Aux États-Unis, un musée pour raconter l'histoire des Afro-Américains
Alors que les violences policières contre les Noirs créent la polémique aux États-Unis, Washington a inauguré en septembre 2016 un musée consacré à l’histoire du pays du point de vue des Afro-Américains.
Si Gina McVey n’avait pas croisé par hasard un soldat en uniforme dans une concession automobile de Californie, elle n’aurait sans doute jamais su que son grand-père avait joué un rôle non négligeable dans l’histoire des États-Unis. Gina et le soldat papotaient dans la salle d’attente. Elle a dit que son grand-père avait participé à la Première Guerre mondiale. « Qu’a-t-il fait ? a demandé le soldat. Dans quel corps a-t-il servi ? » Gina n’a su quoi répondre.
Ce grand-père paternel, Lawrence Leslie McVey Senior, vivait à New York. Gina avait 10 ans quand il mourut, et elle ne l’avait rencontré que deux fois. Mais elle se souvenait d’un détail qui participait du récit familial : il avait reçu une étrange médaille du gouvernement français, sans qu’elle pût s’en rappeler le nom. « L’expression [sur le visage du soldat] quand j’ai mentionné la médaille avait quelque chose de bouleversant. Il m’a demandé si mon grand-père était noir, raconte Gina McVey, une Afro- Américaine à la peau marron et aux yeux foncés. C’est alors qu’il a prononcé le mot. » La croix de guerre. « Il voulait savoir si c’était bien cette médaille que mon grand-père avait reçue. »
Gina se souvient de ce que le soldat lui a dit ensuite : « Savez-vous ce que vous possédez ? Vous possédez une histoire. » Ces mots, elle les a pris comme une injonction. Dans l’heure, elle s’est mise à chercher sur son ordinateur les noms des soldats noirs de la Grande Guerre. Moins d’un mois plus tard, chez sa mère, à Los Angeles, elle fouillait dans une boîte métallique oubliée dans un tiroir de la chambre depuis 1968 – l’année de la mort de son grand-père. Et il ne s’était pas passé quatre mois que Gina McVey se trouvait à Washington pour remettre le contenu de cette boîte aux conservateurs du nouveau National Museum of African American History and Culture (Musée national de l’histoire et de la culture afro-américaines).
La boîte contenait des médailles, des lettres d’éloges, des photos et des coupures de presse détaillant les états de service du grand-père dans le 369e régiment d’infanterie, entièrement composé de Noirs. Interdits de combats aux côtés des Blancs, les soldats de couleur étaient cantonnés aux rôles subalternes, cuisiniers ou débardeurs. Mais ils furent finalement redéployés pour combler les pertes françaises. Le monde entier avait alors reconnu leur conduite héroïque. « Je n’en ai jamais entendu parler à l’école, regrette Gina McVey. Il aura fallu attendre que quelqu’un dise : “C’est une chose importante, que nous devons partager.’’ »
Les musées de la Smithsonian Institution sont des lieux privilégiés pour comprendre ce que l’on entend par être américain. En ce mois de septembre, son dernier-né porte une mission différente : reconsidérer l’histoire des États-Unis du point de vue afro-américain.
Livre de cantiques de l’abolitionniste Harriet Tubman, Cadillac de la légende du rock’n’roll Chuck Berry, encrier de l’écrivain James Baldwin, robe cousue par Rosa Parks, wagon réservé aux Noirs, mirador du pénitencier d’Angola, en Louisiane… Chaque objet de ce musée se veut emblématique d’un chapitre de cette histoire où l’esclavage, l’oppression, la liberté et l’obstination sont inextricablement mêlés.
Le musée attend 5 millions de visiteurs par an. Qui verront la croix de guerre de Lawrence Leslie McVey, et découvriront à quel point les préjugés envers les Noirs étaient la norme dans l’armée américaine. Ce qu’expliquait un mémo – secret – des autorités militaires rédigé en 1918 : « Bien que citoyen des États-Unis, l’homme noir est considéré par l’Américain blanc comme un être inférieur. » Et de conseiller aux officiers français d’éviter de prendre leurs repas avec des soldats noirs, de leur serrer la main, ou même de les féliciter, afin de ne pas les « pourrir ».
