Le nouveau portrait des dinosaures
Des techniques scientifiques innovantes et une avalanche de nouveaux fossiles bouleversent nos connaissances sur ces animaux préhistoriques. Couleur de peau ou de plumes, mode de vie, évolution : les paléontologues révisent toutes leurs certitudes.
Il y a 166 millions d’années environ, dans l’actuel comté anglais d’Oxfordshire, le sol tremblait sous les pas de Megalosaurus, le premier dinosaure décrit scientifiquement. Ce spécimen a été sculpté pour le Crystal Palace Park, à Londres, dans les années 1850, et l’artiste s’est alors inspiré des crocodiles modernes. Mais les chercheurs savent désormais que ce dinosaure était bipède.
Par un après-midi de janvier glacial, Susannah Maidment se tient sur la rive d’un lac, à Londres. De là, elle observe un groupe de dinosaures. Conservatrice au Muséum d’histoire naturelle du Royaume-Uni, elle m’accompagne dans la visite du Crystal Palace Park. C’est là qu’en 1854, pour la première fois dans le monde, des dinosaures ont été présentés au public.
Les sculptures ont fait un malheur dès l’inauguration, déclenchant la «dinomania» qui n’a pas cessé depuis. Plus d’un siècle avant Jurassic Park, les dinosaures du Crystal Palace ont attiré 2 millions de visiteurs par an pendant trente ans d’affilée. Charles Dickens a même cité l’un d’eux dans son roman La Maison d’Âpre-Vent.
Pour nous les montrer de près, Ellinor Michel et Sarah Jayne Slaughter, administratrices de l’association des Amis des dinosaures du Crystal Palace, nous font enfiler des cuissardes. Je rate mon premier pas et tombe à l’eau, puis me hisse sur le rivage de l’île, trempé et sentant la vase.
Slaughter sourit jusqu’aux oreilles : « Bienvenue sur l’île des dinosaures !» Tapies dans les fougères et les lits de mousse spongieuse, les sculptures vert pâle sont imposantes, voire intimidantes. Les deux Iguanodon (herbivores du Crétacé) ont l’air d’énormes iguanes avec des protubérances sur le museau – on sait désormais qu’il s’agissait de pointes prolongeant leurs pouces.
Il est tentant de rejeter l’ensemble comme étant dépassé. Mais Susannah Maidment considère les dinosaures du Crystal Palace à leur juste valeur : l’avant-garde de la connaissance scientifique de l’époque, qui s’appuyait sur des comparaisons entre des animaux vivants et les rares fossiles alors accessibles aux chercheurs.
Les seuls restes connus d’Adratiklit, le plus vieux stégosaure jamais mis au jour, se trouvent au Muséum d’histoire naturelle du Royaume-Uni. En 2019, une équipe dirigée par la conservatrice Susannah Maidment a déclaré qu’Adratiklit était un nouveau genre, en se fondant, entre autres, sur cet os du bras
Les scientifiques recourent encore à cette technique pour reconstituer ces animaux extraordinaires et retrouver la place des tissus mous dans les fossiles usés par le temps. Les os ne conservent pas la trace des joues sur les visages anciens, m’explique Maidment, «mais nous les reconstituons, car cela fonctionne – les animaux actuels ont bien des joues ». Les sculpteurs du parc ont fait la même chose, ajoute-t-elle : « Il était tout à fait sensé de les reconstituer de cette manière, d’après leurs connaissances. »
Depuis, les scientifiques en ont appris bien plus sur les dinosaures que dans les rêves les plus fous des concepteurs du Crystal Place Park. Nos connaissances sont même en train de connaître une nouvelle révolution, qui nous conduit à repenser les représentations habituelles de ces animaux préhistoriques.
Depuis plusieurs années, les scientifiques révèlent en moyenne une cinquantaine de nouvelles espèces de dinosaures par an. Un rythme inimaginable voilà plusieurs décennies. Il y a là de mini créatures volantes aux ailes de chauve-souris comme des herbivores au long cou – les plus gros animaux terrestres de tous les temps.
Scanners, accélérateurs de particules et analyses chimiques permettent de dégager un os d’une roche de façon virtuelle et d’observer les plus infimes attributs cachés des fossiles, de la couleur d’un œuf à la forme du cerveau.
