Égypte : Le Caire neuf
Pleine d'audace et d'ambition, l'Égypte veut soulager le Caire, surpeuplé, en édifiant sur des terres arides, une capitale flambant neuve de 6 millions d'habitants.
L’Égypte prévoit de transférer des millions d’habitants vers des villes nouvelles bâties dans le désert. L’une, à l’est du Caire, abritera le siège du gouvernement. Son quartier d’affaires est encore en chantier.
En juin, je suis retourné en Égypte pour la première fois depuis quinze ans. Et j’ai eu du mal à reconnaître le pays. Au Caire, le long du Nil, le premier kilomètre et demi de la promenade Mamsha Ahl Misr (« promenade du peuple d’Égypte »), avec vue panoramique sur les rives du fleuve, venait d’être inauguré. Le triangle Maspero, un tentaculaire quartier voisin, subissait une rénovation radicale. Une fois rasées, des zones décaties laisseront place à des immeubles de luxe au bord du fleuve. Un programme prévoit de démolir ainsi 357 zones résidentielles dans les 27 gouvernorats du pays. À Warraq, petite île sur le Nil, des hôtels remplaceront les centaines de maisons détruites au bulldozer. Quant aux célèbres péniches à étages du Nil, elles étaient démantelées ou remorquées une par une.
En quittant la ville par le pont Tahya Misr (le plus large pont à haubans du monde, inauguré en 2019), j’ai voyagé vers le nord et traversé des cultures verdoyantes, avant d’atteindre le désert autour d’Alexandrie. La chaussée était si récente que le bitume collait encore. Les principales sorties vers les villes côtières encore en chantier n’étaient pas finies. À l’ouest d’Alexandrie, une station balnéaire huppée, New El-Alamein, avait poussé sur le rivage de la Méditerranée tout juste quatre ans auparavant. Pour un coût estimé de 60 milliards d’euros, elle devait aussi abriter trois universités et un palais présidentiel. Dans le Quartier latin, un secteur haut de gamme, des « chalets » de quatre chambres en bord de mer se vendaient pour pas moins de 250 000 euros.
En revenant au Caire, je me suis dirigé à l’est, vers New Cairo, une ville-satellite truffée de tours de bureaux rutilantes et de restaurants chics surgis dans le grand vide du désert Oriental. La ville évoquait plus une banlieue de Dallas que Le Caire historique et sa rumeur tapageuse.
Encore une demi-heure de trajet vers l’est, sur une autoroute pas encore bitumée en totalité, et la « nouvelle capitale administrative » s’étalait devant moi. La ville n’a pas de nom définitif, ne compte encore qu’une petite partie des 6 millions d’habitants prévus, et s’édifie vaille que vaille. Mais elle est au cœur de l’ambitieux programme de modernisation de l’Égypte. D’ici un an, peut-être moins, ce qui n’était que désert scintillera de milliers de nouvelles habitations.
Le spectacle promet de trancher avec le chaos quotidien du Caire. Ici, tout ne sera qu’ordre, raffinement et gigantisme : le plus haut immeuble de bureaux, la plus grande mosquée et la plus grande cathédrale d’Afrique, un jardin public deux fois plus long que le bois de Vincennes. Les distractions seront aussi légion: musées, restaurants, centres commerciaux, opéra somptueux en marbre, bibliothèque de plus de 5 millions de livres. De là, se rendre au Caire et dans les cités balnéaires semblera aisé grâce à un nouveau système de trains à grande vitesse.
La rue de Port-Saïd, dans un quartier historique du centre du Caire. La congestion des rues est un fléau dans la métropole populeuse. L’Égypte gagne environ 1,8 million d’habitants chaque année et connaît un boom immobilier – les quartiers anciens sont démolis, puis reconstruits.
Dans ce miracle urbain, un bâtiment déjà achevé se distingue en particulier : le Musée des capitales d’Égypte. Celui-ci célèbre les villes qui ont servi de siège du pouvoir au cours des 5 000 années d’histoire documentées du pays.
