Cet homme a défié les lois antiasiatiques durant la Seconde Guerre mondiale
Après Pearl Harbor, les États-Unis se retournèrent contre les citoyens d'origine japonaise. Fred Korematsu, un jeune Nippo-Américain, fut arrêté pour avoir défié les lois discriminatoires du pays et devint un symbole de la lutte pour les droits civiques.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement américain força les personnes d'origine japonaise à se rendre dans des camps d'incarcération par crainte de déloyauté. Fred T. Korematsu, photographié ici avec sa famille dans leur pépinière à Oakland, en Californie, vers 1939, refusa d'obtempérer, soutenant que l'ordre était contraire à la Constitution.
Le jeune homme et sa petite amie se promenaient dans une rue de San Leandro, en Californie, lorsque la police leur ordonna de s’arrêter. C’était le 30 mai 1942, et les officiers demandèrent à l’homme pourquoi il ne s’était pas conformé aux ordres militaires qui interdisaient aux Nippo-Américains, c’est-à-dire les Américains d’origine japonaise, de se rendre sur la côte ouest. L’homme, qui dit s’appeler Clyde Sarah, insista auprès de la police sur le fait qu’il était Hawaïen, et non Japonais.
Peu convaincus, les officiers arrêtèrent « Clyde Sarah », qui était en réalité Fred Toyosaburo Korematsu. Il avait refusé d’obéir à l’ordre qui obligeait les Nippo-Américains à se rendre dans des camps d’incarcération, et avait changé de nom pour tenter d’éviter d’être repéré. Ce jour-là, sa volonté de défier la loi le fit arrêter.
Fred Korematsu se défendit, soutenant qu’il était contraire à la Constitution américaine de détenir un groupe de personnes au nom de la nécessité militaire. Son affaire alla jusqu’à la Cour suprême, où la décision portant son nom devint l’un des arrêts les plus célèbres de l’institution. Korematsu entra dans l’Histoire en tant qu’icône des droits civiques des Nippo-Américains. Il mourut en 2005, à l’âge de 86 ans.
L’EXCLUSION ANTIASIATIQUE
Né à Oakland en 1919, Korematsu eut ce que l’on pourrait appeler une enfance américaine. Mais il fut également soumis au sentiment antijaponais et à la discrimination, courants à l’époque en Californie et à travers le pays. Les immigrants asiatiques ne pouvaient pas être naturalisés et obtenir la citoyenneté américaine et, bien que la Californie eût la plus grande population nippo-américaine du pays, elle était aussi le théâtre d’un intense sentiment antiasiatique et antijaponais. Selon les termes de la commission gouvernementale qui enquêta plus tard sur l’incarcération des Japonais, les Nippo-Américains en Californie « étaient effectivement exclus de toute participation aux affaires sociales et économiques ».
Une cour de récréation de lycée près des baraquements du Manzanar War Relocation Center, un camp d'incarcération du comté d'Inyo, en Californie. Le photographe Toyo Miyatake, lui-même prisonnier, fit entrer clandestinement un appareil photo et photographia, d'abord en secret, la vie quotidienne dans le camp.
Korematsu fut victime de cette exclusion alors que la menace d’une seconde guerre mondiale commençait à planer sur les États-Unis à la fin des années 1930 et au début des années 1940. Lorsqu’il essaya de se porter volontaire pour servir dans la marine américaine, le conseil d’appel le déclara inapte au service. La raison officielle de son rejet était un ulcère mais, pour le jeune homme, le rejet était en réalité dû à la discrimination en raison de son origine. Ainsi, il s’inscrivit à la place dans une école de soudure et trouva un emploi sur les docks d’Oakland. Mais lorsque l’armée japonaise attaqua les États-Unis à Pearl Harbor en décembre 1941, son syndicat décida de renvoyer tous ses membres japonais.
Les parents de Korematsu, tous deux immigrants japonais, travaillaient dur en tant que propriétaires exploitants d’une pépinière à l’est d’Oakland. Ils furent dévastés par l’attaque, qui plongea les États-Unis dans une guerre avec le Japon. « Ils savaient que le pire [allait] leur arriver », déclara Korematsu dans une histoire orale de 1996. « Ils [réalisèrent] que tout ce travail qu’ils avaient fait, toutes ces années, tout ce dur labeur, était sur le point de disparaître. »
L’ORDRE EXÉCUTIF 9066
Le 19 février 1942, le président Franklin Delano Roosevelt signa l’ordre exécutif 9066, un décret qui autorisa le département de la Guerre à créer des zones d’exclusion militaire : des zones géographiques desquelles toute personne pouvait se voir refuser l’entrée ou se faire expulser. Ce décret donna le feu vert au gouvernement pour procéder à la détention de plus de 100 000 Japonais et Nippo-Américains au nom de la nécessité militaire.