En matière de découverte de dinosaures, affirme Steve Brusatte, paléontologue à l’université d’Édimbourg, « je pense vraiment que l’âge d’or se déroule en ce moment ».
Pendant 150 millions d’années, les dinosaures dominèrent les paysages de notre planète et vécurent sur ce qui devint les continents actuels.
Steve Brusatte et d’autres estiment que les scientifiques ont catalogué plus de 1 100 espèces de dinosaures éteints. Il ne s’agit là que d’une petite partie des espèces ayant existé, car peu d’environnements ont livré des fossiles. Et l’histoire des dinosaures n’est pas finie. Il y a 66 millions d’années, un astéroïde percuta la péninsule du Yucatán, au Mexique. Les trois quarts de la vie sur la Terre furent anéantis. Mais un groupe de dinosaures survécut : les créatures à plumes que nous appelons aujourd’hui «oiseaux».
La science occidentale n’étudie officiellement les dinosaures que depuis les années 1820. Ce que nous avons appris en dit cependant long sur la façon dont les évolutions constantes de la Terre affectent les animaux terrestres.
Les dinosaures se perpétuèrent alors que les continents s’éloignaient les uns des autres puisse reformaient, alors que les températures et le niveau de la mer augmentaient et diminuaient. Quels enseignements tirer de leurs réactions et de leur résistance ? Pour le savoir, il faut se lancer dans une chasse aux fossiles mondiale.
On pensait que les dinosaures étaient des animaux à sang froid, comme les reptiles modernes. Mais de nouveaux indices d’un taux de croissance élevé montrent que certains ont pu avoir des métabolismes plus rapides qu’on ne le pensait, peut-être proches de ceux des mammifères à sang chaud et des oiseaux. Certains dinosaures risquaient même la surchauffe.
L’Afrique du Nord est l’une des régions les plus fertiles en trouvailles. Même si, lorsqu’on étouffe par 41 °C dans le Sahara marocain, on peine à imaginer que ce paysage fut un jour luxuriant et parcouru de cours d’eau assez profonds pour abriter des poissons de la taille d’une voiture.
L’explorateur pour National Geographic Nizar Ibrahim et son équipe de paléontologues fouillent la région depuis des années, en quête de l’un des dinosaures les plus étranges jamais découverts : le monstre aquatique Spinosaurus aegyptiacus.
Les premiers fossiles de Spinosaurus ont été découverts en Égypte dans les années 1910, mais détruits lors d’un bombardement de la Seconde Guerre mondiale, en Allemagne. Des notes de terrain, des croquis et des photographies des fossiles originaux ont toutefois subsisté. Avec les quelques os et dents isolés découverts plus tard au XXe siècle, on a cru que cette mystérieuse créature dotée d’une voile dorsale avait un mode de vie aquatique. Spinosaurus possédait des dents coniques, bien adaptées pour attraper des poissons, par exemple. Les paléontologues en ont déduit qu’il happait peut-être des poissons en eaux peu profondes, à la façon d’un héron.
Or Nizar Ibrahim et ses collègues ont jeté un pavé dans la mare, en 2014 : ils ont décrit un nouveau squelette partiel de Spinosaurus, exhumé au Maroc, et s’en sont servis pour défendre l’idée que l’animal passait une grande partie de son temps à nager et à se nourrir dans l’eau.
Pour trouver de quoi étayer ses arguments, l’équipe d’Ibrahim est retournée sur le site aride en 2018, avec le soutien de la National Geographic Society. Les fouilles ont été éprouvantes (de retour chez eux, plusieurs membres de l’équipe ont été hospitalisés pour cause d’épuisement).
Mais une queue de Spinosaurus a commencé à sortir de la roche. L’équipe découvrait une vertèbre après l’autre, parfois à quelques minutes et quelques centimètres d’écart. Les fouilleurs, grisés, se sont alors mis à composer des airs de musique avec leurs marteaux et à chanter.
