Ces femmes ont fait campagne pour la prohibition... avant de changer d'avis
D'abord engagées contre les fléaux de l'alcool, de nombreuses militantes ayant récemment acquis le droit de vote ont fait campagne pour la fin de la prohibition quelques années plus tard.
Pauline Morton Sabin, l'une des meneuses du mouvement anti-prohibition, est soulevée par la foule pendant une manifestation demandant la révocation du 18e amendement, en 1932.
Fin octobre 1931, 18 000 ouvriers, membres de fraternités de vétérans sont descendus dans les rues de Newark, dans le New Jersey. Leur cause, énoncée simplement sur les pancartes qu'ils portaient, était claire : « Nous voulons de la bière ». La prohibition était la règle depuis 11 ans déjà aux États-Unis.
Ces hommes agitant drapeaux et pancartes irrévérencieuses sont devenus l'image emblématique du mouvement anti-prohibition. Pourtant, ceux - ou plutôt celles - qui ont mené cette marche et le mouvement pour l'abrogation du 18e amendement étaient des femmes. Parfois, il s'agissait des mêmes femmes qui en premier lieu avaient milité pour la prohibition, juste après avoir obtenu le droit de vote en 1920.
L'anti-alcoolisme a longtemps été considéré comme la cause des femmes. Un siècle avant l'entrée en vigueur du 18e amendement en 1920, les femmes avaient commencé à se joindre à des groupes religieux pour sensibiliser le plus grand nombre aux dangers liés à la consommation d'alcool. L'alcoolisme était systémique aux 19e et début du 20e siècles, en particulier chez les hommes : en 1830, la consommation d'alcool d'un Américain moyen équivalait 90 bouteilles de vodka par an. Et les femmes en payaient le prix fort. Beaucoup d'hommes, époux et pères de familles, dépensaient tous leurs sous dans les bars, laissant parfois leurs familles souffrir de la faim. L’alcoolisme participait par ailleurs à la généralisation de la violence domestique.
Les membres de l'Organisation des femmes pour la réforme nationale de la prohibition se préparent à lancer un cortège à travers l'État de New York pour demander l'abrogation du 18e amendement.
Soucieuses de leur sécurité et de ce qu'elles considéraient être les maux sociaux induits par l'alcool, certaines femmes ont commencé à élaborer des campagnes anti-alcool au-delà des églises, visant prioritairement l'électorat blanc et masculin. « L'alcool déchire les familles » : voilà ce que faisait valoir des groupes comme l'Union chrétienne des femmes pour la tempérance (Women's Christian Temperance Union - WCTU), fondée en 1874. Pour ces associations, interdire l'alcool permettait la « protection du foyer ».
Bien que cette cause unissait les femmes au-delà de tout critère racial et social, certains dirigeants du mouvement ont privilégié l'opportunisme politique à la solidarité et n'ont pas hésité à user de messages racistes. Une directrice d'État de la WCTU a ainsi qualifié l'alcool de « poison racial » capable de détruire la famille blanche. Frances Willard, la présidente nationale de l'organisation, a quant à elle affirmé que l'alcool était le carburant « de grandes foules aux visages sombres » qui menaçaient la sécurité des femmes et des enfants blancs. (Elle a été habilement critiquée pour ce commentaire par l'activiste Ida B. Wells, qui a souligné que Frances Willard ne s'était pour autant pas offusquée lorsque des foules blanches lynchaient des Noirs américains.)
Finalement, les partisanes de la tempérance ont réalisé que ce dont elles avaient besoin pour gagner leur combat était de s'émanciper. Avec le droit de vote, les femmes pourraient interdire l'alcool et protéger les valeurs traditionnelles de la famille (implicitement blanche). Dans de nombreux États, le mouvement de tempérance des femmes est devenu presque synonyme de suffrage féminin.
C'est notamment pour cette raison que les fabricants d'alcools ont exercé une forte pression contre le droit de vote des femmes. Mais en 1920, ce droit leur a tout de même été accordé. Cette année-là, le 18e amendement (interdisant la « fabrication, la vente ou le transport de boissons enivrantes ») et le 19e amendement (déclarant que le droit de vote ne pouvait être refusé « en fonction du sexe ») ont été inscrits dans la Constitution américaine.