Déclarés « étrangers ennemis » par leur gouvernement, ces Nippo-Américains fermèrent leurs entreprises et leurs maisons, et se dirigèrent vers des centres de détention qui les conduisirent finalement dans des camps d’incarcération.
Trois garçons derrière des barbelés au Manzanar War Relocation Center, l'un des dix camps dans lesquels les États-Unis incarcérèrent des personnes d'origine japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale. Plus de 110 000 hommes, femmes et enfants furent contraints de quitter leur foyer pour être détenus dans ces camps.
Des filles du camp de Manzanar apprenant à devenir des majorettes. Les Nippo-Américains restèrent résilients face aux épreuves qu'ils subirent. Après la guerre, ils se sont battirent pour obtenir des compensations pour leurs pertes, et ils gagnèrent.
Cependant, Korematsu ne comptait pas se laisser faire. Sa petite amie, Ida Boitano, était italo-américaine. Si Korematsu restait avec ses parents et ses frères et se présentait dans un centre de détention, le couple savait qu’il serait séparé. Ils décidèrent donc de fuir la côte ouest du pays.
Korematsu s’arrangea même pour avoir recours à la chirurgie plastique afin de modifier les traits de son visage dans l’espoir d’avoir moins de chances d’être appréhendés lors de leur fuite. En mars 1942, il paya un médecin pour une opération des paupières et du nez. Lorsque la famille Korematsu se présenta au centre de rassemblement de Tanforan pour être « évacuée » ce mois-là, Fred n’était pas à leurs côtés.
Il avait dit à ses parents qu’il était dans le Nevada. Mais en réalité, Korematsu était toujours à Oakland, faisant des petits boulots, passant du temps avec Boitano et économisant de l’argent pour l’évasion. Fin mai, trois semaines après l’entrée en vigueur du décret, le couple marchait dans la rue à San Leandro, une ville voisine, lorsque Korematsu fut appréhendé par la police. Bien qu’il eût donné un faux nom, de faux documents d’identité et nié être nippo-américain, il fut accusé d’espionnage pour le Japon et placé en détention.
UN VISITEUR INATTENDU
Tandis qu’il était incarcéré à San Francisco, Korematsu reçu la visite d’un homme qu’il ne connaissait pas : Ernest Besig, le chef de la section nord-californienne de l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU). Besig avait appris l’arrestation de Korematsu dans le journal local et souhaitait savoir si le jeune homme était prêt à devenir un « test case » afin de remettre en question la constitutionnalité du décret présidentiel.
Korematsu accepta, et le plan fut rapidement mis en œuvre. En 1942, un tribunal fédéral le reconnu coupable d’avoir défié les ordres militaires et le condamna à une période de probation. La police militaire saisit Korematsu à la fin de son procès, bien que Besig eût payé sa caution. Elle l’envoya d’abord au centre de Tanforan, où il retrouva sa famille, puis dans un camp d’incarcération à Topaz, dans l’Utah.
Pendant ce temps, Boitano écrivit à Besig pour lui dire qu’elle reconnaissait que Korematsu n’avait commis aucun crime, mais qu’elle ne voulait pas qu’il la contacte. « Voyez-vous, il se trouve que je suis italienne et que nous sommes en guerre, donc nous devons tous deux être prudents », écrivait-elle. L’Italie et le Japon étaient non seulement alliés pendant la guerre, mais les États-Unis ciblaient, et même détenaient également des Italo-Américains. Korematsu et Boitano ne se revirent jamais.
Korematsu dut faire face aux critiques de certains de ses codétenus qui lui reprochaient de ne pas suivre les ordres et de risquer de ternir encore davantage l’image des Nippo-Américains auprès du grand public. Sa cause divisait même l’ACLU. L’organisation nationale demanda à plusieurs reprises à Besig d’abandonner l’affaire. Mais les deux hommes assumaient leur cause et continuèrent de la défendre.
DEVANT LA COUR SUPRÊME
Lorsqu’une cour d’appel de Californie confirma la condamnation, les avocats de l’ACLU décidèrent de plaider l’affaire Korematsu v. United States devant la Cour suprême des États-Unis en octobre 1944. Ce jour-là, la Cour entendit également les arguments dans l’affaire d’une autre plaignante internée à Topaz, Mitsuye Endo, qui avait poursuivi les États-Unis pour détention illégale en vertu de l’habeas corpus.
Fred Korematsu, à gauche, lors d'une conférence de presse tenue en 1983 pour discuter de sa demande de réouverture de son affaire et de réhabilitation. À ses côtés sont assis les autres requérants : Minoru Yasui, au centre, et Gordon Hirabayashi, à droite. Les hommes obtinrent gain de cause et leurs condamnations pénales furent annulées.
