Alexandre le Grand, la bataille qui lui ouvrit l’Asie

331 av. J.-C. L’audacieux Macédonien court de victoire en victoire. Mais cette fois-ci, dans le désert mésopotamien, c’est un mur  de 300 000 soldats perses qu’il doit affronter.

De Sonia Darthou
Mosaïque conservée au Museo Archeologico Nazionale de Naples représentant Alexandre le Grand livrant la bataille d'Issus. ...
Mosaïque conservée au Museo Archeologico Nazionale de Naples représentant Alexandre le Grand livrant la bataille d'Issus. Alexandre réunit la Grèce par la force, conquit l'Empire perse, l'Egypte, conquit et établit les colonies macédoniennes en Iran et renversa le nord de l'Inde, pour ne citer que quelques-unes de ses victoires.
PHOTOGRAPHIE DE Domaine Public, Wikimédia Commons

Alors que tout l’empire de Darius III se dresse contre lui, les dieux vont-ils encore lui sourire ?

En cette 11e nuit après l’éclipse de lune du mois de Boédromion, deux armées se font face sur la plaine de Gaugamèles, à l’est de l’actuelle cité iraquienne de Mossoul. Le roi perse Darius III a déjà essuyé deux défaites en Asie Mineure face à Alexandre, au Granique (en 334 av. J.-C.) puis à Issos (en 333 av. J.-C.). Il est avide de revanche et conforté par le terrain, qui lui semble propice.

Darius a en effet choisi cette plaine ouverte, qui lui paraît idéale pour déployer son innombrable armée ; il a fait extraire les cailloux pour en égaliser le sol, afin de faciliter les manœuvres de ses terribles chars aux timons acérés, et il a planté des piques de fer afin de blesser les montures adverses. Dans l’obscurité de la nuit, il inspecte, confiant, une dernière fois ses troupes à la lumière des torches. Le roi perse mobilise 300 000 soldats d’infanterie, plus de 20 000 cavaliers, 200 chars et 15 éléphants de guerre. Son armée regroupe tous les peuples de l’empire d’Asie : Perses, mais également Scythes, Arméniens, Syriens, Bactriens, Cappadociens, Indiens, ce qui montre l’enjeu de cette bataille.

De son côté, Alexandre est clairement en infériorité : il dispose seulement de 40 000 fantassins et de 7 000 cavaliers. La stratégie va pourtant l’emporter sur la force numérique. Le Macédonien choisit de se retirer avec son devin Aristandros pour accomplir des rites secrets et un sacrifice à la Peur, tandis qu’une angoisse sourde se diffuse dans son armée, car la plaine, illuminée par les feux du camp barbare, résonne d’un tumulte impressionnant, « pareil au grondement d’une mer immense » (Plutarque, Vie d’Alexandre, 31, 10).

Les compa­gnons d’Alexandre, impressionnés par ce spectacle nocturne, pressent leur roi de sonner l’assaut : ils souhaitent profiter de la surprise de la nuit, mais ils veulent également utiliser les ténèbres pour voiler aux troupes macédoniennes l’ampleur de la redoutable armée perse. En vain. Le roi leur rétorque, impassible : « Je ne vole pas la victoire. » Est-ce un signe d’arrogance, une preuve de confiance ou une habile stratégie ? Bien sûr, Alexandre prétend être le descendant de Zeus et il se sent protégé par les signes des dieux, car son devin lui a prédit une grande victoire lors de l’éclipse de lune. Mais il y a indéniablement un habile calcul dans ce refus.

Si Alexandre ne cède pas aux conseils appuyés de son général Parménion, c’est qu’il veut vaincre Darius dans une bataille incontestable ; il veut terrasser le Perse définitivement, lui faire perdre sa fierté et sa puissance. Pour cela, il a besoin du jour et de sa clarté.

 

LE ROI N'EST TOUJOURS PAR RÉVEILLÉ 

Apaisé par les sacrifices et par sa décision, Alexandre élabore dans le secret de sa tente sa stratégie de bataille. Puis, à la grande surprise de ses généraux, il s’endort profondément pour le reste de la nuit. Alexandre a déjà prouvé, malgré ses 25 ans, qu’il est un fin stratège, audacieux, réactif et maîtrisant parfaitement la poliorcétique (l’art du siège) comme la logistique de guerre. Au point du jour, comme le roi n’est toujours pas éveillé, ses généraux donnent l’ordre de préparer le déjeuner des troupes. Parménion doit appeler plusieurs fois son roi pour le tirer d’un sommeil qui semble irresponsable. Mais le Macédonien est sûr de lui, impatient de livrer enfin bataille à Darius, qui l’esquive depuis des mois.

