Le plus ancien corps amputé de l'Histoire remet en question les connaissances médicales du Paléolithique
Soigneusement enterré dans une grotte indonésienne il y a près de 31 000 ans, un corps présentant des traces claires d'amputation a récemment été découvert par une équipe de chercheurs australiens.
La tombe vieille de 31 000 ans, excavée en 32 couches successives, renfermait également une boule d'ocre et un outil de pierre.
Si la perspective d’une amputation est une décision encore très difficile à prendre pour la médecine moderne, qu’en était-il à l’époque où l’Homme ne maîtrisait pas encore le métal ? Souvent comparée aux connaissances médicales des différentes populations natives et aborigènes modernes, la médecine du Paléolithique apparaissait jusqu’à aujourd’hui comme bien trop limitée pour relever le défi de la chirurgie.
En effet, si plusieurs corps du Pléistocène, période datée de 2 580 000 à 11 700 avant notre ère, présentent des traces d’interventions dentaires ou encore de trépanations, la réalisation d’une amputation n’allait pas plus loin que le retrait d’un doigt. On imaginait donc que, nécessitant des connaissances des risques d’infection et de l’anatomie humaine bien supérieures à celles des civilisations antiques, une telle opération était impossible pour les populations de l’époque.
Les récentes découvertes de l’équipe d’India Ella Dilkes-Hall et Tim Maloney viennent cependant secouer cette certitude. « Cela vient profondément remettre en question la manière dont le public perçoit les sociétés d’il y a 31 000 ans et les sociétés indigènes et aborigènes d’aujourd’hui », affirme Dilkes-Hall, chercheuse à l’Université d’Australie-Occidentale.
Jusqu’à maintenant, le plus ancien cas enregistré d’amputation d’un membre datait d’il y a 7 000 ans. La dépouille d’un fermier du Néolithique présentait des traces de reconstitution de sa matrice osseuse, impliquant que le patient avait survécu plusieurs années après son opération.
En dehors de ce cas lui aussi exceptionnel, les amputations étaient jusqu’alors bien plus souvent accidentelles que médicales, et les premières mentions d’amputations volontaires les décrivent avant tout comme des formes de punition ou de torture. De la main tranchée d’un voleur aux différentes méthodes de torture qui émaillèrent l’Histoire, il fallut attendre le 16e siècle pour voir l’apparition de protocoles médicaux venir pallier les risques de l’opération elle-même. Enfin, il fallut attendre le 19e siècle pour atteindre une maîtrise stable d’une opération qui, jusqu’alors, aboutissait bien trop souvent sur une hémorragie grave ou un choc septique.
Pourtant, malgré toutes les connaissances requises par l’opération et le temps qu’il fallut à la médecine moderne pour réussir à la maîtriser, il semblerait que ce soit au milieu de la jungle indonésienne que le défi fut relevé pour la toute première fois, il y a plus de 31 000 ans.
Le tibia gauche du squelette présente une coupure nette, très différente d'une blessure traumatique.
UNE PROUESSE MULTIDISCIPLINAIRE
Retrouvée dans une tombe unique, à l’intérieur de la grotte Liang Tebo de la région de Sangkulirang-Mangkalihat, la dépouille appartiendrait à un jeune homme d’une vingtaine d’années. Elle est l’une des très rares dépouilles humaines du Paléolithique d’Asie du Sud-Est, ainsi que la plus ancienne sépulture jamais retrouvée dans la région.
Allongé sur le dos, les jambes rassemblées contre le torse, le corps du défunt est pratiquement aligné sur l’axe Nord-Sud. Enterré avec soin dans une sépulture restée inviolée pendant des dizaines de milliers d’années, le squelette présente, compte tenu de son ancienneté, un état de conservation exceptionnel. Il était accompagné d’ocre et d’un outil de pierre taillée, mais était dépourvu de pied gauche.
« La découverte est très rare », explique Maloney, paléontologue à l’Université de Griffith, en Australie. « Les os présentant des traces d’atteintes pathologiques ont moins de chance d’être préservés. »
Le tibia amputé, remarquablement préservé, présente une coupure oblique, franche et nette, dépourvue de traces de cassure ou d’écrasement, éliminant ainsi l’hypothèse d’une perte accidentelle. De plus, la coupure recouverte par la matrice osseuse sous-entend que l’individu aurait survécu entre six et neuf ans après l’amputation, et que cette dernière aurait été effectuée durant son enfance. Cette hypothèse est corroborée par le développement interrompu du tibia gauche, toujours infantile tandis que celui de la jambe valide est mature, indiquant que le défunt utilisa ce dernier de son vivant, peut-être à l’aide d’un outil.
