L'éruption minoenne, l'une des plus grandes catastrophes naturelles de l'histoire
L'éruption volcanique de Santorin a ébranlé le monde méditerranéen et changé le cours de l'histoire. Ce cataclysme de l'âge du Bronze se révèle à présent dans ses détails les plus troublants.
Cette gravure représente l'île volcanique de Théra, actuelle Santorin en mer Égée, lors d'une éruption du 19e siècle. À plus de 160 kilomètres de là, des archéologues ont découvert les traces d'une autre éruption, celle-ci survenue à l'âge du Bronze, et du tsunami qui a ravagé les côtes dans son sillage, faisant probablement plusieurs dizaines de milliers de victimes.
Une incroyable « capsule temporelle » vient d'être mise au jour sur le littoral de la Turquie, tout droit venue de l'une des catastrophes volcaniques les plus terribles de notre histoire. À l'intérieur ? De nouvelles preuves de cet événement cataclysmique et peut-être même les tout premiers restes humains de l'une des dizaines de milliers de victimes.
Dans une étude publiée par la revue Proceedings of the National Academy of Sciences le 27 décembre, une équipe internationale de chercheurs présente les traces d'un tsunami destructeur survenu dans le sillage de l'éruption de Théra. Également appelée éruption minoenne, c'est elle qui a donné sa forme actuelle à l'archipel de Santorin, il y a près de 3 600 ans.
Membre de l'équipe de recherche et exploratrice National Geographic, Beverly Goodman-Tchernov inspecte une couche de cendre sur un site archéologique de l'âge du Bronze à Çeşme-Bağlararası, en Turquie, 2015.
Avec un indice d'explosivité volcanique de 7 sur une échelle allant généralement jusqu'à 8, l'éruption « méga-colossale » de Théra est considérée comme l'une des plus dévastatrices de l'histoire de l'humanité, comparée par certains chercheurs à la détonation de millions de bombes atomiques de type Hiroshima. Pour bon nombre de spécialistes, le traumatisme collectif lié à cet événement de l'âge du Bronze, survenu vers 1600 avant notre ère, serait visible dans l'allégorie de la cité engloutie d'Atlantide, imaginée par Platon mille ans plus tard, et l'impact de l'événement se refléterait également dans le récit biblique des dix plaies d'Égypte. Aujourd'hui encore, Akrotiri, une cité minoenne ensevelie par les cendres de Théra, est une attraction touristique populaire souvent comparée à Pompéi.
Une fresque du palais Minoen de Knossos, en Crète. Les Minoens étaient une puissante civilisation maritime du monde méditerranéen de l'âge du Bronze et l'éruption de Santorin a bouleversé leurs routes commerciales et leurs infrastructures.
Malgré l'absence de témoignages directs de l'éruption et du tsunami qui a suivi, les chercheurs contemporains ont voulu évaluer son étendue ainsi que son impact sur le monde méditerranéen de l'époque, et plus particulièrement les Minoens, puissance maritime basée sur l'île voisine de Crète et dont le déclin coïncide avec l'éruption, au 15e siècle avant notre ère.
CHASSE AUX TSUNAMIS
L'article présente les recherches menées sur le site archéologique de Çesme-Bağlararası, situé à quelques dizaines de mètres du front de mer actuel dans un quartier résidentiel de Çesme, l'une des stations balnéaires les plus populaires de la façade égéenne turque, à plus de 160 kilomètres au nord-nord-est de Santorin. Les fouilles ont débuté à cet endroit en 2002 suite à la découverte de poteries anciennes lors de la construction d'un immeuble.
Depuis 2009, l'archéologue Vasıf Şahoğlu de l'université d'Ankara, en Turquie, dirigeait les fouilles de ce qui semblait être un peuplement côtier florissant occupé quasi continuellement de la moitié du troisième millénaire au 13e siècle avant notre ère. Cependant, au lieu de s'attarder sur les bâtiments et les routes dans un état de conservation remarquable découverts plus tôt sur le site, Şahoğlu a concentré ses efforts sur une parcelle qui a rapidement révélé un passé chaotique : des remparts effondrés, plusieurs couches de cendres et un méli-mélo de poteries, vestiges osseux et autres coquillages. Il s'est alors tourné vers des collègues de spécialités variées pour tenter de donner un sens à cet imbroglio, parmi lesquels Beverly Goodman-Tchernov, professeure de géologie marine à l'université de Haïfa en Israël et exploratrice National Geographic spécialiste de l'identification des tsunamis dans la chronique archéologique et géologique.