Le musée se situe à deux pas de la Maison- Blanche, en face du Washington Monument, dédié au premier président des États-Unis. Tout y est audace : sa mission, ses collections, son bâtiment (qui a coûté 540 millions de dollars) inspiré d’anciens arts africains. Son principal concepteur, David Adjaye, est un architecte britannique né en Tanzanie de parents ghanéens.
La façade est un lacis de métal brun foncé évoquant les motifs complexes créés par les forgerons afro-américains pour décorer grilles et balcons des maisons de La Nouvelle-Orléans. « Je voulais un bâtiment qui évoque la résilience, l’élévation morale, la spiritualité, précise Lonnie Bunch, directeur et père fondateur du musée, mais je voulais également un bâtiment dont on ressentirait la sombre présence. »
Angulaire et esthétiquement agressif, il se veut aussi un hommage au style flamboyant des Afro-Américains, souvent inspiré par l’urgence qu’ils éprouvent à transmettre leur vision de la culture – chapeaux tape-à-l’oeil, costumes de zazous, coiffures tressées, bling-bling. Je passe souvent devant, et je ressens toujours un choc.
À ma première visite, quelque chose a mis des mots sur ce que j’éprouvais aussi viscéralement : « Moi aussi, je suis l’Amérique. » La phrase figure en énormes lettres de bronze au mur d’une salle d’exposition. C’est la dernière d’un poème de Langston Hughes, I, Too (« Moi, aussi »). Rédigé lors du séjour de l’auteur en Europe, après qu’on lui eut refusé d’embarquer à bord d’un navire à cause de sa couleur de peau, le poème évoque le « frère plus sombre » qu’on envoie manger à la cuisine lorsqu’il y a des invités, mais qui mange et prend des forces, certain qu’un jour il sera accueilli « à la table quand il y a du monde ».
Hughes écrit : « De plus / Ils verront comme je suis beau / Et ils auront honte. »
Se pencher sur les épisodes les plus sombres de son histoire présente un véritable défi. Toute société marquée par la guerre, le génocide, la famine, la déportation ou l’esclavage doit décider de ce qu’elle veut se rappeler, et comment s’en rappeler. Les musées jouent un rôle crucial dans la construction de la mémoire collective – ici, ouvrir les États-Unis à une histoire qu’ils auraient pu choisir d’oublier. L’esclavage fut légal dans le pays pendant plus de deux siècles. Il a modelé presque chaque aspect du style de vie américain. Or il n’occupe qu’une place subalterne dans son histoire officielle.
Il y a une décennie, quand ils se sont lancés dans ce projet, les conservateurs du musée pensaient que bon nombre d’objets, documents ou précieux souvenirs témoignant de l’histoire des Afro-Américains devaient dormir anonymement dans des sous-sols, des garages ou des malles. Des pièces de grande valeur pouvaient se trouver aux mains de collectionneurs, mais ils pressentaient que beaucoup d’autres, hautement symboliques, restaient à découvrir, pour la bonne raison que bien des musées avaient négligé l’histoire du peuple noir américain.
Un autre paramètre incitait les conservateurs à penser qu’une grande partie de cette histoire demeurait enfouie. Bien souvent, les familles noires n’avaient pas voulu fouiller dans un passé douloureux. Pourtant, quand un repas réunit plusieurs générations, il y a encore souvent à table une personne assez âgée pour avoir connu l’époque où tout Noir était un citoyen de seconde zone, quand la loi dictait où il pouvait manger, vivre, travailler, envoyer ses enfants à l’école. Mais bien de ceux qui ont dû composer avec le système inhumain et dégradant de la ségrégation ont décidé que la meilleure façon d’avancer était de ne pas s’attarder sur le passé.
Dans ma propre enfance, mon père et mes cinq frères employaient à tout bout de champ cette expression, « voyager léger ». Si quelqu’un leur demandait « Comment ça va ? », la réponse était : « On voyage léger. » Il m’a fallu longtemps pour comprendre, une fois adulte, qu’ils ne faisaient pas allusion à un sac de voyage à poignée. Ils étaient de Birmingham, dans l’Alabama, et tous étaient partis s’installer dans le Nord, en quête d’une vie meilleure et d’une ville où leurs enfants pourraient prendre leur envol.
