Au commencement de la mondialisation… il y a 4 000 ans
Les grands réseaux d’échanges commerciaux internationaux sont millénaires : une étude révèle que des aliments venus d’Asie étaient déjà importés en Méditerranée à l'âge du bronze.
Les archéologues font remonter à l’âge du bronze les grands réseaux d’échanges commerciaux internationaux.
La connaissance du passé emprunte parfois d’étonnants chemins. Hantise des dentistes, le tartre, qui résiste fort bien au passage du temps, fait le bonheur des archéologues. Pour une équipe multidisciplinaire de chercheurs allemands, israéliens et espagnols, il est devenu un auxiliaire éclairant les échanges commerciaux longue distance de l’âge du Bronze. Les scientifiques ont analysé les protéines et les micro-restes végétaux contenus dans le tartre d’anciens habitants du Levant pour déterminer de possibles influences étrangères dans la cuisine de l’est de la Méditerranée au deuxième millénaire av. J.-C. Les résultats de leurs travaux, publiés dans la revue PNAS suggèrent que des aliments exotiques étaient alors importés dans la région depuis l’Asie du Sud et de l’Est.
Les scientifiques ont concentré leurs recherches sur deux sites. Le premier, Megiddo, était un centre urbain de premier plan entre le 17e siècle et le 15e siècle avant notre ère, tandis que le second, Tel Erani, datant du début de l’âge du fer, au 11e siècle avant notre ère, est plus obscur, mais représentatif de la population rurale. Les deux sites se trouvent dans ce qui est aujourd’hui Israël, mais faisaient partie à l’époque d’un ensemble plus vaste, ce Levant Sud (Israël, Palestine, Jordanie, Syrie et Liban actuels) jalonné de petits royaumes et de cités-États, au carrefour des grands empires égyptiens et mésopotamiens.
Les vestiges de l'ancienne ville de Megiddo, centre urbain de premier plan entre le 17e siècle et le 15e siècle avant notre ère.
Les chercheurs ont étudié la plaque dentaire de seize défunts issus de cimetières des deux sites. L’analyse moléculaire a révélé des traces d’aliments prévisibles : du blé et des dattes, deux composantes du régime alimentaire local depuis le 7e millénaire av. J.-C. pour le premier et le 5e millénaire pour les secondes. Elle a aussi mis en évidence la présence de sésame et de millet, deux céréales dont l’introduction au Levant depuis l’Asie restait mal connue. Le sésame en particulier, identifié chez divers individus des deux sites montre qu’à l’époque l’oléagineux avait déjà rejoint les denrées de base de la région.
Mais la vraie surprise vient de la découverte de trois autres produits : du soja, du curcuma et des traces probables de bananes. « Nous nous doutions depuis longtemps que le commerce longue distance des produits périssables, en particulier des aliments, était sous-estimé pour l’âge du bronze. La découverte de nourriture venue de l’Asie du Sud et de l’Est n’est donc pas complètement inattendue », explique l’archéologue à l’origine du projet, Philipp Wolfgang Stockhammer, de l'université Ludwig-Maximilian, à Munich. « Mais pouvoir identifier trois produits exotiques différents nous a vraiment étonnés, en particulier l’apparition précoce du soja. »
Le cimetière du site de Tel Erani, datant du début de l’âge du fer, au 11e siècle avant notre ère.
L’étude fait ainsi reculer la date d’introduction connue du curcuma et de la banane au Levant de plusieurs siècles. La plus ancienne mention de l’épice dans la région se trouve dans des textes médicaux assyriens de la bibliothèque d’Assurbanipal, datant du 7e siècle av. J.-C. Les plus anciennes traces de banane remontent quant à elles à la période gréco-romaine, mille ans plus tard. Concernant le soja, le bond en arrière dans le temps est encore plus vertigineux, de plusieurs millénaires. La céréale n’a commencé à être cultivée en Israël qu’au 20e siècle et ne fait l’objet d’aucune mention en Méditerranée avant l’époque moderne. Le soja pourrait donc avoir été le produit d’échanges lointains sous forme d’huile dès l’âge du bronze. Si la découverte est surprenante, elle est cohérente avec l’appétence pour les huiles exotiques que manifestait le Proche-Orient antique, souligne l’étude. Ses habitants en faisaient en effet de multiples usages, en cuisine, mais aussi en médecine, pour l’éclairage et également pour l’embaumement des défunts.