À l’université Hassan II, à Casablanca (Maroc), Nizar Ibrahim (au centre) examine des os de Spinosaurus découverts il y a peu, aux côtés des paléontologues Simone Maganuco (à gauche) et Cristiano Dal Sasso. « Pour moi, dit celui-ci, étudier un animal fossile est une sorte de création. Il faut le ressusciter à partir de fragments. »
Dévoilé en début d’année dans la revue Nature, l’appendice d’environ 5 m a une forme de pagaie. C’est l’adaptation aquatique la plus poussée découverte chez un grand dinosaure prédateur. «Ça va devenir un symbole, m’assure Ibrahim, une icône de la paléontologie africaine.»
Paysages désertiques, intrigue historique : l’affaire Spinosaurus semble tirée d’un scénario de film. Mais les recherches ultérieures sur la queue fossilisée ont surtout souligné à quel point l’étude des dinosaures n’a plus grand-chose à voir aujourd’hui avec ce qu’elle était.
Dans le cadre de son travail, Nizar Ibrahim s’est rendu au laboratoire du biologiste George Lauder, à l’université Harvard. Lauder admet ne pas être paléontologue : usant de caméras à grande vitesse et de robots, il s’est spécialisé dans l’étude de la nage des animaux aquatiques.
Pour tester Spinosaurus, il fixe une silhouette en plastique orange de 20 cm de long représentant la queue du dinosaure à une tige en métal attachée à un capteur de force. Celui-ci fait partie d’un module robotisé, suspendu au plafond, et qui donne un mouvement de soufflet.
Une fois dans l’eau, la queue s’anime. Tandis qu’elle remue de gauche et de droite, l’appareil envoie des données aux ordinateurs. Résultats ? La queue de Spinosaurus avait une capacité de propulsion dans l’eau plus de huit fois supérieure à celle des dinosaures terrestres apparentés. Ainsi, une bête plus longue que T. rex aurait nagé dans les rivières comme un crocodile.
Avant 2014, les paléontologues ne disposaient que de fragments de queue de Spinosaurus et la croyaient rigide, comme celles d’autres théropodes. Mais, à mesure que l’on dégageait d’autres fossiles, la vision du mode de locomotion de ce dinosaure a changé : de terrestre, il est devenu échassier en eau peu profonde, puis bon nageur.
«Ça a commencé comme ça : un paléontologue spécialisé dans les dinosaures contacte un autre paléontologue, qui contacte un bioroboticien spécialisé dans les poissons, raconte Stephanie Pierce, paléobiologiste à Harvard, qui a conçu et mené l’expérience. Pour effectuer de la recherche de pointe, il faut une équipe de personnes issues de disciplines très diverses.»
Ce type d’expériences interdisciplinaires en laboratoire caractérisent la recherche actuelle sur les dinosaures. Aujourd’hui, les ordinateurs permettent aux scientifiques de traiter de gigantesques ensembles de données sur les caractéristiques du squelette et de dresser les arbres généalogiques des dinosaures.
Des examens approfondis de lamelles d’os plus fines qu’une feuille de papier révèlent avec force détails la durée et la chronologie des poussées de croissance des animaux. En utilisant les mêmes modèles que ceux qui servent à prévoir les changements climatiques, les paléontologues peuvent virtuellement lancer un astéroïde vers la Terre, comme il y a 66 millions d’années, et voir les habitats des dinosaures s’amenuiser dans l’hiver apocalyptique qui en résulte.
Mais peu de technologies ont autant modifié notre conception des dinosaures que la scanographie (ou tomodensitométrie) médicale. «Nous avons pu entrer toutes les données sur ces os d’espèces disparues dans un ordinateur, qui nous permet d’en faire des choses, explique Lawrence Witmer, paléontologue à l’université de l’Ohio. Nous pouvons reconstituer des morceaux manquants [...], effectuer des essais de choc, mener des simulations et mieux comprendre comment ces animaux fonctionnaient réellement. »
La scanographie élimine aussi une concession auparavant obligatoire : sacrifier les empreintes de tissus mous sur un fossile pour atteindre l’os. Les chercheurs séparent à présent l’os de la roche de façon virtuelle. «Ça vous fait vraiment vous demander : qu’avons-nous manqué ou détruit au bulldozer? », note Mark Witton, paléoartiste à l’université de Portsmouth (Royaume-Uni).
l y a peu, Lawrence Witmer a recouru au scanner pour montrer que les principaux groupes de dinosaures développèrent différents systèmes de thermorégulation crânienne pour empêcher leur cerveau de surchauffer. Les dinosaures cuirassés, comme l’ankylosaure Euoplocephalus, utilisaient leurs voies nasales. Ensuite, celles-ci évoluèrent et devinrent des conduits rejetant la chaleur pendant que l’animal respirait, ce qui refroidissait le sang destiné au cerveau.