Pour essayer de s’élever dans la société, certaines choses étaient enfermées à double tour, ni plus ni moins. Outre la croix de guerre, la boîte en métal retrouvée par Gina McVey contenait la Purple Heart (décoration pour blessure de guerre) de son grand-père, une médaille de tireur d’élite, une lettre de remerciement du gouvernement français et des photos du grand-père en uniforme américain. « Sur l’une des photos, ma grand-mère avait écrit “héros’’, tout en haut, se souvient Gina. Ça m’a secouée. Je venais juste d’apprendre qu’il avait reçu cette médaille. Je me suis assise et j’ai pleuré. » Comment une famille peut-elle oublier ce genre de choses ?
Quand le 369e régiment d’infanterie revint de la guerre, New York lui fit un triomphe. Il y avait des cigarettes, du chocolat, et des pièces rebondissaient sur les casques d’acier. Mais, une fois la parade achevée, les soldats se retrouvèrent dans un pays qui ne semblait pas les considérer comme des égaux. La même année, en 1919, des centaines d’Afro-Américains furent massacrés en plusieurs endroits des États-Unis par la populace blanche, lors d’une période de tensions raciales appelée « l’Été rouge ».
« Plus j’en apprenais, non seulement sur les services rendus par mon grand-père, mais sur le monde qu’il avait retrouvé à son retour, mieux je comprenais pourquoi toute cette histoire s’était perdue, dit Gina McVey. C’était douloureux, trop douloureux. »
La responsabilité du musée est de raconter l’histoire dans sa totalité, « et non pas juste une partie de l’histoire, pas plus que la partie avec laquelle certaines personnes se sentent à l’aise », affirme Rex Ellis, le directeur administratif. Cela ne va pas sans controverses, comme il a pu s’en rendre compte lui-même en exhumant dans sa ville natale des épisodes pourtant connus de tous.
Rex Ellis a grandi à Williamsburg, l’ancienne capitale de la Virginie. Colonial Williamsburg, l’immense musée historique à ciel ouvert où des acteurs portent des costumes d’époque, est le foyer de la vie citoyenne et de la défense des droits civiques pour les habitants actuels. Pourtant, quand il était enfant, Rex Ellis n’a jamais eu l’autorisation de s’y rendre. Quand il a demandé pourquoi à son père, celui-ci lui a répondu : « Parce que c’est un endroit qui parle de l’esclavage, et que c’est quelque chose qu’on n’a pas besoin de connaître. »
Plus de dix ans plus tard, Ellis enseignait l’histoire du théâtre à l’université de Hampton (Virginie) quand un représentant du Colonial Williamsburg s’est présenté sur le campus, en quête d’acteurs pour jouer des rôles d’esclaves. Ellis roule de grands yeux. « On ne se rend pas dans une université à majorité noire pour faire une telle déclaration, à moins d’avoir une juste cause à défendre, d’être totalement “investi”, comme disait ma grand-mère. Cet homme nous a dit qu’il voulait commencer à évoquer l’autre moitié de la population de Williamsburg durant le XVIe siècle, et il souhaitait qu’on l’aide. »
Rex Ellis ignorait que la moitié de la population de la ville était noire. Il a alors créé ce qui s’appelle aujourd’hui The Other Half Tour (« La visite de l’autre moitié ») : deux heures sur le site montrant la vie du point de vue des esclaves.
À Williamsburg, les Noirs avaient toujours joué en costumes – de forgerons, filles de cuisine, relieurs ou charpentiers –, mais des rôles muets. Ellis a renversé les choses : les interprètes des esclaves décrivaient en détail comment ils vivaient, travaillaient, retrouvaient un peu de dignité dans des rituels privés, et parvenaient à supporter l’esclavage et les brutalités.
Acteur expérimenté, Rex Ellis savait incarner un esclave sévèrement puni pour avoir voulu apprendre l’alphabet et, brusquement, changeant de rôle, se redresser et donner une éblouissante leçon d’histoire. Il faisait un tabac auprès des visiteurs. Mais il a été mis au ban de la communauté noire de Williamsburg.