Pour plus de simplicité, les expositions se focalisent sur les six capitales les plus importantes historiquement: la première, Memphis, juste au sud du Caire ; Thèbes, l’ancien territoire des pharaons ; Tell el-Amarna, le berceau du monothéisme en Égypte ; Alexandrie, la cité qui doit son nom à Alexandre le Grand; Le Caire de la période islamique; et Le Caire urbain de l’ère moderne, sous la domination ottomane puis britannique, jusqu’à l’indépendance en 1922.
Message implicite de cette construction narrative de l’histoire égyptienne : le transfert d’une capitale constitue certes un événement majeur, mais le pays est assez coutumier du fait.
Du reste, la démarche égyptienne ne constitue pas un cas isolé dans l’histoire récente. En 1960, le gouvernement brésilien a quitté Rio de Janeiro, sur la côte sud-est, pour un site plus central au cœur de la savane, créant Brasilia ex nihilo en l’espace de quarante et un mois. Quatre décennies plus tard, pour désengorger Kuala Lumpur, la Malaisie transférait les locaux de l’administration et de la justice 40 km au sud, à Putrajaya.
En 2019, le président de l’Indonésie annonçait son intention de créer une nouvelle capitale à Bornéo. Son objectif: alléger la pression démographique à Jakarta, qui s’enfonce lentement en raison du pompage excessif des eaux souterraines. Tous ces pays ont utilisé le transfert de capitale comme l’occasion de créer une vitrine de la modernité urbaine propre à susciter l’admiration du monde entier.
Pourquoi l’Égypte procède-t-elle de même ? Le Musée des capitales fournit un indice. Les imposantes statues en marbre représentant les dirigeants égyptiens à travers l’histoire sont bien en vue, au rez-de-chaussée. Mais une statue reste à part, au premier étage : celle du président Abdel Fattah al-Sissi. On peut aisément la manquer, car elle ne se dresse pas sur un grand piédestal et se situe à l’écart du flot des visiteurs. Sa présence indique toutefois bien que l’autoritaire chef d’État égyptien a lié sa postérité à la fondation d’une nouvelle capitale.
Al-Sissi a lancé son audacieux programme en 2015 sans le soumettre à un référendum ni en informer le public au préalable. Le transfert du siège du gouvernement, des ambassades étrangères et de tout le quartier financier dans le désert, à 45 km à l’est du Caire, est en marche. Environ le dixième des collaborateurs du gouvernement résident déjà dans la nouvelle capitale administrative. Le président lui-même pourrait prendre ses quartiers dans son nouveau palais à la fin de l’année.
Cette migration massive fait partie du dessein plus vaste d’Al-Sissi de redessiner l’Égypte. Ce projet comprend la transplantation de millions de citoyens dans des villes nouvelles. Un réseau de transport élaboré doit relier Le Caire aux districts agricoles du delta du Nil et à la côte méditerranéenne, à environ 225 km de là.
En un sens, la décision d’Al-Sissi de déménager la capitale du Caire (où siégeait le pouvoir depuis plus de mille ans) est née d’un constat simple : la ville était une bombe à retardement, inadaptée aux besoins de ses 20 millions d’habitants et encore moins à ceux des 4 millions de personnes supplémentaires qui y viennent chaque jour pour leur activité.
« Notre premier objectif était d’atténuer la surpopulation et l’engorgement du réseau routier », m’explique Ahmed Zaki Abdeen, qui supervise le développement urbain à l’époque de ma visite. Nous sommes assis dans son bureau, dans le quartier des ministères de la nouvelle capitale. « La population de l’Égypte augmente de 2 millions d’habitants chaque année. Construire et s’étendre partout dans le pays est essentiel. »
« Nous sommes des bâtisseurs, depuis les temps anciens, voilà 5 000 ans », ajoute Abdeen avec un sourire. La nouvelle capitale est là pour nous le rappeler : ce statut de bâtisseurs de civilisations constitue le fondement de l’identité des 106 millions d’habitants de l’Égypte.