« On ne sait pas s’il était soutenu, s’il avait une béquille ou quelqu’un pour l’aider », s’interroge Dilkes-Hall. « Nous allons nous rapprocher d’experts du handicap et des prothèses afin d’imaginer à quoi elles auraient pu ressembler il y a 31 000 ans ».
Le défunt de Liang Tebo est également un important témoignage médical et culturel, et soulève de nombreuses questions.
La première concerne naturellement la faisabilité de l’opération en elle-même. Réalisée plusieurs milliers d’années avant les premières utilisations du métal, l’amputation fut probablement effectuée à l’aide d’un ou plusieurs outils de pierre, dont la nature est encore inconnue. Si l’on peut penser instinctivement à l’utilisation de l’obsidienne, encore utilisée aujourd’hui à la création de scalpels de haute performance, les fouilles de la grotte ont rapidement infirmé cette hypothèse. De plus, l’opération ayant été réalisée près d’une décennie avant la mort du sujet, il n’y a que très peu de chances de déterminer quel équipement fut utilisé.
« Les outils retrouvés dans la grotte sont encore en cours d’analyse et plusieurs types d’outils peuvent être envisagés, mais nous n’aurons certainement jamais la réponse à cette question », affirme Maloney.
La problématique des risques d’infection, quant à elle, semble trouver sa réponse dans l’utilisation de plantes médicinales. Située au cœur de la forêt tropicale, la grotte est entourée d’un environnement à la biodiversité extrêmement riche, comptant notamment des plantes aux propriétés antiseptiques et médicinales, telles que les mousses du genre Sphagnum, utilisées jusque sur les champs de bataille.
Toujours présentes dans la jungle de Bornéo, les communautés natives locales conservent encore aujourd’hui une importante connaissance ethnobotanique remontant sur près de 200 ans. Bien que l’écosystème entourant le site de la fouille ait pu varier au fil des dizaines de milliers d’années qui se sont écoulées, et qu’il soit encore nécessaire d’effectuer des recherches archéobotaniques, la conservation de ces compétences semble appuyer cette théorie.
Maloney souligne cependant que, malgré la nature révolutionnaire de la découverte, il reste difficile de déterminer si ces connaissances sont spécifiques aux populations locales de l’époque ou si elles étaient plus répandues à travers le monde.
« Les populations locales avaient une activité culturelle florissante et étaient liées aux tout premiers marins, partis vers les îles et l’Australie », nuance-t-il. « La région aurait très bien pu être un foyer d’innovations. »
La grotte n'était visitée qu'occasionnellement, certainement à des fins rituelles. Elle contient des peintures rupestres vieilles de 40 000 ans.
UN COUP DE PIED DANS LA FOURMILIÈRE DES CONNAISSANCES
Outre la prouesse chirurgicale de l’amputation, la découverte de Liang Tebo présente également une grande quantité de connaissances sociales paramédicales. L’étude australienne souligne notamment le nombre important de paramètres qui durent être pris en compte pour garantir le succès de l’intervention. En plus de soigner la plaie, assurer la cicatrisation et empêcher l’infection, il fallut également endiguer la douleur pendant et après l’opération, puis permettre au patient de réapprendre à vivre par lui-même et avec les autres.
Malgré le nombre d’incertitudes qui entourent cette découverte, cette dernière démontre l’existence d’une société complexe capable de faire face à de nombreux défis aussi bien sociaux que logistiques, permettant ainsi l’accompagnement de personnes handicapées. De plus, les résultats préliminaires de l’étude montrent clairement que le défunt occupait un rôle important au sein de sa communauté.
« Liang Tebo n'était pas occupée de façon régulière », affirme Dilkes-Hall. « Le site recevait parfois des visites, et c’est durant l’une de ces visites qu’un corps y [fut] amené pour un enterrement rituel très spécifique. »
Enterré dans un lieu d’une grande importance pour sa communauté, le défunt semble avoir occupé une place spécifique dans le groupe, ce qui pourrait justifier à la fois son enterrement et la réalisation de l’opération elle-même. Bien qu’il soit difficile de déterminer son rôle avec précision, de nombreuses hypothèses peuvent surgir des différents éléments rassemblés.
Quoi qu’il en soit, le corps amputé de Liang Tebo est le témoignage d’une société qui apparaît comme bien moins primitive que l’image communément admise des populations du Pléistocène.
« Dans l’archéologie occidentale, on sous-estime depuis longtemps les compétences des groupes indigènes et aborigènes, et on ne prend pas en compte le fait qu’ils avaient et ont aujourd’hui encore une vision du monde tout aussi importante et complexe que la nôtre », conclut Dilkes-Hall.
Cet article a été mis à jour suite à une erreur de datation.