Aspasie, figure oubliée de la philosophie antique
Aspasie, figure intellectuelle majeure de la philosophie grecque, incarne la résilience féminine face à la misogynie de son époque.
Aspasie et Périclès, à Athènes en Grèce antique. Le portrait illustre l'amour, l'admiration de Périclès envers Aspasie, sa compagne. (445 av. J-C).
La société grecque et notamment la cité d’Athènes, étaient profondément patriarcales, et peu de travaux de femmes érudites nous sont parvenus. Ces travaux ont, pour la plupart, été soumis à une plus grande distorsion que ceux des hommes, de sorte qu’aujourd’hui, il est difficile d’en connaître le contenu original.
Aspasie est l’une de ces femmes érudites dont on ne sait que peu de choses. Elle aurait été l’enseignante en rhétorique et en philosophie de Socrate et de Périclès. Elle aurait d’ailleurs eu une relation romantique avec ce dernier, et c'est certainement la raison pour laquelle malgré le peu d'informations qui nous sont parvenues, son nom a subsisté.
Aspasie naquit à Milet, au 5e siècle avant notre ère autour de l’an -470. Milet faisait partie des cités ioniennes situées sur le territoire de l’actuelle Turquie, des cités qui ont été l’objet d’influences diverses, ce qui leur donnait un statut spécial par rapport à Athènes. Bien que la première langue de la cité de Milet ait été le grec, « la cité n’était pas considérée comme la version orientale d’Athènes », mais plutôt comme « une ville cosmopolite qui embrassait la diversité », raconte Roy Casagranda, docteur en philosophie politique de l’Ancien Monde.
Selon les sources, Milet est aussi parfois reconnue comme étant la première ville au monde à avoir rédigé une déclaration de droits. Grâce à l’influence de la culture perse, « les droits des femmes y étaient plus vastes qu’à Athènes » affirme Roy Casagranda. La reine Artémise Ire par exemple, régna sur la cité d'Halicarnasse, sans roi, fut amiral et ce que l’on appelait une satrap, une gouverneuse perse.
Le débat de Socrate et Aspasie. Aspasie s'attirait le respect de la plupart des grands hommes de son temps grâce à son érudition dans l'art oratoire et politique, tels que Périclès et Socrate.
Milet est par ailleurs reconnue par les historiens comme la ville ayant donné naissance à la philosophie. Y sont nés de grands noms comme Thalès, Anaximandre et Anaximène, les trois premiers philosophes de l'histoire. Cette concentration philosophique fit de Milet le centre de cette science humaine, et Aspasie y fut exposée dès sa plus tendre enfance. « C’est peut-être la caractéristique la plus importante des débuts de sa vie », souligne Roy Casagranda.
L’INFLUENCE D’ASPASIE DANS LA VIE INTELLECTUELLE ATHÉNIENNE
Ce qui est le plus regrettable « c'est que nous ne connaissons pas son travail philosophique », déplore Roy Casagranda. « Nous savons uniquement qu’elle était l’enseignante ou la mentor de Socrate. Par conséquent, il est possible de supposer que certaines des idées du philosophe étaient celles d’Aspasie ou basées sur celles d’Aspasie ».
Socrate n’ayant jamais posé à l’écrit son propre travail, tout ce que nous savons d'Aspasie vient de Platon. Dans son dialogue Ménexène, l’influence d’Aspasie n'est visible qu’à travers Périclès, notamment en ce qui concerne ses talents oratoires et ses capacités intellectuelles. Périclès se serait inspiré des idées d’Aspasie pour rédiger ses discours. Dans le dialogue Théétète, Socrate, le personnage principal de Platon, fait allusion à Aspasie comme une femme intellectuellement exceptionnelle qui exerçait une grande influence sur les discussions philosophiques et politiques athéniennes.
Xénophon, un autre élève de Socrate, mentionne dans les Mémorables au livre quatre, chapitre six, « Périclès, dit-on, s’inspirait des discours d’Aspasie pour prononcer ses propres discours en public, et il avait pour elle un grand respect, tant pour ses talents oratoires que pour son esprit ». Dans le chapitre suivant, il écrit « Il semble que Socrate n’a jamais dénigré Aspasie, au contraire, il la tenait en haute estime ». Ces deux citations laissent penser qu’Aspasie aurait bien joué un rôle de mentor pour Socrate et Périclès. Selon Roy Casagranda, « Aspasie leur aurait aussi enseigné la raison et la justice », mais cela reste une supposition.