La Cour annonça son verdict pour les deux affaires le 18 décembre 1944. Endo gagna la sienne. En outre, la veille, pour devancer la décision, le département de la Guerre révoqua son propre ordre et annonça qu’à partir du 2 janvier, tous les prisonniers loyaux et non dangereux seraient libres de rentrer chez eux.
Korematsu, quant à lui, ne l’emporta pas. Dans l’opinion majoritaire, le juge Hugo Black compara le décret et la zone d’exclusion militaire à un couvre-feu et soutint que l’ordre n’était pas fondé sur « l’antagonisme envers les personnes d’origine japonaise », mais sur un impératif militaire dû à l’existence de « membres déloyaux de cette population ». Dans son opinion dissidente, le juge Frank Murphy qualifia cette décision de « légalisation du racisme… tout à fait révoltante pour un peuple libre ».
Pourquoi Endo gagna-t-elle son procès, mais pas Korematsu ? Contrairement à Korematsu, Endo avait respecté les ordres, et le tribunal estima qu’il était illégal de détenir un citoyen loyal qui n’avait pas été jugé dangereux pour les États-Unis. Dans le cas de Korematsu, en revanche, le tribunal jugea qu’il était constitutionnellement acceptable de restreindre les personnes que l’armée considérait comme une menace, et notamment celles qui, comme le jeune homme, avaient enfreint la loi.
Après la guerre, Korematsu essaya d'oublier ces événements. Il s’installa à Salt Lake City, fonda une famille et fit profil bas, même s’il était toujours confronté au sentiment antiasiatique et rencontrait des difficultés à trouver un emploi en raison de sa condamnation. Sa fille confia plus tard qu’elle n’apprit l’histoire de la résistance de Korematsu que lorsqu’elle était au lycée et qu’un de ses amis rédigea un exposé sur l’affaire de la Cour suprême.
RÉTABLIR LA VÉRITÉ
Des décennies plus tard, une révélation concernant son affaire poussa Korematsu à s’exprimer à nouveau. Dans les années 1980, l’historien du droit Peter Irons découvrit des preuves selon lesquelles le département de la Justice avait supprimé des informations montrant que les Nippo-Américains ne représentaient pas une menace pour les États-Unis. Korematsu accepta alors de retourner devant les tribunaux pour contester à nouveau sa condamnation.
Une peinture murale de Korematsu orne le mur d'un parking d'Oakland, dans le Laurel District de la ville. Depuis 2011, la Californie célèbre chaque 30 janvier le Fred Korematsu Day : le premier jour de l'histoire des États-Unis nommé en l'honneur d'une personne nippo-américaine. Plusieurs autres États ont depuis suivi le mouvement.
« J’estimais que cette décision était injuste, et je le pense toujours », déclara-t-il à la juge de la cour fédérale de district qui entendait son affaire en 1983. « Tant que mon casier judiciaire restera valable auprès du tribunal fédéral, tout citoyen américain pourra être détenu en prison ou dans des camps de concentration sans procès ni audience. » La juge annula la condamnation pénale de Korematsu, effaçant ainsi son casier fédéral. Elle nota toutefois que son tribunal n’était pas habilité à statuer sur les erreurs juridiques de la Cour suprême.
L’histoire de Korematsu en matière d’activisme pour les droits civiques fut reconnue en 1998 lorsqu’il reçut la médaille présidentielle de la Liberté. Il continua à défendre les libertés civiles, notamment au nom des personnes détenues au camp de Guantanamo, à Cuba, suite aux attentats du 11 septembre 2001. Cependant, à sa mort en 2005, la décision de la Cour suprême concernant sa condamnation était toujours en vigueur.
Il fallut une autre question de sécurité nationale pour que la haute cour américaine rejette formellement la décision Korematsu qui était en vigueur depuis près de soixante-quinze ans. En 2018, pour défendre l’interdiction faite par le président Donald Trump aux citoyens de pays majoritairement musulmans de rentrer dans le pays, la Cour suprême tourna le dos au précédent.
Dans son opinion majoritaire, John Roberts, le juge en chef de la Cour suprême, écrivit que le verdict de « Korematsu était gravement injuste le jour où il a été décidé » et « a été annulé dans le tribunal de l’Histoire ». Pourtant, les juristes notèrent que la Cour n’avait pas annulé formellement la décision.
Malgré l’importance de son affaire, Korematsu resta humble quant à son rôle dans l’Histoire. « Je n’avais pas l’impression d’avoir fait quelque chose de mal », déclara-t-il dans son histoire orale de 1996. « Si quelqu’un a fait quelque chose de mal, c’est la loi. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.