Selon Plutarque, il aurait ainsi déclaré : « C’est déjà une victoire de pouvoir affronter les Perses dans une bataille rangée et non de courir dans un pays immense et dévasté à la poursuite de Darius refusant le combat. » (Vie d’Alexandre, 32, 3) Du côté perse, la veille armée a été plus néfaste, car Darius a gardé ses hommes en ordre de bataille pendant toute la nuit. Ils sont moralement atteints et physiquement affaiblis, alors que les Macédoniens ont pu se reposer.

 

UNE STRATÉGIE INÉDITE

Alexandre est monté sur son fidèle cheval noir Bucéphale. Il invoque les dieux et les prend à témoin de son assaut, les suppliant de protéger ses troupes, s’il est vraiment le fils de Zeus. À ses côtés, le devin Aristandros aperçoit un aigle qui tournoie au-dessus de la tête du roi avant de foncer vers l’armée adverse : le comportement de l’animal emblématique de Zeus est interprété comme un nouveau signe favorable du destin. Alexandre s’élance avec assurance.

Darius est persuadé qu’Alexandre l’attaquera frontalement : il pense percer les lignes ennemies avec ses chars, enserrer son adversaire par les ailes, puis écraser Alexandre avec ses milliers d’hommes. Mais le souverain macédonien a fomenté une stratégie inédite, qui va déstabiliser le dispositif très figé du Perse : s’il feint de se mettre en ligne pour affronter Darius face à face, il a en réalité prévu un placement atypique et visionnaire en « échelon », afin de décaler ses formations.

Au centre, les rangs de phalange sont protégés par les hypaspistes (l’infanterie légère), tandis que la cavalerie se déploie latéralement des deux côtés, secondée par des frondeurs d’élite, des javelistes et des archers. Alexandre est en première ligne ; il conduit avec ses hétaires (compagnons) le flanc droit, tandis que Parménion commande le flanc gauche, assisté par les Thraces et les Thessaliens. Mais le Macédonien a surtout prévu de faire marcher plus vite son aile droite, afin de créer une oblique trompeuse ; et il a ordonné à ses soldats, au moment de l’offensive perse, de se mettre à crier pour effrayer les chevaux tout en les criblant de flèches.

Darius charge au centre avec ses chars, les troupes d’Alexandre feignent de s’écarter, et les chevaux perses s’engouffrent dans des trouées qui deviennent des souricières. Devant le vacarme, les montures de Darius tentent de faire volte-face, mais nombre de chevaux sont capturés et poignardés. Les rangs se desserrent et les chars, qui étaient l’atout majeur du Perse, sont mis hors de combat. Pendant ce temps, Alexandre continue d’étendre le front, et Darius ordonne de le poursuivre.

Mais au moment où les deux lignes vont s’affronter, Alexandre fait volte-face et fond sur le centre de l’armée perse où se trouve le roi. Darius, en voyant cette charge surprise, panique et décide de prendre la fuite avec sa garde d’Immortels. Alexandre hésite, car il souhaitait avant tout finir la bataille dans un combat singulier, mais il se résout pourtant à voler au secours de Parménion, en danger sur l’aile gauche. La nouvelle de la fuite de Darius met plusieurs heures à circuler au sein de l’armée perse, qui continue les combats dans un désarroi grandissant, jusqu’à l’écrasement complet.

 

MAÎTRE DU MONDE À 25 ANS

Tandis que Parménion finalise la victoire et s’empare du camp ennemi, Alexandre reprend la poursuite de Darius.

Sur sa route, il croise des Barbares en déroute, qui fuient dans une panique indescriptible, renforcée par l’approche de la nuit. Alexandre pensait débusquer Darius à Arbèles : le Grand Roi demeure introuvable, mais il s’empare de ses immenses trésors. Alors le Macédonien marche sur Babylone qui, contre toute attente, lui ouvre ses portes et valide son triomphe. Le bilan de Gaugamèles est sanglant et les pertes, douloureuses : les Macédoniens déplorent 4 000 morts et les Perses 80 000, auxquels on doit ajouter plus de 150 000 hommes blessés ou prisonniers.

Pour sceller les deux empires, Alexandre décide d’épouser en 324 av. J.-C. la fille de Darius III, Stateira, lors des « noces de Suse », où il intime à 10 000 de ses soldats de se marier, le même jour que lui, avec des femmes perses. À 25 ans à peine, Alexandre a gagné son pari. Il est couronné roi d’Asie, tandis que Darius est assassiné en 330 av. J.-C. par ses satrapes. En gagnant Gaugamèles, Alexandre n’a pas simplement remporté une bataille, il a pris le pouvoir sur l’Orient, ce qui lui permet d’achever son dessein impérialiste d’hellénisation à vocation universelle. 

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