À l’université de l’Ohio, Lawrence Witmer étudie un moulage de crâne de Tyrannosaurus rex. Les contours du crâne de T. rex révèlent qu’il usait beaucoup de l’odorat. Il devait avoir 1,5 fois plus de gènes codant pour les récepteurs olfactifs que l’homme, si l’on en croit la taille relative de la région du cerveau traitant les odeurs.
En revanche, de grands prédateurs comme T. rex expulsaient la chaleur excédentaire par de gros sinus dans le museau. Tel le forgeron actionnant son soufflet, ces dinosaures contractaient leurs mâchoires afin que l’air entre dans les cavités nasales et en sorte. Ainsi, l’humidité s’évaporait et la chaleur s’évacuait.
Les scanners peuvent aussi nous renseigner sur la façon dont les dinosaures se déplaçaient et changeaient en grandissant. Ryan Carney, de l’université de Floride du Sud, a bâti des modèles en 3D à partir de vidéos radiographiques et d’animations numériques mettant en scène des alligators et des oiseaux. En 2016, ces modèles ont révélé que le dinosaure à plumes Archaeopteryx était apte au vol autonome en battant des ailes.
Le chercheur argentin Alejandro Otero voulait comprendre comment grandissait Mussaurus, un herbivore de Patagonie. Il a entré des scanographies d’os du dinosaure dans un ordinateur pour simuler la posture de l’animal à divers âges. Comme les bébés humains, les Mussaurus juvéniles avançaient à quatre pattes et, à l’âge adulte, marchaient dressés sur leurs pattes arrière.
Plus les paléontologues peuvent examiner profondément chaque nouveau fragment d’os, plus ils peuvent effectuer de découvertes. Ils ont donc dû sérieusement développer leurs outils. Un anneau gris de 850 m de circonférence se dresse à Grenoble, au confluent de l’Isère et du Drac. L’étrange structure est l’Installation européenne de rayonnement synchrotron (ESRF). Cet accélérateur de particules lance des électrons à une vitesse proche de celle la lumière. Ces dernières années, il est devenu la Mecque des paléontologues, grâce au chercheur Paul Tafforeau.
Lorsqu’un faisceau d’électrons tourne dans l’ESRF, des aimants disposés tout autour de l’anneau infléchissent leur trajectoire. Ainsi perturbés, ils émettent des rayons X parmi les plus puissants du monde. Des chercheurs s’en servent souvent pour étudier de nouveaux matériaux et traitements médicaux.
La spécialité de Paul Tafforeau est le recours aux rayons X pour examiner des fossiles que les scanners habituels ne savent pas interpréter, et à des résolutions qu’ils ne peuvent pas atteindre. L’intensité de l’ESRF a ainsi fait des miracles pour Dennis Voeten, de l’université d’Uppsala, en Suède. Il s’en est servi pour découper virtuellement des fossiles d’Archaeopteryx et tracer les coupes transversales des os dans les moindres détails. C’est que les os doivent résister à l’effort du vol. Leur structure géométrique peut donc indiquer le style de vol des animaux.
L’anatomie d’Archaeopteryx ne lui permettait pas un battement d’ailes semblable à celui des oiseaux. Les coupes transversales des os de ses ailes évoquent plutôt celles des faisans actuels, qui volent sur de courtes distances. Voilà un indice remarquable sur la façon dont cette créature vieille de 150 millions d’années – un symbole de l’évolution des dinosaures en oiseaux – se déplaçait dans les chapelets d’îles où il habitait peut-être au Jurassique.
À l’ESRF, Kimi Chapelle, de l’université du Witwatersrand (Afrique du Sud), a scruté l’intérieur des plus vieux œufs de dinosaures connus, ceux de l’herbivore sud-africain Massospondylus.
