AZF : comment raconter une catastrophe 20 ans après ?
Il y a 20 ans, l'usine AZF a explosé, faisant basculer Toulouse et ses environs dans le chaos. Pour donner à voir l'ampleur de cet accident qui a fait 31 morts et 2 500 blessés, un journaliste et un caméraman sont partis seuls sur les lieux de l'accident.
Images de reconstitution réalisées dans le cadre du documentaire AZF : Au cœur du chaos, diffusé le 21 septembre à 21.00 sur la chaîne National Geographic.
Le 21 septembre 2001 à 10 h 17, la ville de Toulouse bascule dans le chaos. Des milliers de logements détruits, des milliers de fenêtres soufflées, l’une des plus grandes catastrophes industrielles françaises secoue la ville rose et ses environs. L’onde de choc produite par l’explosion de l'usine AZF a été enregistrée à plus de 200 kilomètres de Toulouse et entendue à 80 kilomètres du lieu de l’explosion. Un séisme de magnitude 3,4 a été enregistré. Les enquêtes successives ont révélé qu’un stock d’environ 300 tonnes de nitrate d’ammonium destiné à la production d’engrais a explosé dans un bâtiment de l’usine vieillissante, inaugurée en 1927. Suite à une erreur humaine, ledit nitrate serait rentré en contact avec 500 kg de produit chlorés, entraînant la destruction totale de l’usine.
Non loin de là, dans les bureaux régionaux de France 3, on prie les journalistes de sortir du bâtiment. Reconnaissant l'odeur d'ammoniaque qui lui est familière, le journaliste Pierre Nicolas invite le caméraman Michel Méziéres à aller filmer ce qu'il s'est passé. Il en est sûr, c'est l'usine AZF qui a explosé, libérant dans l'air cet immense nuage rose qui flotte au-dessus de leurs têtes. Ils sont les premiers sur place et leur travail exceptionnel sera récompensé d'un premier prix de journalisme International d'Angers.
Comment raconter un accident qui surgit dans une actualité linéaire quelques minutes, quelques jours, quelques années après ? Comment rendre compte de la stupeur et de la désolation qui suivent une catastrophe industrielle ? Le rôle des journalistes est alors de saisir et restituer les informations qui leur parviennent, avec le moins d'interprétation possible, pour donner à voir ce qu'il se passe. Puis vient le temps de l'autopsie. On s'interroge sur les causes, on essaie de dessiner les conséquences de ce qu'il vient de se produire. Reste l'indicible, le deuil et ces silences qui hantent les survivants.
À l'occasion de la diffusion du documentaire inédit AZF : Au cœur du chaos le 21 septembre à 21.00 sur la chaîne National Geographic, nous avons rencontré le journaliste Pierre Nicolas, dont le témoignage a permis à la France d'alors de saisir l'ampleur de cet accident qui a fait 31 morts et 2 500 blessés.
Ce qui frappe dans le bout-à-bout diffusé par France 3 et qui vous a valu le premier prix de journalisme International d’Angers en 2002, ce sont les sons et les silences. Les silences des cadavres, mais aussi des vivants qui sont abasourdis, les sons des mourants et des blessés, le bruit des décombres sous vos pieds et vos voix à tous les deux. Avez-vous encore en mémoire cette ambiance sonore très particulière ?
Oui... Même si c'est un silence, comment l'oublier ? Ce jour-là et à cet endroit-là, le silence avait quelque chose d'incongru. Parce que le bruit, c'est la vie. Et quelques secondes après le grondement de l'explosition, le silence s'est installé. On n'entendait plus que notre propre respiration, le crissement des cailloux sous nos pieds, ces bruits-là sont encore très présents [dans ma mémoire]. Je me souviens avoir dit à l'antenne pour décrire ce que nous avions vu qu'on entendait des gens appeler au secours mais aussi tous ceux qui ne pourraient plus jamais appeler personne. Cela résume bien notre sentiment d'alors, ce silence, vous avez raison, qui avait pris toute la place.
Pour rester sur les sens, vous dites avoir rapidement reconnu l’odeur d’ammoniaque depuis les bureaux de France 3, ce qui vous a fait comprendre que l’incident s’était produit à l’usine AZF…
Avant d'être journaliste, j'ai été mécanicien moto et avant cela j'étais infirmier en salle d'opération à Strasbourg. Et à la fin des opérations, je devais nettoyer la salle d'opération avec de l'ammoniaque pur. Donc je connaissais cette odeur par cœur. Et puis j'habite à Blagnac, à 8 ou 10 km à l'opposé d'AZF et parfois le matin, avec les vents dominants, il nous arrivait de sentir l'ammoniaque lorsqu'AZF avait eu des petits soucis pendant la nuit. Donc c'est une odeur que je n'ai pas eu de mal à reconnaître tout de suite.
