Adolphe Thiers : Rastignac, c’est lui !
En 1821, un jeune homme sans fortune part conquérir Paris. Journaliste, Thiers finira premier président de la IIIe République, après bien des intrigues politiques… et mondaines.
Arriviste, opportuniste, massacreur du peuple, c’est peu dire qu’Adolphe Thiers fut l’un des personnages les plus détestés de l’histoire de France. Celui que le pays surnomma « Foutriquet » et que Marx qualifia de « nabot monstrueux » – il mesurait 1,55 mètre – fut autant critiqué par les légitimistes, qui lui reprochèrent d’avoir saboté la restauration de la monarchie au lendemain de la guerre franco-prussienne de 1870, que par les bonapartistes, qui ne lui pardonnaient pas son opposition au Second Empire, et par les socialistes, pour qui il reste le fossoyeur de la Commune de Paris, responsable des massacres de la Semaine sanglante de mai 1871.
C’est « le type même du bourgeois cruel et borné qui s’enfonce sans broncher dans le sang », écrivit de lui Clemenceau. Mais le portrait le plus sévère fut sans doute celui donné par Balzac dans la Chronique de Paris du 12 mai 1836 : « M. Thiers a toujours voulu la même chose, il n’a jamais eu qu’une seule pensée, un seul système, un seul but […] : il a toujours songé à M. Thiers. » Et c’est à lui que songe le romancier lorsqu’il compose le personnage de Rastignac, intrigant cynique, passé maître en duperies et en luttes d’influence.
UNE ENFANCE SANS PÈRE
Et force est de reconnaître qu’il y a de cela en Thiers ! Né à Marseille en 1797, il doit d’abord assumer une ascendance difficile. Bien que d’une famille aisée, il a en effet la malchance d’avoir un « père déplorable ». Coureur, viveur, escroc, celui-ci abandonne son épouse peu de temps après la naissance d’Adolphe et ne réapparaît que lorsque ce dernier devient célèbre, pour lui soutirer de l’argent. De son père, Thiers écrit plus tard : « Cet homme dont je porte le nom, dont je suis le fils, mais qui ne fut jamais mon père et que je ne regarderai jamais comme tel. » Élevé par sa mère et sa grand-mère, le jeune homme en conçut une profonde amertume, qui explique aussi son désir de réussir.
Au lycée de Marseille où il est boursier, Thiers est un bon élève et, comme tous les adolescents de sa génération, voue un culte à Napoléon. Inutile de préciser qu’il maudit une Restauration arrivée dans les fourgons de l’étranger. Bachelier en 1815, il gagne Aix-en-Provence pour y faire son droit. Il s’y montre un lecteur assidu, dévorant les classiques et les modernes, se passionnant pour la philosophie et la métaphysique. À Aix, il noue surtout quelques solides amitiés, notamment avec le futur historien François-Auguste Mignet, qui lui demeura fidèle tout au long de sa vie. Plus que le prétoire, c’est donc la littérature qui le tente.
Mais son premier opus, un Éloge de Vauvenargues, n’est pas retenu au concours de l’académie d’Aix. Piqué, le jeune homme imagine un stratagème : il fait renvoyer le mémoire de Paris et sans nom d’auteur, ce qui lui assure le prix l’année suivante. Mais ce n’est là qu’une demi-victoire. Que peut un jeune ambitieux « sans fortune, sans état et sans espérance » à Aix-en-Provence en 1819 ? « J’éprouve d’ardents besoins et je suis pauvre. J’aimerais les femmes, la table, le jeu et je n’ai point d’or », écrit-il à son ami Teulon. La seule issue, c’est donc Paris, où il débarque à l’automne 1821, muni des indispensables lettres de recommandations. Il s’y met en quête de protections, qu’il trouve auprès du député républicain Manuel et du banquier Laffitte.
Sans talent oratoire, il préfère faire confiance à sa plume et s’engage donc en journalisme, au Constitutionnel, au Globe et aussi à la Gazette d’Augsbourg. L’initiative est décisive, c’est elle qui assure au jeune Aixois une carrière foudroyante. La presse est alors en plein essor, elle procure de bons revenus et de très utiles relations. D’autant que Thiers s’y montre fort brillant : il écrit sur tout, l’économie autant que la culture et la politique, dans un style vif et alerte qui fait mouche. On l’invite donc dans les salons, notamment celui de Madame de Lafayette, où il croise quelques célébrités comme Rémusat et Talleyrand. Il se lance aussi dans une vaste Histoire de la Révolution française, publiée en 1823-1824, que remarquent Sainte-Beuve et Chateaubriand, et qui lui assure de substantiels droits d’auteur.
