux. Il arrivait parfois qu’une embarcation disparaisse, comme les avions disparaissent des radars.
Les navires font naufrage dans le Détroit de Gelasa, un passage en entonnoir situé entre les petites îles indonésiennes de Bangka et Belitung, depuis la nuit des temps. Là-bas, les eaux turquoise dissimulent un labyrinthe de roches et de récifs immergés. Il y a dix ans, et ce malgré les dangers, des plongeurs à la recherche de concombres des mers travaillaient dans la zone lorsqu’ils tombèrent sur des céramiques recouvertes de coraux à 15 mètres de profondeur. Ils sortirent plusieurs bols intacts d’une grande jarre, les ramenèrent vers le rivage et les vendirent.
Recouverte de faune et flore marines, cette jarre en grès datant de la dynastie Tang a été découverte au large de l’île indonésienne de Belitung.
Ces plongeurs étaient tombés sur la découverte archéologique maritime la plus importante jamais réalisée en Asie du Sud-Est : un boutre arabe du 9e siècle contenant plus de 60 000 objets en or et en argent de la dynastie Tang fabriqués à la main, ainsi que des céramiques. Le navire et sa cargaison, désormais connus sous le nom de l’épave de Belitung, étaient une capsule temporelle prouvant que la Chine de la dynastie Tang, à l’instar de la Chine actuelle, produisait en masse des marchandises et les exportaient par la mer. Pour récupérer les objets anciens, des équipes de plongeurs durent se relayer avant d’être stoppées par la mousson.
Le trésor contenait en grande majorité l’équivalent Tang de la gamme de vaisselle Fiestaware (aux objets colorés) : des bols Changsha, nommés ainsi d’après les fours à céramique de Changsha de la province de Hunan où ils étaient produits. De grandes jarres en grès faisaient office de conteneurs maritimes du 9e siècle : chacune d’entre elles pouvait contenir plus d’une centaine de ces bols imbriqués, qui pourraient avoir été enveloppés à l’origine dans de la paille de riz, sorte de papier bulle naturel. Les chercheurs savaient déjà que des tasses à thé aussi simples et fonctionnelles avaient été exportées dans le monde dès le 8e siècle et jusqu’au 10e siècle, après avoir découvert des éclats de ces céramiques sur des sites aussi lointains que l’Indonésie et la Perse. Mais les bols intacts mis au jour étaient rares.
Et voilà que la mer de Java en livrait une cargaison. La plupart sont parfaitement conservés, protégés des frottements du sable sur le fond marin dans les jarres en grès. Une fois les objets nettoyés, leur glaçure brillait de tout son éclat, comme s’ils venaient d’être cuits.
D’après John Miksic, professeur américain à l’université nationale de Singapour et spécialiste de l’archéologie de l’Asie du Sud-Est, les bols fabriqués à la main témoignent d’une « production en usine ». Ils sont les premiers objets de ce genre à avoir été exportés. « La cargaison suppose l’implication d’un organisateur doté de compétences de gestion et laisse penser qu’il y avait d’importantes quantités de matière première importée », explique le professeur. À titre d’exemple, le cobalt utilisé pour les céramiques « bleu et blanc » provenait d’Iran : ce n’est que bien plus tard qu’il fut extrait des minerais en Chine.
Alors qu’il ne fait aucun doute que les marins arabes ont emprunté la route de la Soie maritime, faisant du commerce à grande échelle et sur d’importantes distances, « il s’agissait du premier boutre arabe jamais découvert dans les eaux de l’Asie du Sud-Est. C’est également la cargaison la plus riche et la plus importante d’objets en or et de céramiques de la Chine du Sud du 9e siècle jamais découverte dans un même trésor », souligne John Guy, conservateur principal de l’art d’Asie du Sud et du Sud-Est au Metropolitan Museum de New York.
Une reconstitution du navire suggère qu’il était semblable à un type de navire que l’on trouve toujours à Oman, appelé baitl qarib. Mesurant près de 18 mètres de long, avec une proue et une poupe inclinées, il était en bois africain et indien, et doté d’une voile carrée. Il se distingue par ses planches et poutres, cousues ensemble, sans doute à l’aide de coir, une fibre de noix de coco, alors que d’ordinaire, celles-ci étaient maintenues ensemble avec des goujons ou des clous.
On ignore encore quels étaient les ports de départ et d’arrivée du boutre. Aucun journal de bord, aucun connaissement, ni aucune carte n’ont été découverts. Cependant, la plupart des chercheurs pensent qu’il avait pour destination le Moyen-Orient, probablement la ville portuaire irakienne d’Al Basrah (actuelle Bassorah). Il était sans doute parti de Guangzhou, le plus grand des ports reliés à la route de la Soie maritime. Environ 10 000 commerçants et marchands étrangers, en majorité des Arabes et des Perses, vivaient à Guangzhou au 9e siècle.
Parmi les dizaines de milliers de bols Changsha trouvés dans l’épave, l’un d’eux portait l’inscription suivante : « le 16e jour du septième mois de la deuxième année du règne du Baoli », ce qui correspond à l’an 826 apr. J.-C. du calendrier grégorien. Elle date sûrement du jour où le bol a été cuit. À l’époque, tout comme aujourd’hui, les marchandises ne restaient pas longtemps à quai, et le bol fut probablement chargé à bord du navire peu de temps après.