Il est souvent difficile d'identifier les signatures de tsunamis passés, car les indices tels que les bâtiments effondrés ou les incendies peuvent également être le résultat de séismes, d'inondations ou de tempêtes. Qui plus est, ce type de preuve peut rapidement être effacé par le temps, surtout dans des environnements arides comme la côte égéenne. Alors que les impacts de l'éruption de Théra sont clairement visibles à grande distance de l'île, jusque dans l'inlandsis du Groenland ou les pins Bristlecone de Californie, seuls six sites physiques présentant des traces du tsunami qui a déferlé sur le pourtour de la mer Égée ont été identifiés à ce jour… et aucun d'entre eux ne rivalise de complexité avec le site de Çesme-Bağlararası.
« Les tsunamis sont avant tout des événements érosifs, et non pas dépositionnels, d'où notre enthousiasme à chaque nouvelle découverte ! » déclare par e-mail Floyd McCoy, professeur de géologie et d'océanographie au Windward College de l'université d'Hawaï. Également explorateur National Geographic et auteur de différentes études sur l'éruption et le tsunami de Théra, sans être impliqué dans le nouveau projet, McCoy estime que les récents travaux apportent une « réelle contribution, non seulement à la recherche sur les dépôts de tsunamis, mais aussi à travers leur interprétation de l'éruption de Théra durant l'âge du Bronze. »
De nos jours, les chercheurs établissent des « checklists » toujours plus sophistiquées pour la recherche de paléo-tsunamis, dans lesquelles figurent les signatures physiques et chimiques de la vie marine déposée sur terre par les vagues successives ainsi que les motifs particuliers formés par les dépôts de roches et de sédiments. Par exemple, sur le site de Çeşme-Bağlararası, les murs de bâtiments effondrés étaient tapissés de mollusques arrachés à l'océan.
« Je me laisse rarement convaincre par l'hypothèse d'un tsunami, surtout en milieu aride, car il y a généralement peu d'éléments sur lesquels travailler, » indique Jessica Pilarczyk, maître de conférences en sciences de la Terre et chaire de recherche du Canada en catastrophes naturelles à l'université Simon Fraser, non impliquée dans l'étude sur le site de Çesme-Bağlararası. « Cette fois en revanche, il semble que leur travail s'appuie sur des preuves solides. »
Pour Jan Driessen, archéologue à l'université de Louvain, en Belgique, et directeur du groupe de recherche Talos qui s'intéresse aux impacts de l'éruption de Santorin, les récentes découvertes pourraient servir d'étude de cas aux archéologues et autres scientifiques afin de mieux comprendre les dégâts subis par de nombreux sites égéens situés plus près du volcan. (Driessen n'a pas participé à la nouvelle étude.)
ET LES VICTIMES ?
L'un des aspects les plus troublants de l'éruption de Théra est l'apparente absence de victimes. D'après les estimations, plus de 35 000 personnes auraient trouvé la mort dans le tsunami déclenché par l'éruption du Krakatoa et un bilan similaire a été proposé pour la période égéenne.
À ce jour, un seul individu a été identifié comme victime potentielle de l'éruption minoenne : un homme découvert sous des ruines lors de fouilles dans l'archipel de Santorin au 19e siècle. Pour les chercheurs de la nouvelle étude, cet homme a pu être victime d'un séisme ; ils mènent actuellement leurs propres recherches sur la découverte afin d'en savoir plus sur la date et les circonstances de sa mort, tout en vérifiant s'il est encore possible d'étudier la dépouille.
Les théories concernant l'absence de victimes sont nombreuses : de petites éruptions antérieures ont pu inciter les habitants à fuir la région avant l'éruption cataclysmique ; les victimes ont pu être incinérées par les gaz surchauffés, emportées par la mer ou enterrées dans des fosses communes non découvertes à ce jour.
« Comment l'une des pires catastrophes naturelles de l'histoire a-t-elle pu être si peu meurtrière ? » interroge Şahoğlu.
Pour Goodman-Tchernov, tout comme les chercheurs étaient incapables de reconnaître les dépôts charriés par les tsunamis du passé, il est possible qu'ils aient déjà découvert des victimes sans avoir établi de lien avec la catastrophe de Théra. « Il est tout à fait probable que des victimes aient déjà été découvertes sans être liées à cet événement parce qu'elles étaient associées aux effets secondaires ou tertiaires survenus en périphérie de l'éruption. »
Quoi qu'il en soit, les chercheurs pensent avoir trouvé à Çesme-Bağlararası la toute première victime de l'événement : le squelette fragmentaire d'un jeune homme en bonne santé présentant des signes de traumatisme contondant, découvert dans le chaos des dépôts du tsunami. La dépouille d'un chien a été mise au jour à proximité sous une porte effondrée. Alors que la datation directe de ces squelettes est attendue pour les prochains mois, les chercheurs ont bon espoir de les voir correspondre aux dates déjà obtenues pour les éléments prélevés autour des deux victimes.
VAGUES DE TERREUR
Les chercheurs ont déterminé que quatre vagues de tsunami avaient percuté Çesme-Bağlararası en l'espace de quelques jours ou semaines. Ce point est particulièrement intéressant, indique McCoy, qui rappelle que l'éruption de Théra comptait elle aussi quatre phases ; les chercheurs se demandent depuis longtemps quelle phase de l'éruption avait bien pu déclencher ce qu'ils pensaient être un unique tsunami.
« La question fait encore l'objet de vifs débats, indique-t-il par e-mail, mais voilà que deux, trois ou même quatre de ces phases pourraient avoir généré un tsunami, car il semblerait qu'il y ait eu autant de phases éruptives que de vagues. »
Alors que l'eau reculait entre chaque vague, il semble que des survivants aient saisi l'opportunité de creuser dans les décombres à la recherche de victimes et de matériaux. L'un de ces trous a été découvert directement au-dessus du corps du jeune homme, mais la personne qui creusait s'est arrêtée quelques dizaines de centimètres trop tôt.
Cette volonté apparente de retrouver les corps des victimes laisse entendre que les survivants souhaitaient enterrer les dépouilles de façon appropriée, probablement dans des fosses communes afin de réduire le risque de maladie dans le sillage de la catastrophe. « L'extrapolation de ce comportement explique l'absence générale de victimes humaines dans les zones touchées sur le pourtour de la mer Égée, » indique Driessen.
LE FACTEUR TEMPS
La datation au radiocarbone de neuf nouveaux éléments prélevés dans les dépôts du tsunami va également relancer un débat de longue date : généralement, l'éruption de Théra est attribuée à la période du Minoen Récent Ia, associée à la 18e dynastie égyptienne vers la fin du 16e siècle avant notre ère. Cependant, la datation de bois prélevé dans les couches de cendre à Akrotiri remonte à la première moitié du 17e siècle avant notre ère, soit un écart de plus d'un siècle. Cela pose problème aux chercheurs investis dans la mise en corrélation des chronologies relatives de différentes civilisations ayant vécu autour de la Méditerranée à la même époque, en ce qui concerne notamment leurs interactions avant et après la catastrophe.
D'après les chercheurs, l'éruption n'a pas pu se produire plus tôt que la plus ancienne date obtenue suite à l'analyse des dépôts du tsunami : un grain d'orge découvert à proximité de la dépouille du jeune homme, daté à 1612 avant notre ère. Des experts externes à l'étude ont soulevé des questions spécifiques quant à cette méthodologie et le consensus semble être le suivant : dans l'attente de nouvelles données, le problème de chronologie ne pourra être résolu par l'état actuel des découvertes sur le site de Çesme-Bağlararası.
Alors que de nombreuses questions restent en suspens pour les scientifiques qui s'intéressent à la chronologie de l'éruption de Théra et aux dégâts infligés sur le pourtour de la Méditerranée à l'âge du Bronze, les chercheurs espèrent que cette étude incitera les archéologues en mission dans la région à porter un regard nouveau sur leurs fouilles afin d'identifier les traces discrètes laissées par l'une des catastrophes naturelles les plus dévastatrices de l'histoire. De son côté, Şahoğlu souhaiterait que cet incroyable site archéologique au beau milieu d'une station balnéaire prisée devienne lui aussi un jour une attraction touristique à part entière.
Par ailleurs, cette étude pourrait déclencher une prise de conscience dans la population générale voire une certaine anticipation, déclare Pilarczyk, qui étudie les catastrophes côtières du passé, mais également les risques actuels et à venir. « Quand on parle de tsunami, il y en a si peu et si rarement, parfois des siècles se passent sans événement majeur. Il n'y a pas vraiment de conscience culturelle transmise d'une année à l'autre et la population se croit donc à l'abri. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.