Seconde Guerre mondiale : après une longue quête, une fille retrouve la trace de son père disparu grâce à des lettres d'amour
En avril 1945, l'avion du père de Sharon Estill Taylor fut abattu dans le ciel allemand. Encouragée par les nombreuses lettres d'amour échangées par ses parents, elle se lança dans une longue quête pour mettre enfin au jour le destin de son père.
Shannon Estill et Mary Taylor Estill le jour de leur mariage, le 26 juin 1943, au Texas, où Estill suivait une formation de pilote de l'armée de l'air.
Sharon Estill Taylor n’a aucun souvenir de son père. Pilote de chasse lors de la Seconde Guerre mondiale, il fut abattu au-dessus de l’Allemagne en avril 1945, alors que Taylor n’était âgée que de trois semaines.
La guerre s’acheva en Europe moins d’un mois plus tard, mais à Cedar Rapids, dans l’Iowa, les Estill n’eurent pas l’occasion de tourner la page. La famille n’avait pas de corps à enterrer, et on ne savait pas avec certitude si le lieutenant Shannon Estill avait pu ou non s’éjecter avant que les tirs antiaériens ennemis ne détruisent son P38J Lightning.
Les lettres que le pilote de 22 ans avait échangées avec sa femme Mary depuis le début de leur relation au lycée cessèrent d’arriver. Le père de Taylor fut porté disparu et finalement considéré comme mort au combat, bien que son corps ne fût jamais retrouvé.
La première page d'une lettre que Mary Taylor écrivit à Shannon Estill quelques mois avant leur mariage et peu après qu'il quitta l'Iowa pour le Texas afin de suivre un entraînement de base.
Un jour, lorsque Taylor avait 7 ans, elle sirotait un chocolat chaud en écoutant sa grand-mère paternelle raconter des histoires sur leur héros mort au combat, les larmes aux yeux en pensant à son fils perdu trop tôt. « Mamie, tout va bien », la réconforta Taylor : « Je vais le trouver et le ramener à la maison. »
C’est une promesse que Taylor, autrice et professeure à la retraite aujourd’hui âgée de 77 ans, comptait bien tenir. En 2006, poussée par les indices qu’elle avait rassemblés dans les lettres de guerre de ses parents, avec l’aide d’historiens militaires, de témoins oculaires et d’une équipe de fouilles, Taylor acheva enfin une mission de plusieurs décennies pour retrouver le corps de son père et le ramener au pays.
Aujourd’hui, grâce à un spectacle immersif de son et lumière qui sera présenté pour la première fois au National World War II Museum de La Nouvelle-Orléans le 11 novembre, à l’occasion de la Journée américaine des anciens combattants, elle fait découvrir aux nouvelles générations l’expérience de ses parents, ainsi que l’histoire plus vaste des victimes de la guerre et de leurs familles.
DES LETTRES QUI RACONTENT UNE HISTOIRE
« J’ai été élevée par une mère en deuil, et des grands-parents en deuil quelques portes plus loin », raconte Taylor. Même après le remariage de sa mère, Taylor insistait pour laisser un couvert supplémentaire pour son père disparu.
Le lieutenant Shannon Estill porte son blouson d'aviateur A-2, en Europe.
La grand-mère de Taylor finit par lui donner une boîte en argent contenant près de 450 lettres écrites à la main par ses parents, depuis leur rencontre au lycée et jusqu’à la formation de pilote d’Estill et son déploiement à l’automne 1944. Elle contenait également six mois de lettres encore fermées que la mère de Taylor avait continué à écrire après la disparition de son mari.
Dans les années 1990, Taylor passa un été à transcrire les lettres, apprenant à connaître son père au travers des 3 000 pages qui résultèrent de son travail. Il plaisantait, faisait des dessins et exprimait tout son amour pour son épouse. « J’adore recevoir tes lettres, ma chérie, elles te ressemblent tellement, elles sont si précieuses. Tu es toujours dans mon cœur, mais elles semblent te rapprocher encore plus de moi », écrivit-il en mars 1944.
Il faisait parfois référence à la dureté et à l’importance de la guerre : « Je suis si reconnaissant que tu sois aux États-Unis, et pas ici quelque part. Tout est rare, sauf le danger » et « je sais que je me bats pour une cause juste et décente ».
Inquiet de savoir qu’elle allait bientôt accoucher sans lui, Estill raconta à son épouse qu’il était allé voir le médecin militaire pour se rassurer. Dans une lettre datée du 2 mars 1945, il dessina les différentes méthodes pour changer les couches en tissu. « Chaque homme de la 428e s’inquiète de l’arrivée du bébé », écrivit-il.