Les denrées mises en évidence ont dû transiter via l’océan Indien jusqu’au golfe Persique et à la mer Rouge avant d’emprunter les routes terrestres jusqu’au Levant. L’étude conforte et complète ainsi l’image qui se dessine depuis quelques décennies d’intenses échanges commerciaux dans l’Eurasie de l’âge du bronze.
Megiddo, photographie aérienne de l’Area K.
Une mondialisation avant l’heure que l’archéologue danoise Helle Vandkilde a baptisé « Bronzisation ». Cette proto-globalisation transparaissait déjà dans certains textes anciens. Des tablettes cunéiformes assyriennes évoquent ainsi des caravanes de centaines d’ânes acheminant des marchandises entre la Mésopotamie et l’Anatolie centrale au 2e millénaire avant notre ère, tandis que les sources égyptiennes évoquent au 15e siècle av. J.-C. l’expédition de la reine Hatshepsut au pays de Pount (probablement situé dans la corne de l’Afrique), d’où les pharaons importaient ivoire, œufs d’autruche, ébène et encens.
D’autres écrits encore font allusion à des échanges entre le Proche-Orient et l’Inde. L’émergence de ces échanges est aujourd’hui datée du 3e millénaire av. J.-C., lorsque le bronze a cristallisé l’essor de grandes routes commerciales. L’archéologie exhume peu à peu leurs traces matérielles, en particulier via la présence jusqu’en Méditerranée de pierres semi-précieuses originaires d’Asie, comme le lapis-lazuli et la cornaline. Mais les connaissances sur la circulation de produits culinaires lointains restent très limitées, en raison du caractère extrêmement périssable des denrées, rarement préservées.
D’où l’intérêt de l’étude. « Elle montre que le commerce était beaucoup plus diversifié que ce que l’on pensait. Il ne concernait pas seulement les métaux et les gemmes comme la cornaline, mais aussi des produits alimentaires » souligne Philipp Wolfgang Stockhammer. « Cette nourriture représentait une part importante de la première globalisation, comme elle l’est aujourd’hui. »
Des épices exotiques sont offertes au souverain de Megiddo. Outre le curcuma, d’autres épices ont été identifiées par le passé, du poivre venu d’Inde (déposé dans le nez de Ramses II lors de sa momification), des clous de girofle d’Indonésie (à Tel Terqa, en Syrie), ainsi que de la vanille d’Afrique de l’Est ou d’Inde du Sud (dans un onguent à Megiddo).
Le curcuma en particulier s’ajoute aux quelques pièces d’un puzzle archéologique épars, suggérant l’existence d’une possible route des épices en ces temps anciens. « Outre le curcuma, d’autres épices ont été identifiées par le passé, du poivre venu d’Inde (déposé dans le nez de Ramses II lors de sa momification), des clous de girofle d’Indonésie (à Tel Terqa, en Syrie), ainsi que de la vanille d’Afrique de l’Est ou d’Inde du Sud (dans un onguent à Megiddo). Mais la difficulté avec les substances aromatiques, c’est qu’elles ne laissent quasiment aucune trace archéologique. Je pense qu’il existait bien un important commerce des épices à l’âge du bronze, mais il est presque impossible à repérer », conclut le chercheur.
Insaisissable, à l’image de ces aromates évanescents et si entêtants qu’ils semblent avoir obsédé les Hommes dès la protohistoire.