Sièges de l'autorité à travers les époques.
L’avènement urbain que j’ai contemplé en arrivant dans la nouvelle capitale tenait plus d’un chantier géant que d’une ville en état de marche. Le St Regis Almasa, où je résidais, était encore l’unique hôtel. Une longue passerelle le reliait à la Cité des arts et de la culture. Ce complexe stupéfiant de 51 ha, quasi achevé, regroupe des jardins raffinés, de vastes salles de spectacle, des galeries d’art et des studios d’artistes. En dehors de ces sites, un étrange silence régnait dans la ville déserte, parfois interrompu par le grondement des engins de chantier.
Pour l’heure, les habitants de la capitale sont surtout les ouvriers des chantiers. Parmi ceux-ci figurent des milliers de Chinois. En effet, une entreprise de BTP chinoise assure la maîtrise d’œuvre de l’Iconic Tower. Les Égyptiens ont beau jouir d’une expérience sans égale dans l’édification de capitales, cette fois, ils ont choisi de demander de l’aide. Électricité de France qui gérera les infrastructures électriques, tandis que le groupe allemand Dorsch prendra en charge les réseaux d’adduction d’eau et des égouts.
« Nous recourons à l’expertise étrangère dans toutes sortes de domaines, lance Ahmed Zaki Abdeen, et nous n’en avons pas honte. »
Le gouvernement a livré peu de détails sur la construction de la nouvelle capitale. Il a notamment gardé le silence sur ses sources de financement, insistant seulement sur le fait qu’elle ne coûterait rien au contribuable égyptien. L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (É.A.U.) ont investi de manière significative dans le développement de la ville. Sa principale artère porte d’ailleurs le nom du président des É.A.U.
De fait, l’esthétique de paysage urbain postmoderne et étincelant de la nouvelle capitale administrative semblera familière à quiconque a visité Dubaï. Pour autant, ses concepteurs ont pris la peine d’évoquer l’histoire de l’Égypte. Un obélisque datant du règne de Ramsès II et entièrement restauré trône à l’entrée de la Cité des arts et de la culture. Il a été déplacé de Tanis, une capitale ancienne, vers la nouvelle.
Bien qu’impressionnant, l’obélisque semblera minuscule à côté d’un autre monument qui sera bâti sous peu. Culminant à 1 000 m, l’Oblisco Capitale sera le plus haut gratte-ciel du monde.
Dans l’entrée de la salle de théâtre de la Cité, de grandes représentations des pharaons jouant au senet (un ancêtre des échecs) et assistant à des spectacles musicaux rappellent au visiteur que le pays est le berceau de certains éléments familiers de la culture contemporaine. Quand je jette un œil à la salle de concert de 1200 places pour voir son orgue – bien sûr, le plus grand du Moyen-Orient –, mon guide m’informe que cet instrument a été inventé à Alexandrie.
Mon guide, Ahmed el-Daly, se trouve être aussi l’ingénieur en chef de la Cité des arts et de la culture. Il supervise le chantier quasiment depuis le début des travaux d’excavation, en janvier 2018. El-Daly tire une fierté certaine de ce que le monde extérieur n’a presque rien su du prodigieux labeur de l’équipe de construction.
« 13 000 ouvriers, tous avec un téléphone, et pas encore une photo !, affirme-t-il avec délice. Nous avons un proverbe : travaille en silence et laisse le succès parler. »
Ce silence a aussi une autre raison: le ministère de la Défense supervise toute la construction de la nouvelle capitale. Tout projet de développement lié au siège d’un gouvernement a des implications en termes de sécurité. Mais le régime d’Al-Sissi, ex-ministre de la Défense parvenu au pouvoir en 2013 à l’issue d’un coup d’État, cherche à contrôler strictement l’image du pays. Pour ce reportage, je n’étais pas autorisé à circuler dans la ville nouvelle sans escorte.