Dire que le 18e amendement a eu des conséquences inattendues serait un euphémisme. Au lieu de mettre fin à l'ivresse générale, la prohibition a déclenché une augmentation de la criminalité et de la corruption. Les saloons ont été supplantés par des bars clandestins (les speakeasies), dans lesquels on entrait muni d'un mot de passe. Le crime organisé sévissait dans les grandes comme dans les petites villes. La Grande Dépression n'a fait qu'empirer les choses. Le gouvernement fédéral a dépensé une fortune en essayant en vain de faire appliquer l'interdiction, tout en perdant simultanément les revenus de la taxation de l'alcool.
En 1929, la New-Yorkaise Pauline Morton Sabin, fille d'un dirigeant de chemin de fer, décida que cela avait trop duré. Comme beaucoup de mères de familles blanches et riches, elle avait initialement soutenu la prohibition, pensant protéger ses fils. Mais ce fut tout le contraire : des speakeasies non réglementés servaient librement de l'alcool aux plus jeunes. Pour lutter contre ce nouveau fléau, Pauline Morton Sabin fonda l'organisation bipartite des femmes sur la réforme nationale de la prohibition.
« Elle et, par extension, son organisation, ont fait valoir que la prohibition était un échec et avait en fait fini par aggraver la situation chez les jeunes et les enfants, qui, selon elle, étaient désormais plus susceptibles d'être exposés à l'alcool et à la criminalité », explique Alison Staudinger, professeur à l'Université du Wisconsin-Green Bay. « C'était essentiellement un 'redux de protection du domicile' - mais cette fois-ci en opposition à l'interdiction fédérale. »
Des partisanes de l'Organisation des femmes pour la réforme nationale de la prohibition posent à Washington, D.C., devant des panneaux demandant l'abrogation de la prohibition.
Organisatrice chevronnée, Sabin publia des articles et parcourut le pays pour parler aux femmes et défendre le camp anti-prohibition, rassemblant les foules. « Sa richesse et son charme ont été une aubaine », dit Staudinger. Elle a même fait la couverture du magazine Time. Au moment de l'abrogation de la Prohibition en 1933, son organisation comptait plus d'un million de membres.
Sa compatriote new-yorkaise M. Louise Gross - ouvrière, diplômée d'université et célibataire - adopta une approche plus radicale. En 1922, Gross créa un club d'abrogation entièrement féminin nommé en l'honneur de Molly Pitcher, une héroïne de la guerre d'indépendance des États-Unis qui, selon la légende, a défendu son mari sur le champ de bataille alors qu'il ne pouvait plus se battre. « Gross et les Molly Pitchers étaient beaucoup plus susceptibles de plaider pour le droit des femmes (et d'autres) de boire de l'alcool », dit Staudinger.
Bien que l'organisation ait été relativement petite, les Molly Pitchers ont participé à révoquer une loi d'application de l'interdiction dans l'État de New York. Dans un discours de 1930, Gross déclara que l'interdiction de l'alcool par le gouvernement était excessive. Elle supplia les femmes d'utiliser leur droit de vote pour élire des représentants du Congrès qui annuleraient le 18e amendement.
Même Sabin, avec sa position sociale privilégiée et ses arguments acceptables de « protection de la famille », finit par plaider explicitement pour la place des femmes en politique. Son groupe s'appuya sur l'élan du 19e amendement, implorant les femmes à travers des brochures et des affiches de s'engager dans le processus politique. Un de ces messages était : « Avez-vous fait comprendre à vos sénateurs et membres du Congrès que vous exigiez une abrogation sans réserve ?En tant que citoyennes - en tant qu'électrices - c'est notre travail. »
Le 5 décembre 1933, la prohibition fut révoquée. Les brasseries reprirent immédiatement vie (avec de la bière prête à être vendue). Les bars redevinrent des institutions de la vie de quartier. Et des femmes de tout le pays ont levé leur verre pour fêter cette victoire.
Les hommes anti-prohibition avaient été « défaitistes », explique William Stayton, un défenseur de l'abrogation cité dans un article du Baltimore Sun intitulé « L'homme qui a vraiment brisé la prohibition donne tout le crédit au sexe opposé ».
« Les femmes savaient », sourit Stayton. « Quand elles se sont battues pour le 19e amendement, plus de 13 États étaient contre elles, mais elles ont quand même gagné. Elles étaient convaincues dès le départ qu'elles pouvaient à nouveau gagner, et elles avaient raison. »
Katie Thornton est essayiste, productrice de podcasts et historienne. Retrouvez-la sur Instagram (@itskatiethornton) et son site Web.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.