Cauris contre esclaves : comment un coquillage est devenu la première monnaie mondiale

Les cauris, ces coquillages de l’océan Indien, étaient utilisés comme monnaie dans de nombreux endroits de la planète. Au 18e siècle, ils devinrent la monnaie principale des marchands d’esclaves.

De Manon Meyer-Hilfiger
Publication 30 août 2024, 15:16 CEST
Amas de mille cauris. Coupés pour être enfilés, ces mille cauris correspondent à cinq gallinhas. D’un ...

Amas de mille cauris. Coupés pour être enfilés, ces mille cauris correspondent à cinq gallinhas. D’un poids total de 1 470g, cet amas équivalait à un écu d’argent européen.

PHOTOGRAPHIE DE Jean-Gabriel Aubert, Arc’Antique, Grand Patrimoine de Loire-Atlantique, Nantes

Des poignées de coquillages pour payer ses dettes ? Pendant des siècles, ce fut bel et bien une réalité. En Chine, dès l’an 1600 avant J.-C., on s’échange des cauris, ces coquillages nacrés venus du Sri Lanka et des Maldives, comme des pièces de monnaie. Au 13e siècle après J.-C., le voyageur Marco Polo s’étonne de voir qu’aux Maldives ces coquillages omniprésents sont utilisés de la même manière. 

En réalité, « le long des côtes de l’océan Indien, les cauris servent de monnaie depuis l’Antiquité. Leur usage est très répandu jusqu’à la fin du 19e siècle » relate Gildas Salaün, chargé des collections de numismatique et d'ethnographie africaine au Musée Dobrée à Nantes. D’ailleurs, le nom latin des cauris ne dit pas autre chose : « Monetaria moneta ». Difficile de faire plus explicite… Mais c’est sans grande surprise : les cauris sont tous de taille similaire, imputrescibles et infalsifiables. Peut-on rêver mieux pour une monnaie naturelle ?

Au 16e siècle, le destin de ces coquillages va prendre une ampleur internationale... et dramatique. Les Portugais commencent à les importer en masse en Afrique de l’Ouest depuis les Maldives et le Sri Lanka. « J’imagine qu’ils avaient remarqué l’intérêt des populations africaines sur place pour ces coquillages. Ensuite, les habitants se sont approprié ces cauris comme monnaie, sans que l’on ne sache très bien comment » poursuit Gildas Salaün, également membre titulaire de la Société Française de Numismatique (BnF). 

Des années plus tard, les voyageurs qui longent les côtes africaines occidentales confirment : ces coquillages se sont imposés comme monnaie locale. À Ouidah, au Bénin, « les Africains achètent et vendent entre eux toute sortes de marchandises (avec ces cauris, ndlr) comme on le fait en Europe avec l’or, l’argent et le cuivre » s’étonne un capitaine de navire négrier. Les cauris se diffusent et s’implantent comme monnaie dans huit pays de l’Ouest Africain, du Ghana jusqu’au Cameroun, gagnant progressivement le Mali et le Burkina Faso.

Extrait du livre de bord du navire négrier Le Saturne partant de Nantes pour la Guinée en juin 1789. Détail de la cargaison, chapitre « cauris ». Pour assurer ses transactions le long des côtes africaines, il embarque 71 118 livres pesant de cauris (soit plus de 35 tonnes), achetées exactement 68 532 livres, 3 sous et 7 deniers tournois.

PHOTOGRAPHIE DE Morgan Le Leuch, Archives départementales de Loire-Atlantique

Ces coquillages des Maldives eurent ainsi un rôle clé dans une des plus grandes tragédies de l’histoire humaine. Bien implantés comme monnaie dans l’Afrique Occidentale dès la fin du 16e siècle, ils furent une des chevilles ouvrières de la traite des esclaves. Une personne réduite en esclavage pouvait s’échanger contre 80 000 de ces coquillages à Ouidah, au Bénin, au milieu du 18e siècle, selon les récits des capitaines négriers exhumés par Gildas Salaün. « En comparaison, une chèvre vaut 1000 cauris, une poule 200 cauris. Les capitaines de navires négriers expliquent aussi que 1000 cauris équivalent à un écu [à la fin du 18e siècle]. Et un écu équivaut à une semaine de travail d’un ouvrier en France à l’époque » rapporte-il.