MYSOGYNIE ET ACCUSATIONS
Aspasie a été l’une des rares femmes ayant réussi son ascension dans les hautes sphères de la cité d’Athènes sans en être citoyenne et en étant une femme. Et les hypothèses autour de cette ascension sont peu flatteuses. À Athènes, les femmes métèques qui souhaitaient accéder à la vie publique ne pouvait le faire que via deux statuts : être membre d'un ordre religieux, ou être prostituée.
Buste d'Aspasie, exposé au Musée du Vatican à Rome en Italie.
Pour cette raison, beaucoup ont accusé Aspasie de prostitution. Lorsque son nom était mentionné durant les rassemblements, « le débat se concentrait uniquement sur sa sexualité et non sur ses idées ». Roy Casagranda explique qu’« il est possible qu’elle ait délibérément fait le choix de se prostituer pour sa carrière ». Il ajoute, « cela lui aurait permis d’avoir sa propre source financière, d’éviter la servitude et l’isolement du mariage et d’accéder aux événements publics ».
Était-elle une prostituée de bas rang, qui n’avait pas le luxe de choisir ses clients ou était-elle une courtisane, autrement appelée hétaïre, une prostituée « de luxe » qui pouvait choisir l'identité de ses clients ainsi que leur nombres ? La balance penche vers la seconde hypothèse puisqu’être une hétaïre permettait d’assister aux symposiums, des congrès de spécialistes sur un thème scientifique.
Pour Roy Casagranda, une autre hypothèse est envisageable pour expliquer le statut d'Aspasie à Athènes. « Il est possible qu’Aspasie n’ait pas eu à se prostituer même en tant qu’hétaïre, mais qu’elle ait eu accès à sa haute position dans la société grâce à son talent », explique Roy Casagranda. Pour lui, il est même possible qu’elle ait créé « son propre symposium, académie, ou groupe social ». Financièrement, « le mari de sa sœur, Alcibiades, un citoyen athénien, aurait pu subvenir à ses besoins », ajoute le scientifique.
UNE SOCIÉTÉ PROFONDÉMENT ANTI-FEMMES
« Il y a fort à parier que les femmes brillantes n'ont jamais été rares, à quelque époque que ce soit et dans quelque société que ce soit », affirme Roy Casagranda. Pourtant, la misogynie et le patriarcat ont tenté de les faire disparaître. « Quand une société restreint sévèrement l’accès des femmes à l’éducation et aux opportunités, le résultat est prévisible ». Pour la société hellénique, les historiens ne connaissent que « trente femmes philosophes ». La mère de Platon, par exemple, était l’une d’entre elles.
Platon lui-même a reconnu qu’il y avait un problème dans la société athénienne. Dans son dialogue La République, en opposition à beaucoup de penseurs de son temps, il écrivit « la nature féminine et la nature masculine ne diffèrent pas en ce qui concerne la capacité à gouverner (Livre V) ». Dans une critique des conventions sociales et du rôle des femmes dans la gestion du foyer, il ajoute « il est absurde d’assigner des tâches différentes à des personnes ayant les mêmes aptitudes et compétences ».
Platon estimait que « même s’il y avait plus d’hommes talentueux que de femmes, cela ne signifiait pas que la société pouvait se permettre de perdre une partie importante de son talent ». Selon Roy Casagranda, Platon estimait que : « si des opportunités pour les femmes d’exceller n'étaient pas créées, cela équivaudrait à perdre 25 % du talent de la société ».
Aristote, qui était l'élève de Platon, avait pour postulat que les femmes étaient « des hommes déformés ». Dans son ouvrage La Génération des animaux, il écrivit « la femelle est comme un mâle mutilé ou déformé ». Cette misogynie dissimulée derrière le voile de la philosophie donner à voir les obstacles qu’Aspasie, comme d’autres, ont dû rencontrer tout au long de leur vie. « Le fait qu’elle ait réussi à se faire une place dans la haute société athénienne démontre à quel point son talent devait être extraordinaire », conclut Casagranda.