Changement climatique, pandémie, une autre histoire du déclin de l’Empire romain
Des éruptions volcaniques, des bouleversements climatiques et une pandémie de peste ébranlèrent l’État romain. Autant de facteurs cruciaux pour comprendre la fin de cet immense empire.
« Le Triomphe de la Mort » par Pieter Brueghel l'Ancien, 1562. Museo del Prado.
Nombreuses sont les théories et les récits narrant la chute de Rome. À l’affiche de ce blockbuster de l’Histoire : des empereurs et des barbares, des sénateurs et des légionnaires, des esclaves et des généraux. On imagine ainsi que la fin de l’un des plus grands empires est une affaire exclusivement humaine.
Pourtant aujourd’hui, à l’heure du réchauffement climatique et de la COVID-19, nul ne peut ignorer combien les forces de la nature façonnent notre devenir. Il en fut ainsi pour les Romains également. Le bacille de la peste bubonique, les rats noirs, les éruptions volcaniques et les changements climatiques ont joué un rôle dans la fin cet État tentaculaire. Il était temps de faire entrer ces acteurs dans le grand théâtre de l’Histoire antique.
C’est ce qu’a fait Kyle Harper, professeur d’histoire ancienne à l’université d’Oklahoma. Grâce à de nouvelles sources historiques et aux avancées de la recherche scientifique, il a narré le déclin de Rome à la lumière de son histoire environnementale dans un livre, Comment l’Empire romain s’est effondré, paru en 2019 aux éditions La Découverte. Son ouvrage plus global sur l’impact des maladies dans l’histoire du monde, Plagues upon the Earth: Disease and the Course of Human History est à paraître en octobre 2021 aux éditions Princeton University Press. Entretien.
Kyle Harper, professeur d’histoire ancienne à l’université d’Oklahoma et auteur du livre « Comment l’Empire romain s’est effondré », paru aux éditions La Découverte.
Au VIe siècle, des éruptions volcaniques ont bouleversé le climat de l’Empire romain. De quelle manière ?
Jusqu’au VIe siècle, les Romains ont été plutôt chanceux par rapport au climat. Plus spécifiquement, de César à Marc Aurèle, le climat a été exceptionnellement stable. C’est un facteur qui a sûrement facilité leurs ambitions impériales. Mais entre 530 et 540 ap. J.-C., une série d’éruptions volcaniques majeures bouleverse le climat. La présence exceptionnelle de particules dans l’atmosphère diminue la quantité de rayons qui la traverse. Jean D’Ephèse, un commentateur de l’époque, écrit ainsi en 536 ap.J.-C. : « le soleil s’est assombri et est resté dans l’obscurité pendant un an et demi, c’est à dire dix-huit mois ».
Au départ les historiens ne savaient pas trop quoi déduire de ces descriptions jusqu'à ce qu’ils les croisent avec des données climatiques. Ainsi, ils ont vu que des carottes de glaces contenaient des traces chimiques des éruptions volcaniques de l’époque. Des cernes d’arbres montraient les refroidissements de températures. Les historiens pouvaient donc conclure à un bouleversement climatique causé par les éruptions. C’est un phénomène qui s’étend sur plusieurs continents. De nombreuses autres sources, aux quatre coins de l’Europe et même jusqu’en Chine, documentent un refroidissement très marqué des températures. C’est le petit âge glaciaire de l’Antiquité tardive, qui dure pendant près d’un siècle.
Quelles sont les conséquences directes de ce changement climatique ?
De mauvaises récoltes, d’une part. Le climat influence la production de nourriture et ses prix. On sait qu’il y a eu des famines dans l’Empire romain suite à ces épisodes de changement climatique. On trouve des descriptions de ces phénomènes de l’Irlande à la Chine, en passant par l’Italie. Or, les gens désespérés sont prêts à tout : conflits, migrations... Ainsi, il y a eu d’importantes migrations au VIe siècle à travers l'Europe et l'Asie, notamment des peuples slaves et turcs, qui ont fait pression sur l’Empire romain. Ces mouvements ne sont pas forcément dus à la crise climatique. Mais nous pouvons formuler l'hypothèse qu'il y a un lien.
L’épidémie de peste en 542 est un autre facteur important du déclin de l’Empire romain, selon vous. Comment survient-elle ?
Nous ne savons pas très bien ce qui la cause. Les chercheurs étudient comment cette épidémie de peste pourrait être liée au changement climatique. Voilà les hypothèses : la famine a pu rendre la population plus vulnérable aux maladies. Ou alors le changement climatique a provoqué des migrations depuis l’Asie centrale, où la peste est endémique, ce qui aurait répandu la maladie. Enfin l’hypothèse que je privilégie : le changement climatique a engendré des mouvements de populations chez les rongeurs. Ces rongeurs comme les marmottes ou les gerbilles, naturellement porteurs de puces qui transmettent la peste, se sont rapprochés des villes. Ils ont transmis les puces aux rats noirs. Quand ces rats meurent, les puces se mettent à piquer les humains et les contaminent. Les humains peuvent ensuite mutuellement se la transmettre.
Quelles sont les conséquences de la peste sur la population ?