Des cadavres congelés (ici, celui d’un crocodile du Siam) défilent dans les scanners de l’hôpital O’Bleness (Ohio) depuis plus de vingt ans. Lawrence Witmer, paléontologue à l’université de l’Ohio, recourt aux scanographies d’animaux actuels pour reconstituer et interpréter l’anatomie interne des crânes de dinosaures éteints.
Les rayons X lui ont permis de reconstituer les crânes embryonnaires au sein des œufs, y compris les minuscules dents que les dinosaures auraient perdues ou réabsorbées avant d’éclore. Les embryons de gecko moderne possèdent eux aussi ces protodents. Pourtant, les derniers ancêtres communs aux geckos et aux dinosaures ont vécu il y a plus de 250 millions d’années. Kimi Chapelle a compris en partie grâce aux geckos que les embryons de Massospondylus étudiés en étaient aux trois cinquièmes de leur développement quand ils sont morts, il y a plus de 200 millions d’années. «Cela les rend beaucoup plus réels », m’explique-t-elle.
Chaque printemps, un autre symbole de la nature éphémère de la vie est le manteau de fleurs de cerisiers et de pruniers qui se déploie dans tout Beijing. C’est aussi là que se dresse l’Institut de paléontologie des vertébrés et de paléoanthropologie (IVPP).
Depuis les années 1990, des agriculteurs, des chercheurs et des marchands issus de la province du Liaoning, dans le nord-est de la Chine, y ont apporté des centaines de fossiles. Ce que l’on savait sur l’apparence et le comportement des dinosaures en a été bouleversé.
Peu de dinosaures illustrent mieux l’évolution constante de nos connaissances que les scansorioptérygidés, une obscure famille de dinosaures du Jurassique. Certains scientifiques pensaient que ces animaux, de la taille d’un corbeau, utilisaient leurs doigts longs de 10 cm pour attraper des insectes. Mais, en 2015, des chercheurs de l’IVPP ont dévoilé l’existence d’un étrange membre du groupe – un cul-de-sac de l’évolution dans les origines du vol.
Yi qi est le seul dinosaure jamais découvert qui possédait des ailes membraneuses, comme celles des chauves-souris. Des ailes qu’il soutenait avec ses longs doigts extérieurs et avec les éperons osseux de ses poignets. « Voilà ce qui s’est passé, explique Jingmai O’Connor, chercheuse à l’IVPP : un seul spécimen très important […] a pour ainsi dire mis sens dessus dessous tout ce que nous croyions savoir. »
Des fossiles de Chine, comme d’autres issus de sites aussi remarquables à travers le monde, conservent des vestiges de toutes sortes de tissus. En 2014, des chercheurs ont annoncé avoir découvert dans l’ouest du Canada un Edmontosaurus regalis, un type d’hadrosaure qui possède une crête de chair comparable à celle des coqs. On a beau connaître l’espèce depuis près d’un siècle, nul ne savait que le dinosaure arborait cette excroissance.
Des os de dinosaures avaient déjà montré que ceux-ci utilisaient des parties du corps surdéveloppées afin de séduire des partenaires et de défendre leur position sociale, exactement comme le font les animaux modernes, ou pour trouver des membres de la même espèce. Mais Edmontosaurus et d’autres dinosaures présentant des tissus mous offrent aux paléontologues un aperçu de la véritable splendeur de ces parades sexuelles.
Quelquefois, les chercheurs peuvent même déduire les compositions chimiques originelles des animaux. À l’intérieur des cellules se nichent des mélanosomes, de minuscules sacs remplis de mélanine, un pigment. En 2008, une équipe conduite par le paléontologue Jakob Vinther, aujourd’hui à l’université de Bristol (Royaum-Uni), a constaté que ces mélanosomes pouvaient fossiliser. La découverte a ouvert la voie à un domaine d’étude que l’on croyait jusqu’alors impossible : établir les couleurs de la peau et des plumes des dinosaures éteints selon la forme, la taille et la disposition de leurs mélanosomes.