« C’était très, très controversé, se souvient-il. Les deux ou trois premières années furent vraiment dures. Quand vous avez des employés noirs qui viennent voir ce que vous faites et puis vous tournent le dos, ou des gens qui vous approchent et, vous voyant en costume et vous entendant parler, se mettent à siffler Dixie [chanson à la gloire du Sud], ça peut vous faire très mal. » Son père n’est jamais venu voir Ellis quand il interprétait un esclave. « À la fin, je pense qu’il a compris que je ne faisais pas que raconter notre histoire, mais que j’essayais de rendre aux gens la dignité dont leur place dans l’histoire les avait privés. La dignité », insiste-t-il.
Son père n’a pas vécu assez longtemps pour voir le musée, mais il n’est pas absent des pensées d’Ellis quand il en considère l’objectif : « Il nous faut convaincre certaines personnes de l’importance de ce travail. […] Nous avons encore beaucoup à faire, et nous devons être très prudents pour gagner la confiance des gens. »
Étudier l’histoire de la population noire est crucial pour comprendre les États-Unis : les responsables du musée le rabâchent depuis une décennie. C’est une approche très risquée, surtout dans une institution telle que la Smithsonian, où l’on goûte peu les conflits culturels. Par exemple, en 1995, une exposition au Musée national d’histoire américaine, à Washington, a reconstitué la cafétéria du grand magasin Woolworth de Greensboro (Caroline du Nord). C’est devant celle-ci que, en 1960, quatre étudiants noirs avaient organisé un sit-in, car ils n’avaient pas le droit de s’y faire servir – et le mouvement avait pris une ampleur nationale.
En Caroline du Nord, des voix ont protesté : l’exposition jetait l’opprobre sur Greensboro. Woolworth s’est plaint : sa marque risquait d’en pâtir. Des Afro-Américains ont dénoncé un Disneyland mettant en avant le courage des étudiants au lieu du racisme qu’ils combattaient. Tant de bruit pour une seule reconstitution ! Alors, avec un fonds de près de 40 000 objets, imaginez un peu où cela peut mener !
Les pièces exposées assument un point de vue clair, mais sont choisies sur des critères très rigoureux. Et même si le musée fait surtout appel à des voix noires, sa vocation est d’attirer des publics de tous les horizons culturels.
Le parcours commence au sous-sol, comme pour rappeler le slogan de la National Association of Colored Women (« Association nationale des femmes de couleur ») : « Lifting as We Climb » (« Se redresser pour s’élever »). Il évoque d’abord une nation alors nouvelle, les États-Unis, qui luttait pour établir une société fondée sur le droit mais où, paradoxalement, l’idéal de liberté s’accommodait de l’esclavage.
Nulle part il n’est asséné que l’esclavage était une abomination, et la ségrégation, le mal absolu. Mais les expositions conçues avec soin poussent les visiteurs à examiner les problèmes économiques, politiques ou moraux d’un point de vue très personnel. L’idée est la suivante : qui aura appris ce qu’étaient les fers portés par les esclaves sera mieux à même de réfléchir à ce que c’est de les porter soi-même, ou de les faire porter à quelqu’un d’autre.
« C’est vous-même que vous découvrirez ici, peu importe votre origine », affirme Mary Elliott, qui a contribué à la conception de l’exposition « Esclavage et liberté ». Celle-ci souligne les contradictions personnifiées par le troisième président des États-Unis, Thomas Jefferson, qui fut à la fois rédacteur de la Déclaration d’indépendance et propriétaire d’esclaves. « Nous montrons le côté humain de cette histoire, et donc, si vous êtes un homme, ou une femme, ou un enfant, vous penserez à Thomas Jefferson et vous vous direz : qu’aurais-je fait à sa place ? Comment me serais-je justifié ? »
Pour Chuck D, le chanteur de Public Enemy, groupe de rap très virulent politiquement, et qui a fait don du radiocassette de ses débuts, le musée agit dans le droit fil de Fight the Power (« Combats le pouvoir »). Dans ce grand succès de 1989, il déplorait : « La plupart de mes héros n’apparaissent même pas sur un timbre. » « Le fait qu’ils ont décidé d’inclure le hip-hop et le rap dans l’histoire des Afro-Américains, c’est déjà impressionnant, se réjouit Chuck D. Ajoutez à cela qu’ils ont voulu confronter l’Amérique à elle-même, demander à l’Amérique de s’interroger, et de prendre en considération tous les peuples qui la composent, et toute leur histoire. C’est puissant. » Pour l’athlète Carl Lewis, l’attrait du musée tient à ce qu’il procure une sorte d’immortalité. Lewis idolâtre la star noire du sprint Jesse Owens – quatre médailles d’or aux J.O. de Berlin, en 1936. Il s’étonne qu’un grand nombre de jeunes ignorent tout de l’histoire de son héros.