Le caractère de fabrication en série de la cargaison (outre les bols, elle comprenait aussi 763 encriers identiques, 915 pots à épices de différentes tailles et 1 635 aiguières) et la diversité géographique de sa production (issue d’au moins cinq fours à céramique largement dispersés à travers la Chine) suggèrent que ces objets exportés ont été fabriqués sur commande. Les décorations témoignent de l’éclectisme du marché global. Il y en avait pour tous les goûts : des symboles et motifs bouddhistes de lotus pour l’Asie centrale et la Perse ; des objets aux décorations géométriques et aux inscriptions coraniques à destination du marché musulman ou encore des céramiques blanches, des bols et des aiguières aspergés de vert, populaires en Iran. Un bol portait même une inscription faite de cinq lignes verticales irrégulières, interprétée par certains chercheurs comme un symbole à la puissante signification dans le monde d’aujourd’hui : Allah.
La plupart des objets découverts dans le boutre étaient des marchandises destinées au commerce. Mais, au niveau de la poupe du navire, les plongeurs ont découvert un trésor contenant des objets en or et en argent, ainsi que des céramiques de qualité à la mystérieuse signification.
Alvin Chia tient une coupe entre ses mains gantées, tandis qu’il retire les couches de papier blanc sans acide. « Il s’agit de la plus grande coupe en or de la dynastie Tang jamais découverte », explique-t-il. Alvin Chia est l’un des dirigeants du groupe singapourien Sentosa Leisure, qui s’est associé au gouvernement de Singapour afin de battre plusieurs musées et d’acheter la cargaison toute entière en 2005 pour plus de 25 millions d’euros. Cette dernière pourrait, un jour, être l’attraction principale d’un musée de la route de la Soie maritime.
Alvin Chia fait remarquer que deux hommes représentés sur l’anse de la coupe, avec leurs longs cheveux bouclés et leurs barbes bien fournies, semblent être originaires d’Asie centrale plutôt que de Chine. Les parois latérales de la coupe sont ornées de silhouettes en mouvement : une danseuse perse applaudissant au-dessus de sa tête et des musiciens jouant divers instruments. Il nous explique que dans la Chine de la dynastie Tang, la musique et la danse de la Perse orientale étaient extrêmement appréciées.
La finalité du trésor pourrait être expliquée par une grande flasque en argent somptueusement décorée. « Vous voyez le couple de canards mandarins ? », demande Alvin Chia. « Ils représentent l’harmonie matrimoniale. Les boîtes décoratives sont toujours ornées de couples : un couple d’oiseaux, un couple de cerfs, un couple de bouquetins ». Ces objets pourraient voir été des cadeaux pour un mariage royal dans le golfe persique, un trésor d’une richesse rarement vu hors de Chine.
Depuis que la Chine a commencé à faire du commerce avec le reste du monde il y a plus de 2 000 ans, le pays s’est ouvert et fermé comme une coquille de palourde. Sous la dynastie Tang, la coquille a été ouverte pendant des siècles. Grâce à une série d’inventions, comme la poudre à canon, le papier, l’imprimerie et la fonte, la Chine était en passe de devenir la première puissance économique mondiale. Le commerce avec l’Occident s'est développée de manière constante et les marins chinois occupaient une place de plus en plus prépondérante.
En 1405, lorsque le grand amiral Zheng He prit la mer avec une flotte de 317 navires, la Chine régnait sur les océans. « Si vous étiez à bord d’une navette spatiale en train d’observer la Terre et que vous aviez connaissance des développements qui se sont produits entre les 9e et 15e siècles, vous auriez supposé que les Chinois allaient passer à l’étape suivante, à savoir explorer l’Atlantique et devenir la culture mondiale dominante », explique John Miksic. Mais, tout au long de l’histoire chinoise, une autre force tout aussi puissante était à l’œuvre : la méfiance des marchands et les influences étrangères qu’ils importaient, datant de Confucius, qui croyait que les échanges et le commerce ne devraient pas dicter la culture et les valeurs chinoises.
En 878 apr. J.-C., soit un peu moins d’un demi-siècle après le naufrage du navire Belitung, un chef rebelle nommé Huang Chao incendia et pilla Guangzhou, tuant des dizaines de milliers de musulmans, juifs, chrétiens et parses. Peu de temps après les voyages de Zheng He, alors que Christophe Colomb atteignait le Nouveau Monde, la vision confucianiste du monde triompha : la Chine brûla sa flotte et se replia sur elle-même. La route de la Soie et la route de la Soie maritime, qui avaient relié la Chine au monde, tombèrent en désuétude. Les Portugais naviguèrent pour la première fois sur l’océan Indien et, au tournant du 18e siècle, l’Europe commença à dominer le commerce mondial. « L’histoire du monde entier serait différente si les Chinois n’étaient pas rentrés dans leur coquille pendant 500 ans », souligne John Miksic.
Aujourd'hui, le pays n’a jamais été aussi ouvert et fait à nouveau du commerce avec ses anciens partenaires du Moyen-Orient. L’Iran, par exemple, fournit à la Chine 12 % de son pétrole. En échange, Shanghai lui livre des machines et des locomotives, construit des métros et des lignes ferroviaires, et aide Téhéran à exploiter ses vastes ressources minérales, bouclant la boucle du 9e siècle, lorsque le cobalt était exporté de Perse à destination de la Chine pour fabriquer des céramiques « bleu et blanc » comme celles découvertes sur l’épave de Belitung.
« Les réseaux anciens sont restaurés grâce aux industries et aux usines dans un monde désormais mondialisé », explique Wang Gungwu, historien à l’université nationale de Singapour.
Mais pour combien de temps ?
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.