Il faut toutefois rester prudent : la mélanine n’est pas le seul pigment chez les animaux actuels, et ne l’était sans doute pas non plus chez les dinosaures éteints. Malgré tout, les récentes découvertes ont été stupéfiantes. Anchiornis, un dinosaure à plumes de la Chine actuelle, arborait une crête rougeâtre. La peau brun-roux de Psittacosaurus, un cératopsien primitif, constituait une sorte de camouflage. En 2018, une équipe internationale a annoncé que les plumes de Caihong, un dinosaure qui vivait dans la même région que Yi qi, brillait de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
Dans les premières reconstitutions, les dinosaures ressemblaient le plus souvent à des reptiles. Mais les scientifiques ont eu la surprise de découvrir que les gènes à l’origine des dents, des écailles, des poils et des plumes sont étroitement liés. Cela facilite la transformation de leurs attributs au fil du temps. Il en a résulté une grande variété de types de plumes et d’écailles à mesure que les dinosaures évoluaient.
D’autres molécules de la vie pourraient traverser les âges. Paléontologue à l’université d’État de Caroline du Nord, Mary Schweitzer a découvert dans les années 2000 que certains fossiles de dinosaures (dont des spécimens de T. rex ) avaient conservé des cellules et des vaisseaux sanguins, voire des vestiges de protéines. La nouvelle a fait des vagues. Depuis, Schweitzer et un nombre croissant de scientifiques s’interrogent : comment ces substances ont-elles pu subsister ? Et que peuvent-elles nous apprendre ?
Dans son laboratoire, Jasmina Wiemann, doctorante à Yale, me montre comment elle broie un petit fragment d’os d’Allosaurus pour analyse. Elle transvase la poussière dans un tube et me demande d’y ajouter une solution acide, qui pétille et devient marron foncé.
Sous le microscope, l’infâme magma comporte de gros morceaux spongieux acajou striés de gribouillis noirs. Je n’en crois pas mes yeux. La saleté marron était, il y a fort longtemps, un tissu riche en protéines. Et les gribouillis ? Ce sont les contours de cellules d’os vieilles de plus de 145 millions d’années, celles d’un prédateur à grandes dents et long de 10 m du Jurassique.
Même après des millions d’années, la chaleur et la pression peuvent souvent transformer de tels restes microscopiques par réaction chimique. Malgré les modifications subies, les matériaux contiennent des indices inestimables sur le comportement des dinosaures.
Deux Edmontosaurus mâles se disputent une femelle. Les grands hadrosaures avaient peut-être des rapports sociaux complexes, communiquant par des grondements sourds. Sources : David C. Evans, Musée Royal de l'Ontario ; Phill Bell, Université de Nouvelle-Angleterre.
Dans une étude de 2018, Wiemann a montré que, si l’on soumet certaines coquilles d’œufs de dinosaures au laser, la lumière réfractée révèle de la protoporphyrine et de la biliverdine dégradées. Or ces composés donnent aux œufs d’oiseaux actuels leurs couleurs et leurs mouchetures. D’après l’analyse, les œufs calcifiés de Deinonychus (un parent de Velociraptor) étaient bleuâtres. Cela suggère que, comme les oiseaux actuels ayant aussi des œufs colorés, ce dinosaure faisait un nid en plein air et couvait ses petits.
En revanche, des embryons de Protoceratops fossilisés exhumés en Mongolie et des embryons de Mussaurus provenant de Patagonie sont ceints d’une ancienne coquille d’œuf caoutchouteuse, selon une étude cosignée par Wiemann cette année. La découverte laisse penser que ces dinosaures enterraient leurs nids, comme les tortues de mer actuelles, mais également que les œufs des premiers dinosaures étaient tout aussi mous. Voilà qui donne un tour inattendu à l’histoire de l’évolution des dinosaures. Car cela signifie que les coquilles dures, un trait partagé par tout le groupe Dinosauria (dont les oiseaux), n’ont pas une origine commune. Cette caractéristique est apparue au moins à trois reprises chez des animaux différents au cours de l’évolution.
Dans une étude publiée en 2012, Bhart-Anjan Bhullar révèle qu’en matière de développement, les crânes des oiseaux sont des variations sur des crânes de juvéniles d’anciens dinosaures. Les jeunes dinosaures avaient des os crâniens plus fins et plus souples, dont les oiseaux ont tiré profit pour développer le bec.