La main de fer du pouvoir entend aussi projeter une image de gouvernance éclairée et de tolérance. L’ouverture de la « méga-mosquée » Al-Fattah al-Alim de la nouvelle capitale a été décrétée le 6 janvier 2019, jour de l’inauguration de la cathédrale de la Nativité aux 9 200 places.
La nouvelle ville intelligente de l’Égypte mettra l’accent sur l’énergie verte et les systèmes de paiement dématérialisés. Et elle sera résolument protégée de la délinquance – tout comme le gouvernement le sera des manifestants, tels ceux qui ont fait tomber le régime de Hosni Moubarak en 2011 – grâce à un système de surveillance couvrant toute la ville et conçu par l’entreprise américaine Honeywell.
Surtout, la nouvelle capitale administrative débordera de vie, même si ce ne sera pas toujours par choix. Nombre de Cairotes verront le cours de leur existence bouleversé. « Ma cousine est infirmière et a été contrainte d’aller travailler dans le nouvel hôpital, me raconte une femme de 56 ans, qui se présente sous son surnom arabe, Umm Abdu. Cela représente des trajets quotidiens très pénibles pour elle. »
Nous sommes assis dans son échoppe de restauration rapide, à Boulaq, un quartier très animé du Vieux Caire regroupant des magasins de fripes et des garages de fortune. Boulaq sera démoli d’ici à quelques années. La plupart de ses habitants seront relogés dans des appartements neufs, gratuits et entièrement équipés, dans des immeubles des projets immobiliers d’Al-Asmarat, à plusieurs kilomètres de là.
La boutique d’Umm Abdu a déjà été déplacée une première fois d’un autre quartier promptement démoli. Le gouvernement l’avait alors indemnisée. « Les nouveaux lieux ont l’air pas mal, commente-t-elle. Mais regardez autour de vous, nous sommes au cœur de la ville. Tout ce dont je pourrais avoir envie est ici. »
Pour Umm Abdu et d’autres natifs du Caire, la cité millénaire n’a rien d’anarchique. Son maelström de piétons et de rues encombrées est tout à fait intelligible – le produit d’une agglomération organique ayant survécu à une succession d’autocrates et gouvernée par sa propre et vigoureuse logique. La personnalité du Caire est à la fois accueillante et déconcertante. C’est une tempête d’humanité fougueuse, une prouesse architecturale irremplaçable. Elle ne pouvait manquer de m’émerveiller.
Umm Abdu songe au nouveau visage de son pays. « Je ne peux pas croire que c’est l’Égypte, explique-t-elle. Ça ressemble plus à l’Europe. »
Au cœur de son quartier, je rencontre deux sœurs d’âge mûr, Magda et Fattem, qui tiennent une petite épicerie. Tout au long de la journée, les habitants passent y prendre ce dont ils ont besoin, puis, à minuit, reviennent payer leurs achats en liquide. Le pays n’est guère adepte de la liberté de la presse et les sœurs se montrent méfiantes vis-à-vis des médias. Elles ne souhaitent pas me livrer leur nom de famille, mais Fattem me verse une tasse de thé. Elles évoquent ensuite avec dépit les changements apparus à Boulaq ces dernières années.
« C’est plein de taudis derrière cet immeuble, me raconte Magda. Ils sont construits dans les ruelles, comme ça, vous n’avez qu’à tendre la main par la fenêtre pour serrer celle de votre voisin. Il y a des dealers et des pickpockets avec des couteaux. C’est sale, sale. »
Même si elles ont vécu toute leur vie dans le quartier, les sœurs voient sa destruction imminente comme une bénédiction. « Il faut le faire, affirme Fattem. C’est comme la nouvelle capitale. Ça désengorgera la circulation. La vie sera tellement plus facile. »
Je leur demande si toute cette nouveauté ne va pas priver l’Égypte de ce qui faisait son attrait. « Jamais, rétorque Fattem, et sa sœur hoche la tête. Ses origines se trouvent ici. Son histoire se trouve ici. Et seront toujours ici. »
Article publié dans le numéro 278 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine.