Trypillia, le plus vieux site urbain d’Europe se trouve en Ukraine

La société de Trypillia, située en Europe de l’Est près de Kiev en Ukraine, et qui s’étend jusqu’en Moldavie, regorge de mystères que les scientifiques tentent de percer.

De Amandine Venot
Publication 19 nov. 2024, 12:17 CET
Les vestiges d'un four de potier, destiné à la production d'un grand nombre de plats peints. ...

Les vestiges d'un four de potier, destiné à la production d'un grand nombre de plats peints. Il s'agit d'une preuve directe de la distinction de l'artisanat de la poterie à l'époque des méga-sites. Fouilles à Nebelivka, 2014.

PHOTOGRAPHIE DE Mykhailo Videiko

Au-delà d’une simple sédentarité, Trypillia serait la première ville d'Europe. L’histoire de la région est divisée en trois périodes. De 4800 avant notre ère jusqu’à environ 4 200 avant notre ère, la société néolithique ne s’organisait qu’en petits peuplements, des villages qui ne dépassaient pas vingt hectares.

Environ 600 ans plus tard, les premières traces de sites à plus grande échelle apparurent. Il s’agissait de structures pouvant aller jusqu’à 3 000 maisons, « bien plus grandes que la plupart des villes en Allemagne à l’époque médiévale », commente Johannes Muëller, professeur à l’université de Kiel en Allemagne, archéologue et codirecteurs d’opérations du site Maidanetske, l’un des méga-sites de Trypillia. 

Pendant environ 500 ans, ces méga-sites prospérèrent. Puis, vers 3 600 avant notre ère, la société de Trypillia retourna vivre dans des villages de vingt hectares. 

 

MÉGA-SITES OU VILLES ?

Les chercheurs s’accordent à dire que l’ensemble des méga-sites de Trypillia étaient permanents. Les plus gros étant Maidanetske, Nebelivka et Taljanky. Cependant, ces trois sites n’ont pas toujours été qualifiés de « villes ». Pendant des années, un débat s’est installé entre les scientifiques pour savoir à quel point ces lieux étaient urbanisés.

Carte de Trypillia au temps des méga-sites. Intitullé "la présence principale de la culture Cucuteni-Trypillian" par ...

Carte de Trypillia au temps des méga-sites. Intitullé "la présence principale de la culture Cucuteni-Trypillian" par son auteur, Shandris.

PHOTOGRAPHIE DE Shandris

John Chapman, chercheur sur le site de Nebelivka, pense qu’on ne pourrait pas qualifier les sites de Trypillia de « ville » en termes de taille et de densité de population. Il parle plutôt de sites « proto-urbains », des sites « aux premiers stades du développement urbain, avec certaines caractéristiques d'une ville, mais qui ne sont pas encore complètement devenus des villes ».

Johannes Muëller, lui, a changé d’avis sur la question : « c’est une ville, ou du moins c’est urbain ». Pour défendre son hypothèse, il met en avant l’idée que la notion de ville dans la préhistoire varie en fonction du lieu. « Les villes d’Europe étaient par exemple différentes des villes chinoises ». 

Il explique que pour qualifier un lieu de ville, « on a d’abord besoin d’un concept, d’une planification visible dès le début de la construction ». Pour Trypillia, il y a des signes. On observe que les maisons étaient positionnées en forme de cercle tout autour d’un espace vide. Plus la population augmentait, plus l’espace vide au centre diminuait avec la construction de nouveaux cercles à l’intérieur. 

Son deuxième argument repose sur le fait que, sur un site d’une telle taille, les habitants ne pouvaient pas tous se connaître comme ceux d’un village. Selon lui, « il y avait autour de 5 000 à 15 000 personnes vivant dans les sites de Trypillia ». Pour finir, des signes d’une économie ont été trouvés. « Nous savons qu’ils transportaient des charges lourdes sur des longues distances. Il y avait une forme assez pointue d’une pratique métallurgique, et nous pensons qu’il y avait un système politique ». 

Mykhailo Videiko, archéologue ukrainien et l’un des co-directeurs d’opérations du site de Maidanetske, partage le même avis que Johannes Muëller. Il compare la taille du site de Maidanetske à celle d'« une large ville médiévale comme Kyiv (200-300 hectares) ou Chernihiv (200 hectares) ». Il ajoute qu'« avec une population d'environ 15 000 habitants, engagée dans des activitiés économiques diverses, administratives et politique, Maidanetske était bien ce que l'on appelle une ville ». 

Après de nombreux débats, les archéologues ont fini par plus ou moins adopter le terme de méga-sites, entre le village et la ville. 

 

LE SYSTÈME POLITIQUE

Pour Johannes Muëller, « le système politique de Trypillia était singulier, si on le compare à d’autres sites préhistoriques ». En Mésopotamie, le système politique d’Uruk était hiérarchisé. À Trypillia en revanche, « nous ne détectons aucune trace de stratification sociale et hiérarchique » durant la période des méga-sites. 

Pour l’archéologue, le système politique des méga-sites fonctionnait sur un modèle communautaire, ou d’assemblée. « Les voisins directs formaient une communauté de petite taille, puis le voisinage plus lointain formait une communauté de taille moyenne. Et enfin, le grand voisinage formait une grande communauté pour toute la cité » commente-t-il.

Par opposition, pour Mykhailo Videiko, le système politique de ces méga-sites aurait été constitué de « chefferies », un système d’organisation incluant quelques tribus. Il ajoute « peut-être que les méga-sites étaient les centres de ces chefferies ».

 

LES RESSOURCES

Plusieurs preuves archéologiques tendent à prouver que Trypillia aurait été l'un des premiers lieux où l'on pratiquait l’agriculture en Europe. Ce qui a surpris Johannes Muëller, c'est que cette agriculture était beaucoup plus importante que ce que les chercheurs avaient longtemps imaginé. Selon de nouvelles analyses, « 90 à 95 % de leur nutrition aurait été composée de légumes ». Cette société, aurait-elle eu des tendances flexivégétariennes ? Pour lui, « en principe, ils étaient végétariens, mais d'un autre côté, ils consommaient sûrement aussi des produits laitiers et de la viande », dans une moindre mesure. 

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    PHOTOGRAPHIE DE Musée National d'Histoire de l'Ukraine

    Une autre découverte a surpris les chercheurs, cette fois-ci sur la question des outils. « Après vingt ans d’analyses, j’ai été surpris de voir que la société de Trypillia utilisait des outils en cuivre », explique Mykhailo Videiko. Ce qui est intéressant, c'est que les outils ont été trouvés dans des lieux très éloignés les uns des autres, ce qui démontre qu'ils ont été transportés », un signe que les échanges et le commerce avaient cours dans la région.

    Cette théorie est appuyée par la découverte d’ossements de chevaux qui, selon le chercheur « sembleraient avoir eu une vie difficile à cause des charges lourdes qu’ils transportaient sur de longues distances ». 

    Pour Johannes Muëller, l’utilisation du cuivre dans la société est la preuve d’un commerce à plus grande échelle. En effet, « la société de Trypillia n’avait pas accès à des mines de cuivre sur son territoire », affirme-t-il. « En revanche, il y en avait en Serbie et dans d’autres lieux dans le sud-est de l’Europe ». Il est donc raisonnable d’émettre l’hypothèse que « l’exploitation des mines a été faite par d’autres sociétés, dont le métal a ensuite été échangé avec les habitants de Trypillia ». 

    L’hypothèse d’un commerce à grande échelle est d’autant plus crédible puisque des « poteries trypilliennes ont été retrouvées sur les terres d’une autre civilisation qui s’étendait des Pays-Bas à la Pologne ». 

     

    RITUELS ET RELIGION

    Des milliers d’années auparavant, pour de nombreuses sociétés, la communication avec les dieux était essentielle. Pour Mykhailo Videko, Trypillia ne faisait pas exception : « nous avons découvert un lieu qui aurait été consacré à la religion, où se tenaient les restes de sept autels de quatre mètres de diamètre ». À côté de ces bâtiments, les chercheurs ont retrouvé « des os cassés, des cendres et des figurines », laissant penser à une sorte de rituel, peut-être un rite de passage dans l’autre monde. 

    Johannes Muëller, lui est moins catégorique. « Il n’y a pas de preuves archéologiques qu'il s'agissait d'autels […]. Il y a beaucoup d’utilisations possibles pour de larges surfaces en argile ». Il nuance toutefois, soulignant qu'il y a bien « des figurines. Nous ne savons pas s’il s’agissait de jouets ou si elles avaient un rôle religieux ».

    En plus de ces indices, les archéologues ont trouvé des structures couvertes, suffisamment grandes pour accueillir beaucoup de personnes. Mykhailo Videiko pense à « des temples ». Une hypothèse que Johannes Muëller tempère : « nous ne pensons pas qu’il s’agissait de temples, mais plutôt d’un lieu de prise de décisions. Les temples étaient habituellement couverts de représentation d’une divinité et avaient aussi un rôle économique, deux indices que nous n’avons pas [encore] retrouvés à Trypillia ».  

     Statuettes fragmentaires de la culture de Trypollia provenant des fouilles de Maidanetski en 1984-1991. Ces portraits ...

     Statuettes fragmentaires de la culture de Trypollia provenant des fouilles de Maidanetski en 1984-1991. Ces portraits « réalistes » se sont répandus précisément à l'époque des méga-sites. 

    PHOTOGRAPHIE DE Mykhailo Videiko

     

    L’INCENDIE 

    À Trypillia, toutes les structures ont été incendiées au cours des deux mille ans d'existence de cette culture. Les chercheurs tentent d'identifier la cause de cet ou ces incendie(s) depuis plus de cent vingt ans. Pour Mykhailo Videiko, le départ de feu pourrait avoir été intentionnel : « le sacrifice était largement pratiqué dans beaucoup de religions. C’était, pensait-on, le meilleur moyen pour "transférer" quelque chose ou quelqu’un dans l’autre monde ». 

    Johannes Muëller a d’abord pensé à une raison climatique, mais « en 3600 avant notre ère, il n'y a pas eu d'événement majeur au regard du climat ». Selon lui, deux hypothèses peuvent expliquer l’incendie. « Si l’on considère l’hypothèse du système politique communautaire, un système sans hiérarchie et sans différence sociale, on peut envisager qu’il n’était pas infaillible. Avec l’augmentation démographique, l’augmentation du savoir, et l’apparition de nouveaux moyens de communication, le système politique a dû s’adapter et se centraliser ». Selon lui, « cette centralisation est visible dès 3700 avant notre ère », et aurait pu déstabiliser la région.

    Quant aux incendies, « il semblerait qu’il y avait une règle presque systématique. Lorsque que quelqu’un quittait sa maison, il la brûlait, peut-être pour des raisons de purification ». Une hypothèse est appuyée par la théorie développée dans un article paru dans Science : une épidémie, peut-être la peste, ce serait abattue sur les méga-sites.

    Cette théorie se tient selon le chercheur, si l’on considère que « cette société vivait au même endroit que des animaux, un endroit parfait pour le développement et la transmission de maladies ». Cependant, « il n’y a aucune preuve archéologique qui vient appuyer cette théorie », affirme-t-il.

     

    L’HÉRITAGE DE TRYPILLIA 

    Les méga-sites de Trypillia, ont permis aux chercheurs de mieux comprendre notre société. « Habituellement, une augmentation démographique entraîne l’augmentation des inégalités, quelque chose que la société de Trypillia a pourtant su éviter pendant environ 500 ans ». Une véritable surprise pour Johannes Muëller, qui considère Trypillia comme la « première démocratie européenne ».

    Pour Mykhailo Videiko, « cette société nous apprend aussi comment passer d’une société tribale à une société plus large, qui est par la suite revenue à son ancien modèle ». 

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