Les avancées scientifiques nous montrent avant tout que les dinosaures ne furent pas forcément les créatures menaçantes représentées parfois dans la culture populaire. Ils se faisaient la cour avec des parades élaborées et se battaient pour défendre leur statut social. Ils se fracturaient les os et avaient des infections. Ils chassaient les insectes et grignotaient les fougères. Leurs journées étaient aussi remplies et variées, frénétiques et monotones que celles des oiseaux qui volent devant chez vous. Même le plus redoutable des T. rex faisait parfois la sieste.
Voilà l’idée qui me frappe tout en traversant le laboratoire de Bhart-Anjan Bhullar. Maître-assistant à Yale, il dispose d’un bureau exigu à deux pas de celui de Wiemann. Bhullar a beau travailler dans un département de géologie, il n’a suivi que trois cours de géologie dans sa vie. Il étudie les fossiles et les embryons d’animaux vivants afin de tenter de comprendre comment les anciens dinosaures ont engendré les oiseaux.
Proto-oiseau du Crétacé, Hesperornis est un lointain parent du théropode primitif Coelophysis, dont Bhart-Anjan Bhullar tient un crâne. Paléontologue à Yale, celui-ci a montré qu’au fil de l’évolution, les crânes des oiseaux adultes ont conservé des caractéristiques que les dinosaures éteints n’avaient que lorsqu’ils étaient jeunes, ouvrant la voie au bec d’oiseau. Photographié au Muséum d'histoire naturelle de Peabody, Université Yale.
Bhullar a aussi montré qu’en bloquant les mécanismes moléculaires importants du bec, on peut donner à un embryon de poulet un museau pareil à celui d’Archaeopteryx. Et il a découvert à travers tout le schéma corporel aviaire d’autres exemples frappants, qui prouvent que les embryons d’oiseaux portent au fond d’eux l’histoire de leur propre évolution.
Le chercheur me montre la vue au microscope d’un membre antérieur d’embryon de caille. On dirait vraiment un bras de raptor, main minuscule incluse. «C’est Deinonychus!, s’écrie Bhullar. Regardez-moi ça!» L’aile d’oiseau telle que nous la connaissons ne remplacera cette forme ancestrale du membre qu’à l’approche de l’éclosion.
Ainsi, les dinosaures sont encore parmi nous, fantômes à l’intérieur des œufs de leurs descendants aviaires. Et ces liens entre le passé et le présent deviennent plus évidents à Londres, alors que notre visite à l’île des dinosaures touche à sa fin. Si le monde des dinosaures s’est terminé en un éclair, un péril plus lent et insidieux menace les créatures du Crystal Palace.
Ces sculptures sont inscrites sur la liste du patrimoine en danger du Royaume-Uni. Mais, faute d’entretien, des fissures ont envahi nombre des carapaces décolorées. En mai, le Megalosaurus de l’île a perdu un morceau de museau – vandalisme ou délabrement. Les Amis des dinosaures du Crystal Palace sont en train de planifier des travaux de restauration.
Pondu des dizaines de millions d’années après l’extinction des dinosaures non aviaires, cet œuf d’oiseau fossilisé a été exhumé dans le Nebraska. Doctorante à Yale, Jasmina Wiemann utilise ces restes pour l’analyse chimique de coquilles plus anciennes. « Tous les oiseaux sont des dinosaures, rappelle-t-elle, il s’agit donc aussi d’un œuf de dinosaure aviaire. » Photographié au Muséum d'histoire naturelle Peabody, Université Yale.
Ce besoin de rénovation, nous le sentons tout autour de nous. Aussi je demande à Susannah Maidment comment les scientifiques construiraient aujourd’hui leur propre version du Crystal Palace Park. La conservatrice a une réponse élégante : elle le remplirait d’oiseaux.
« Vous savez, les dinosaures sont les plus variés de tous les vertébrés terrestres vivant aujourd’hui, ajoute la conservatrice, tandis qu’une volée de mouettes passe au-dessus de nos têtes et plonge dans l’eau un peu plus loin. Ils ne se sont jamais arrêtés. »
Article publié dans le numéro 254 du magazine National Geographic