À Constantinople, les morts se comptent en dizaine de milliers par jour, selon certaines estimations. C’est plausible. Deux auteurs racontent comment les tas de cadavres étaient transportés dans des fossés creusés à l’extérieur de la ville. Mais ces tranchées furent vite pleines. Les corps étaient alors emmenés de l’autre côté du détroit, sur d’énormes bateaux. Nous savons donc que la mortalité était extrêmement élevée, même s’il est très difficile d’avoir un chiffre précis. Dans certains villages, la peste pouvait faucher un tiers, voire la moitié de la population en un été. Imaginez le traumatisme ! C’est un fléau qui touche plusieurs continents. L'existence des routes terrestres et maritimes facilite très largement la diffusion de l'épidémie. On a retrouvé des descriptions de cette maladie à Constantinople donc, mais aussi en Égypte, en Palestine, en Syrie, en Asie Mineure, en Italie, en Gaule, ou encore en Espagne… Plus récemment, on a aussi retrouvé des traces de l’ADN du pathogène dans les squelettes de victimes situés en Allemagne.
Gravure de gerbilles réalisé par l’illustrateur John Gerrard Keulemans (1842-1912).
Comment cette épidémie est-elle interprétée ?
À l’époque la population ne comprenait pas les bactéries. Il n’y avait ni vaccins, ni médicaments, ni savoir scientifique pour expliquer l’origine de la maladie. Ils étaient totalement démunis. C’est difficile de se représenter aujourd’hui l’ampleur de leur désarroi. Ils pensaient que c’était à cause de la colère divine. Les péchés du peuple, surtout sa cupidité, avait provoqué le massacre venu des cieux. Dans les villages, les habitants priaient avec ferveur les saints. Quand la peste épargnait l’endroit, ils pensaient que leurs prières avaient fonctionné. Quand elle s’abattait sur eux, cela donnait des scènes complètement terrifiantes. La maladie a ainsi transformé la foi. L’aspect apocalyptique, déjà présent dans le christianisme, prend beaucoup plus d’ampleur à ce moment-là. Certains auteurs de l’époque pensaient que le texte de la Bible se déroulait sous leurs yeux.
Les Romains ont, sans le faire exprès, créé un environnement propice aux bactéries. Comment ?
D’une part, ils ont développé l’urbanisme alors que la cité ancienne était un lieu d’insalubrité maximale. Certes, la ville romaine était une merveille d’ingénierie civile, comme en témoignent les aqueducs, mais les Romains étaient beaucoup moins forts pour la gestion des eaux usées et des déchets. Le plus souvent, les latrines privées n’étaient pas raccordées aux égouts. En ville, les rats grouillaient, les mouches pullulaient, les petits rongeurs couinaient dans les passages et les cours. Il n’y avait pas de théorie microbienne et on se lavait peu ou pas les mains. Un paradis pour les germes !
Comment ces facteurs environnementaux ont contribué au déclin de l’Empire romain ?
Au VIe siècle, le gouvernement peinait déjà à recruter des soldats. Mais si en plus, vous avez une bonne partie de la population qui manque, cela devient très difficile… De plus, sans cette part de la population, le gouvernement avait aussi des difficultés fiscales. Impossible en effet de collecter le même niveau d’impôt. Ils ont donc beaucoup augmenté les taxes. Le gouvernement devint alors de plus en plus impopulaire et instable.
Spores du Bacillus pestis, responsable de la peste, et de son vecteur, la puce humaine (Pulex irritans). Dessin en couleur de A.J.E. Terzi.
Ces facteurs se produisent au VIe siècle. Or, on apprend souvent que l’année 476 signe la fin de l’Empire romain.
C’est une date un peu artificielle. 476 est simplement la dernière année où il y a un empereur occidental séparé. Mais l’Empire romain d’Orient reste extrêmement puissant. Je préfère penser la fin de l’Empire romain comme un processus qui culmine au VIIe siècle, quand les armées islamiques prennent la majorité des territoires restants. Ensuite, l’Empire byzantin survit pendant une très longue période.
On recense près de 200 hypothèses narrant la chute de l’Empire romain. Quelle place a l’environnement parmi ces théories?
D’une part, beaucoup de ces explications ont été abandonnées au fil du temps. D’autre part, le changement climatique et les maladies n’expliquent pas tout, mais nous devons les intégrer à l’histoire, aux côtés des invasions barbares et des guerres civiles. Et puis les forces de la nature peuvent aggraver ces facteurs humains. Nous en savons aujourd’hui beaucoup plus sur l'histoire du climat et des maladies, donc cela nous fait reconsidérer la place de ces facteurs environnementaux.
Aujourd’hui, on parle beaucoup du changement climatique et des pandémies. Comment s’assurer que votre démarche d’historien n’est pas biaisé par notre actualité?
Les historiens regardent le passé avec les lunettes du présent. Et c’est normal et sain, tant que l’on procède de manière critique. Ainsi Edward Gibbon, un historien important, a forgé sa thèse du déclin de l’Empire romain pendant le siècle des Lumières. L’époque lui a inspiré de nouvelles pistes de recherche à creuser. Et puisque le changement climatique et les pandémies deviennent des sujets d’intérêt, il y a plus de recherches faites, donc plus de données pour aider les scientifiques et les historiens à comprendre ce qu’il s’est passé. Il y a un danger, bien sûr, d'essayer de faire coller le passé à notre vision du monde. Nous devons rester sur nos gardes. Mais la vitalité du débat entre historiens et la rigueur de notre démarche sont de bonnes garanties.