LES TROIS MOITIÉS DE M. THIERS
Mais le jeune homme rêve de fortune plus solide et, tout comme Rastignac, espère la trouver auprès des femmes. En 1827, il devient l’amant d’Eurydice Dosne, épouse du régent de la Banque de France, ce qui le propulse dans les milieux libéraux. Mais c’est la fille de sa maîtresse, Élise, seulement âgée de 15 ans mais très richement dotée, qu’il épouse six ans plus tard, tout en nouant aussi une liaison avec la seconde fille, Félicie. On raille, dans le Paris mondain, « les trois moitiés de M. Thiers ».
Journaliste de talent, défenseur des idées libérales, Thiers fonde en 1830 avec le républicain Armand Carrel un nouveau quotidien, Le National, très hostile à la politique réactionnaire du roi Charles X. C’est dans les locaux de ce journal qu’il rédige le 26 juillet 1830, au lendemain de l’ordonnance royale qui suspend la liberté de la presse, la fameuse Protestation des journalistes, signée d’une quarantaine de plumes célèbres, qui appelle le pays à la résistance.
Entendu par les ouvriers comme par les étudiants et les bourgeois libéraux, cet appel célèbre mit le peuple dans la rue et précipita la chute du régime. Thiers entrevoit dès lors la possibilité d’une carrière politique, capable de parachever son ascension. En juillet 1830, il est de ceux qui poussent le duc d’Orléans à prendre le pouvoir sous le nom de Louis-Philippe Ier. En octobre, âgé de 33 ans, il est élu député des Bouches-du-Rhône.
De ce moment à sa mort en 1877, il ne quittera plus les allées du pouvoir. Fidèle de Casimir-Perier, il obtient son premier portefeuille en octobre 1832. Tout semble lui réussir, ce qui lui vaut aussi de sourdes inimitiés – « un homme sans tenue, sans probité politique ! », dit de lui la princesse Louise. Mais cela ne l’empêche pas d’être élu à l’Académie française en 1834. Deux ans plus tard, il accède au poste de Premier ministre, mais sa politique extérieure, trop agressive, déplaît au souverain. Débute surtout le grand combat qui, 15 ans durant, oppose Thiers à son rival, l’historien Guizot. Manœuvrier habile, il sera de nouveau Premier ministre en 1840, et fait alors ériger la dernière enceinte de Paris, les fameuses « fortifs » qui subsistèrent jusqu’au début du xxe siècle. Tout comme Rastignac, son double romanesque, Thiers appartient désormais aux « roués parisiens », ces meneurs du grand monde qui faisaient rêver le jeune Aixois.
EXIL ET RETOUR EN GRÂCE
Orléaniste de conviction, Thiers sort de la scène lorsque débute la révolution de 1848, mais retrouve rapidement sa place lorsque la IIe République, après l’insurrection ouvrière de juin, entame sa mue conservatrice. Il soutient alors la candidature de Louis-Napoléon Bonaparte, sûr qu’il s’agit d’« un crétin que l’on mènera ».
Il paye son erreur de l’exil, puis d’une longue opposition sous l’Empire libéral. Son retour en grâce n’intervient qu’à l’issue de la guerre franco-prussienne – il est chef du pouvoir exécutif de 1871 à 1873 –, mais la sanglante répression qu’il ordonne contre la Commune de Paris ternit fortement son image. Le portrait ne doit cependant pas être forcé.
Tôt acquis aux idées libérales, Thiers défendit sous l’Empire les « libertés nécessaires » et fut toujours fidèle au principe parlementaire. Après l’Année terrible, il parvint à remettre le pays sur pied, restaurant l’économie et libérant le territoire de l’occupation prussienne. S’il fut sans conteste le massacreur de la Commune, il fut aussi celui qui comprit que la République était le régime qui nous divisait le moins, ce qui fut sans nul doute un constat judicieux.