À la naissance de Taylor quelques semaines plus tard, Estill adressa sa nouvelle lettre à ses « Angel Girls ». Il ne lui restait plus qu’une mission à effectuer avant de pouvoir rentrer chez lui en permission. Il attacha un chausson de bébé à son casque de vol pour lui porter chance.
RAMENER SON PÈRE À LA MAISON
En plus de chérir les mots de son père pour leur sagesse et leur poésie, Taylor les utilisa également pour percer le mystère des événements qui marquèrent sa dernière mission. Ses recherches la conduisirent à la Bibliothèque du Congrès et aux Archives nationales américaines.
Elle apprit ainsi que, le 13 avril 1945, Estill avait décollé avec dix autres pilotes de chasse pour attaquer une gare et détruire des lignes de ravitaillement nazies. Un document faisait référence à un site potentiel de crash près de la ville d’Elsnig, à l’est de l’Allemagne.
À la suite de la chute du mur de Berlin en 1989, Taylor avait la possibilité de visiter le site du potentiel crash, un territoire longtemps contrôlé par l’Union soviétique. Elle entra en contact avec l’historien allemand de l’aviation militaire Hans-Guenther Ploes, qui accepta de l’aider à trouver, puis à identifier les avions et les restes humains.
Le télégramme que Mary Taylor Estill reçut, lui annonçant que son époux était porté disparu. Six mois plus tard, elle reçut un autre télégramme déclarant qu'Estill avait été tué au combat, malgré l'absence de preuves matérielles.
Ce n’était pas gagné, mais en 2003, lorsque Ploes découvrit la plaque signalétique de l’avion abattu d’Estill avec des fragments d’ossements à proximité, la vérité sembla plus proche que jamais. Le prédécesseur de la POW/MIA Accounting Agency (DPAA) du Département de la Défense des États-Unis envoya une équipe de récupération.
En 2005, l’équipe de la DPAA, accompagnée de Ploes et de Taylor, mena des fouilles pendant trois semaines. Selon Taylor, dès qu’elle mit le pied sur le site, elle sentit que son père était là. L’analyse ADN confirma que les restes étaient les siens.
Par une journée ensoleillée d’octobre 2006, Taylor et sa famille enterrèrent la dépouille de son père au cimetière national d’Arlington. En plus d’accomplir la promesse qu’elle avait faite à sa grand-mère des décennies plus tôt, cette mission était également une façon de se rapprocher de son père. « Je voulais connaître la vérité. Je voulais que sa mémoire et ses actes ne soient jamais oubliés. »
Taylor conserve des photocopies des lettres de ses parents dans une armoire de sa maison de Scottsdale, en Arizona, et y cherche de la sagesse, qu’elle partage parfois avec ses quatre enfants et ses dix petits-enfants. Chaque année, le jour de l’anniversaire de son père, elle lui écrit une lettre.
Une lettre d'amour qu'Estill écrivit à sa femme enceinte en mars 1945.
Sur la deuxième page de la lettre, le futur père dessina des modèles de différentes méthodes pour plier les couches en tissu. Sharon, leur fille, fut mise au monde plus tard ce mois-là, mais il ne put jamais la rencontrer. Il fut tué au combat lors de sa dernière mission.
Elle réalisa également qu’elle n’était pas seule à vouloir connaître la vérité sur la mort de son père. De nombreuses personnes perdirent des parents et des êtres chers dans des conflits militaires à l’étranger et aimeraient aujourd’hui en savoir plus. « Nous n’avons jamais pu nous réjouir du retour de mon père après la fin de la guerre », confie Taylor. « Nous en avons été privés, et j’ai réalisé que c’était extrêmement important. »
L’autrice et professeure partage son histoire afin de faire mettre la lumière sur les soldats qui ne reviennent jamais de la guerre, ainsi que sur l’importance des efforts de récupération. On estime à 81 000 le nombre de corps de militaires américains disparus lors de conflits passés, et elle veut que les autres personnes concernées sachent que, grâce au soutien d’organisations comme la DPAA, des efforts peuvent être mis en place pour retrouver les soldats morts au combat et ainsi permettre à leurs familles de tourner la page.
Taylor ne saura jamais exactement ce que furent les derniers instants de son père. Cependant, lorsqu’elle visite l’exposition Expressions of America à La Nouvelle-Orléans et voit les mots d’amour qu’il adressa il y a tant d’années à ses « Angel Girls » projetés sur une toile de presque 30 mètres de haut, elle a le sentiment que, d’une certaine manière, son père est enfin rentré à la maison.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.