Carl Lewis a donné au musée neuf de ses dix médailles olympiques. Une façon, dit-il, de s’assurer que le public se souviendra de ses trophées, mais aussi du contexte dans lequel ils furent gagnés. « Je ne vais pas vous mentir, ajoute-t-il. C’est quand même assez bizarre de songer que, dans une centaine d’années, ces médailles se trouveront peut-être encore là. »
Même des objets synonymes de succès font ressortir, en toile de fond, les murs qu’il a fallu franchir. Prenons la Cadillac Eldorado décapotable, modèle 1973, de Chuck Berry. Une voiture sublime : couleur rouge à lèvres, pneus cerclés de blanc, sigle de capot qui étincelle comme un chandelier. Tout en clamant haut et fort l’accomplissement de son propriétaire, elle rappelle ce dont il fut victime. Lors du tournage du documentaire Chuck Berry : Hail ! Hail ! Rock’n’ Roll, le guitariste, qui approchait de la soixantaine, est monté au volant de cette auto sur la scène du Fox Theatre de Saint-Louis. La même salle qui l’avait refoulé quand il était enfant. Dans le musée, Chuck Berry figure un pionnier de la guitare, dont la musique a séduit les jeunes – blancs ou noirs –, et ouvert la voie à de futures légendes telles que Keith Richards (The Rolling Stones), Pete Townshend (The Who) et Dave Grohl (Nirvana).
Dès l’origine, les concepteurs du musée ont voulu créer un fonds inédit, et non écumer les maigres collections d’autres établissements. Ses bureaux provisoires étaient pleins de tableaux blancs et de feuilles jaunes qui dressaient des listes de personnes, événements, moments-clés et thèmes de toutes sortes à fouiller : l’abolition de l’esclavage, la guerre de Sécession, la danse, les sports, la presse noire, les transports, les prisons, les mouvements de protestation, les quartiers d’affaires, l’agriculture, les activités maritimes, les coupes de cheveux, le cinéma, ou encore la vie de famille.
Les conservateurs cherchaient des objets qui, en plus de symboliser un moment historique, révélaient l’histoire personnelle de leurs propriétaires. Des objets ordinaires qui racontaient des histoires sortant de l’ordinaire.
La moisson a été riche. La tenue à la veste orange feu que la contralto Marian Anderson choisit de porter lors de sa prestation au Lincoln Memorial de Washington, en 1939, après que la société patriotique Daughters of the American Revolution l’eut empêché de chanter au Constitution Hall à cause de la couleur de sa peau. Une raquette d’Althea Gibson, première joueuse de tennis afro-américaine à l’US Nationals (et première Noire à remporter un tournoi du grand chelem, à Roland-Garros, en 1956). De minuscules fers pour un enfant esclave.
Cette collecte n’en finira jamais, déclarent les conservateurs. Qui continuent de réunir des objets en rapport avec l’histoire au quotidien – que ce soit le mouvement de protestation survenu en 2014 à Ferguson (Missouri) après qu’un policier blanc a tué un Noir désarmé, ou la fin du mandat présidentiel de Barack Obama.
L’un des objets ordinaires les plus extraordinaires renvoie directement à la sombre période où les Noirs étaient achetés et vendus comme des marchandises. Il rappelle aussi comment les esclaves noirs s’accrochaient désespérément à l’espoir de recouvrer la liberté. Rex Ellis se souvient de ce jour où, en passant dans un couloir, il a entendu un collègue dire qu’une femme n’arrêtait pas de téléphoner en affirmant qu’elle détenait la bible de Nat Turner, le prédicateur qui dirigea une sanglante révolte d’esclaves, en 1831. Ellis s’est subitement figé, renversant à moitié le gobelet qu’il tenait à la main. Il a demandé le numéro de la femme et l’a appelée sur-le-champ. Non sans une pointe de méfiance, car les conservateurs commençaient à avoir l’habitude des pistes finissant en cul-de-sac, des propositions cupides et des gens cherchant à se faire mousser.