Une minute après l'explosion, on nous a dit qu'il était dangereux de rester dans les bâtiments. On s'est retrouvés dehors et là j'ai senti l'odeur d'ammoniaque et j'ai su instinctivement d'où venait ce nuage rosâtre qui passait au-dessus de nos têtes. C'est d'ailleurs ce qui m'a poussé à prendre ma moto pour aller voir ce qu'il s'était passé. Sur le parking, j'ai croisé Michel Méziéres qui venait d'aller récupérer sa caméra dans les locaux un peu dévastés. Je lui ai tout de suite proposé de venir avec moi.
Les Toulousains confessent volontiers que cette usine leur faisait peur, même avant l’accident. Pourquoi ?
C'était une usine ancienne. Elle était située en bord de rocade, elle datait des années 1930 et malgré des petites modernisations, elle n'était pas très jolie. C'était une usine silencieuse mais il y avait toujours des fumées qui en sortaient. Dans les années 1980, 1990 et 2000 et avec la montée de la conscience environnementale, cette usine en plein cœur de la ville faisait tache. Les Toulousains étaient partagés entre le fait que cette usine avait donné du travail à toute la ville, jusqu'à 4 500 personnes dans les années 1950, et le côté polluant, rouillé et disgracieux de ses tours de refroidissement. Ce n'était pas l'image de haute technologie que la ville voulait donner. On avait l'aviation, l'aéronautique, Motorola... Cette vieille usine n'était plus vraiment à sa place.
D'un point de vue journalistique, comment avez-vous géré le difficile équilibre entre l’émotion et l’urgence d’informer ?
Pour moi le journalisme, c'est aller chercher l'info, la digérer et la donner pour informer les gens. C'est en cela que notre métier est utile, en particulier à la télévision pour ce genre d'événements où on a besoin de « voir » ce qu'il se passe.
Contrairement à ce qu'il se faisait alors à France 3 où nous avions l'habitude d'attendre des autorisations pour tourner, j'ai dit à Michel « Surtout ne coupe pas, tourne tout le temps ». C'est ce qu'il a fait et c'est ce qui donne leur force aux images. On était sur place vers 10 h 30 [l'explosion a eu lieu à 10 h 17, ndlr], on a tourné environ 15 minutes puis on est retournés monter le reportage. Parce que dans mon idée, je voulais rassurer les gens et leur dire, « Ne vous inquiétez pas, c'est fini ».
Vous voulez dire qu'à ce moment-là, vous pensiez que tout risque était écarté ? Vous ne pensez à la possibilité d’une deuxième explosion ?
Non, quand on arrive, on voit que tout est par terre. Il ne pouvait plus rien arriver, puisqu'il ne restait rien. Le seul problème à ce moment-là c'est la pluie, les retombées de ce qui avait été projeté dans les airs au moment de l'explosion.
Pierre Nicolas sur le tournage du documenatire AZF : Au cœur du chaos, diffusé le 21 septembre à 21.00 sur la chaîne National Geographic
Le bout-à-bout que vous réalisez avec Michel Mézière, depuis les locaux de France 3 Région jusqu’au site accidenté en passant par la rocade et les décombres, sans montage, est un document brut qui replonge le spectateur sur le site de l’accident. En ne faisant ni montage, ni commentaire, par lesquels les journalistes transforment les faits en informations, vous avez fait le choix de montrer ce qu’on ne montre pas d’habitude à la télévision. Pourquoi ce choix ? Est-ce que vous aviez peur que le montage ne soit pas à la hauteur de la désolation ?
C'est une bonne question. Après nous être rendus sur place, nous sommes revenus à la télé avec les rushes. On a monté 3 minutes 30 avec la monteuse. C'était le premier reportage, j'ai à peine écrit avant le direct. J'ai fait un commentaire pour expliquer ce que l'on voyait à l'écran. On a fait notre boulot de journalistes régionaux en choisissant les plans qui nous semblaient les plus intéressants.
Une semaine plus tard, une autre monteuse, Elsa Gratacos, reprend les rushes pour monter un sujet pour une soirée spéciale. Et elle me dit, « Écoute, je te propose quelque chose : on va mettre bout-à-bout tous les passages qu'on n'a pas retenu dans le premier reportage ». Toute ma vie, j'ai vu les monteurs couper les passages où on entendait ma voix parce que je suis très bavard, donc la proposition était surprenante. Et en découvrant le bout-à-bout de 4 minutes, j'ai réalisé qu'il n'y avait pas besoin de commentaires, qu'il était suffisamment fort comme ça. Et c'est ce bout-à-bout-là qui a été récompensé.