Les archives permettent aussi de suivre les prix qui grimpent à cause la concurrence exacerbée entre les puissances européennes. « En 1724, le prix d’un homme était fixé à 8 000 cauris. Cela passe à 80 000 en 1748, et atteint même 192 000 en 1773 » souligne le spécialiste. « Les femmes, moins chères que les hommes au début du 18e siècle, vont finir par les dépasser en prix. » 

Les Européens, dans un accès de cynisme supplémentaire, décident au cours du siècle d’embarquer aussi les femmes pour qu’elles fassent des enfants directement sur le sol américain. Une manière pour eux de s’économiser de nouveaux voyages.

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    Cauri, détail de la planche p. 294 du t. XIII de l’Abbé Prévost, Histoire Générale des Voyages, ou Nouvelle Collection de toutes les relations de Voyages par Mer et par Terre, qui ont été publiées jusqu’à présent dans les différentes langues de toutes les nations connues, Paris, 1748.
    Prévost en donne cette description : « petites coquilles d’un blanc de lait, & de la grandeur d’une olive » (t. XIV p. 295).

    PHOTOGRAPHIE DE Gildas Salaün

    Au beau milieu de ces sinistres décomptes, une chose est certaine : contrairement à l’idée reçue, les marchands n’échangent pas des êtres humains contre de la « pacotille » - du moins pas toujours. Les cauris étaient considérés comme une vraie monnaie, qui servait déjà aux échanges du quotidien. D’ailleurs, ce mot « pacotille » n’a pas toujours été connoté négativement. Il vient de « pacotilla », en espagnol, qui veut dire paquet et qui désigne justement les amas de cauris que les Européens embarquent à bord de leurs navires, d’un bout à l’autre du globe. 

    Vu les quantités requises, c’était à l’époque la principale marchandise transportée par la compagnie française des Indes. Les bateaux passaient systématiquement aux Maldives ou au Sri Lanka et revenaient les cales pleines à craquer de ces coquillages, pour ensuite les échanger contre des êtres humains. On parle de dizaines de tonnes de cauris dans ces bateaux. Les capitaines de navires négriers savaient qu’il était impossible de commercer sans, surtout à Ouidah. Rien que pour avoir le droit d’accoster au port, les autorités locales demandaient des milliers de cauris » relate Gildas Salaün. D’ailleurs, quand la compagnie des Indes a fermé en 1769, les négociants français furent obligés d’acheter les cauris aux Anglais et aux Hollandais. Ce qui coûtait bien plus cher, à tel point que certains députés de la Gironde se sont mobilisés. Ils ont partagé une pétition demandant à nouveau l’import des coquillages directement depuis les Maldives.

    Liste des marchandises apportées par le vaisseau la Syrenne venant de Pondichéry et Bengal arrivé à l’Orient [Lorient] le 20 septembre 1726. Avec 135 500 livres (presque 68 tonnes), les cauris représentent la plus importante marchandise.

    PHOTOGRAPHIE DE Gildas Salaün, Archives municipales de Nantes HH 224/48

    Après l’abolition de l’esclavage, et avec l’arrivée des colons européens en Afrique qui imposèrent leur propre monnaie, le système des cauris prit fin. Il restera longtemps ignoré. Seuls Abiola Félix Iroko, historien béninois, ainsi que Jan Hogendorn et Marion Johnson, chercheurs britanniques, ont publié des articles sur la question dans les années 1980. 

    Quarante ans plus tard, Gildas Salaün s’est à nouveau intéressé au sujet : « Il a fallu se mettre en quête de nombreux ouvrages et de références pour poursuivre les recherches. On ne parle que peu souvent des pièces dans nos poches ! C’était pareil pour les cauris à l’époque». Et voici comment ce coquillage, transporté des Maldives jusqu’en Afrique de l’Ouest par les Européens, élément malgré lui d’une des pages les plus sombres de notre histoire, sort peu à peu de l’oubli.

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