Rex Ellis a grandi non loin de la région marécageuse du comté de Southampton (Virginie) où Nat Turner mena sa rébellion. Il avait entendu des rumeurs à propos d’objets ayant appartenu au prédicateur que des familles blanches se seraient partagés : un chapeau ; une épée ; un porte-monnaie prétendument fait avec sa peau après sa pendaison. Quant à la bible, pour autant qu’elle existât, elle serait alors une pièce de premier plan de l’histoire de Turner. Prédicateur très en vogue, celui-ci avait appris à lire seul, et tenait une bible à la main quand il délivrait ses sermons ou baptisait des esclaves. Peut-être l’avait-il avec lui lors de la révolte qu’il mena dans les plantations, où lui et sa troupe libérèrent des esclaves et tuèrent au moins cinquante-cinq Blancs, dont des femmes et des enfants.
L’auteur des appels téléphoniques répétés était Wendy Creekmore Porter, professeure-adjointe au département d’Études féminines à l’université d’Old Dominion de Norfolk, en Virginie. La bible appartenait à son beau-père, Maurice Person, arrière-petit-fils de Lavinia Francis, une jeune fille blanche qui avait survécu à l’expédition de Turner grâce aux esclaves de sa famille, qui l’avait cachée.
Quand Rex Ellis est arrivé chez Porter, à Virginia Beach, la bible, du format d’un livre de poche, était posée sur la table de la salle à manger, enveloppée dans un vieux torchon. Il manquait ses deux couvertures ; ses pages, écornées, menaçaient de partir en morceaux. « Elle était si petite, se souvient Ellis, et c’est alors que j’ai su que ce pouvait être la vraie, car Nat Turner la gardait toujours dans sa poche. »
« Elle ne méritait pas de rester dans une maison, affirme Wendy Creekmore Porter. Elle méritait d’être exposée dans un espace plus grand, comme élément d’une histoire. Un lieu où le public puisse la voir. Un lieu qui permette de refermer des cicatrices. » Bruce Turner, arrière-arrière-arrière-petit-fils de Nat Turner, estime que le périple de cette bible s’achève au bon endroit : « Plus elle attirera de monde, plus on connaîtra l’histoire de Nat Turner. »
Tout objet déposé au sein de la Smithsonian Institution voit croître sa valeur symbolique. C’est une sorte d’imprimatur culturel, une façon de dire : cela compte. Le National Museum of African American History and Culture ouvre ses portes à l’heure où le slogan « Black Lives Matter » (« Les vies des Noirs comptent », mouvement activiste né en 2013 aux États-Unis, à la suite de décès de Noirs lors de contrôles de police) entre dans le langage courant. Et c’est très bien ainsi. Car le coeur de la mission du musée est précisément celle-ci : aider quiconque en franchit les portes à comprendre que les vies des Noirs et l’histoire des Noirs comptent pour de bon.
Le message s’adresse à tous, et notamment à ceux qui ignorent leur propre histoire. Un demi-siècle s’est écoulé avant que Gina McVey ne découvre le passé militaire de son grand-père. Celui-ci est mort en 1968. On l’a trouvé seul, sur un banc, dans un parc de New York. Il avait été battu. Des millions de gens sauront désormais quel rôle héroïque fut le sien.
L’histoire des Afro-Américains a toujours été traitée comme une matière subalterne, seulement digne d’un astérisque. Mais, alors que le pays continue à débattre de ses valeurs fondamentales, il y a de grandes leçons à en tirer. Voilà bien ce que soutient Lonnie Bunch, le directeur du musée, depuis qu’il est entré à la Smithsonian Institution, en 1978.
« Si l’on veut comprendre les notions de résilience, d’optimisme ou de spiritualité américaines, quoi de mieux que l’expérience noire ? Si l’on veut comprendre les impacts des changements démographiques de nos villes, et les tensions qui s’ensuivent, quoi de mieux que la littérature et la musique de la communauté afro-américaine ? martèle Lonnie Bunch. La culture afro-américaine possède la puissance et la complexité nécessaires pour éclairer tous les recoins sombres de la vie américaine, et la capacité à éclairer toutes les possibilités et toutes les ambiguïtés de la vie américaine. »
Ce n’est pas la visite du nouveau musée qui fera penser le contraire. Alors, l’histoire des Noirs américains, un simple astérisque ? Non, un point d’exclamation !