Et c'est justifié ! Pour avoir étudié le traitement médiatique de la catastrophe de Tchernobyl, ce type de documents bruts, sans musique inquiétante, sans commentaires, sans théâtralisation est très rare. Dans ce bout-à-bout, on a le sentiment d'être au même niveau que les victimes et c'est très impressionnant.
C'est ça, on découvre en même temps que le spectateur et comme vous le dites, ça met tout le monde sur un même pied d'égalité.
Vous avez ensuite présenté plusieurs éditions spéciales pour France 3 Sud. Vous avez alors suivi une chronologie de la construction de l’information plus traditionnelle, avec des témoignages, des premières hypothèses sur les causes de l’accident, les interventions de médecins, de la direction de l’usine, de politiques… Comment avez-vous participé à la construction de l’information après avoir été un témoin direct des conséquences de ce drame ?
Le jour-même, on a décidé de faire des prises d'antenne toutes les heures, ce qui était très rare pour la chaîne. On m'a dit que chaque prise d'antenne devait durer 10 minutes environ, durant lesquelles la rédaction me faisait entièrement confiance. Je n'étais pas partant pour prendre l'antenne en continu, à l'époque l'information en continu n'existait pas, on n'avait pas de modèle. À ce moment-là, le fait de m'être rendu sur place faisait de moi le seul journaliste présentateur qui savait de quoi il parlait. Ce jour-là, j'ai exercé mon métier de manière vraiment exceptionnelle.
En quelques secondes, l’usine toulousaine bascule dans un chaos total le 21 septembre à 10 h 17 précisément. Des milliers de logements détruits, des milliers de fenêtres soufflées, l’une des plus grosses catastrophes industrielles françaises a frappé la ville de Toulouse et ses environs. L’onde de choc produite par l’explosion a été enregistrée à plus de 200 kilomètres de Toulouse et entendue à 80 kilomètres du lieu de l’explosion. Un séisme de magnitude 3,4 est enregistré.
Ce qu’on peut oublier 20 ans après, c’est que l’accident d’AZF survient seulement 10 jours après l’attentat terroriste du 11 septembre. La piste de l’attentat terroriste vient assez vite en tête pour les Toulousains qui ont entendu l’explosion...
Ça pose d'abord la question du vocabulaire. Sur place, je vois que tout est détruit. Je reviens en plateau et environ 20 secondes avant de prendre l'antenne, je me dis, « Bon sang, comment je vais définir ce que je viens de voir ? ». Si je dis, « c'est un accident », ça ne va pas, je prends déjà parti. Très naturellement ensuite, « c'est un attentat ». À ce moment-là tout le monde y pense depuis 10 jours, et je ne veux surtout pas le prononcer à l'antenne, tout simplement parce que je n'en sais rien. La seule chose que je sais, c'est qu'il y a eu une explosion. Et juste avant de prendre l'antenne, c'est le mot « catastrophe » qui s'impose à moi. Ce mot donnait l'ampleur de ce qu'il se passait, permettait de comprendre la manière dont les victimes le vivaient, tout en ne prenant pas parti.
Deux journaux, Le Figaro et Valeurs Actuelles, vont aller jusqu’à soupçonner Hassan Jandoubi, un manutentionnaire intérimaire mort dans l’explosion, Français d’origine tunisienne, d’avoir fait partie d’un réseau islamiste et d’être à l’origine de l’accident. Peut-on, selon vous, expliquer cet écart déontologique – condamné par la justice – par le seul besoin de désigner un coupable ? Est-ce que ça ne trahit pas aussi une façon de se rassurer, d’oublier que dans l’industrie, le risque zéro n’existe pas ?
Ce pauvre Hassan Jandoubi et ses caleçons de l'enfer ! [La thèse de l'attentat a été explorée par les enquêteurs, au motif que le jeune homme portait plusieurs sous-vêtements ce jour-là, ndlr] Sur ce point la Justice a fait son travail. C'est vrai que pendant des années, les experts et les services de la préfecture nous assuraient que l'usine ne représentait aucun danger alors que beaucoup de gens s'en méfiaient. On a tout fait pour rappeler que le risque zéro n'existait pas et que les accidents arrivent, malgré tout.
Le documentaire inédit AZF : Au cœur du chaos sera diffusé le mardi 21 septembre à 21.00 sur la chaîne National Geographic.