Amazonie, histoire d’un malentendu
Depuis les récits d’explorateurs du 16e siècle, un certain nombre d’idées fausses perdurent sur l’Amazonie. Quelles conséquences ont eu ces mythes sur la plus grande forêt tropicale du monde ?
L'Amazonie péruvienne vue du ciel, en 2012.
Par une chaude journée de juin 1542, le voyageur espagnol Francisco Orellana, alors en pleine exploration de la forêt amazonienne, est attaqué par un groupe d’Amérindiens. Une certaine vivacité dans le combat, de longs cheveux, des « traits féminins »… Il n’en fallut pas plus au voyageur pour voir dans ce petit groupe l’incarnation des féroces « Amazones », ces guerrières légendaires de la mythologie grecque. Son récit attire l’attention en Europe et va baptiser la plus grande forêt tropicale du monde : Amazonie. Cela n’a pourtant strictement rien à voir avec le lieu. « Les Européens n’ont pas demandé le nom de la forêt aux Amérindiens – or, comme l’Amazonie s’étend sur cinq millions de kilomètres carrés (plus que l’Europe), il y avait sans doute beaucoup de noms différents » souligne l’anthropologue François-Michel Le Tourneau, auteur d’Amazonie, histoire, géographie, environnement.
Voilà le début d’une longue méprise concernant cette forêt, qui a duré plusieurs siècles. Depuis quelques décennies, les archéologues et les anthropologues corrigent le tir.
« Quand les Européens arrivent en Amazonie, ils sont extrêmement surpris de rencontrer des êtres humains. Pour expliquer leur présence, les explorateurs font alors appel aux grands mythes fondateurs de l’Occident : les légendes grecques ou la Bible. Certains voyageurs imaginent que les Amérindiens sont les descendants des tribus perdus d’Israël ! Ils manquent d’outils intellectuels pour comprendre ce qu’ils ont en face d’eux » retrace le spécialiste. Les Occidentaux vont jusqu’à nommer les arbres en fonction des espèces occidentales qu’ils connaissent, comme le « châtaigner du Brésil » qui n’a pourtant rien d’un châtaigner.
Ébahis par cette végétation luxuriante, ces explorateurs imaginent aussi voir une sorte de jardin d’Eden en Amazonie. Cette vision rencontre un franc succès en Europe. « La théorie du "bon sauvage" est alors en plein essor. Voilà comment les Amérindiens sont réduits à de simples "êtres de nature". Des gens soi-disant incapables de transformer leur environnement, qui vivent de chasse et de cueillette. Pour les Européens, un champ de blé est le signe d’une civilisation - pas ce qu’ils ont sous les yeux. Les explorateurs sont incapables de constater l’influence considérable des Amérindiens sur leur environnement » poursuit François-Michel Le Tourneau.
Désormais, la recherche a progressé. Et on le sait : les Amérindiens élevaient des tortues, géraient des étangs de pêche, cultivaient des légumes. Ils pourraient même être à l’origine de la domestication d’espèces de plantes sauvages, comme le manioc ou le riz. Ils habitent et transforment la forêt depuis des millénaires.
« Le site de Pedra Pintada, situé à proximité de Monte Alegre, offre des traces de présence humaine relativement dense et organisée dès 9200 avant notre ère (…). Alors qu’autrefois, les chercheurs pensaient que les Amérindiens avaient colonisé l’Amazonie parce qu’ils n’avaient aucune autre option. Des preuves de plus en plus nombreuses indiquent aussi que dans la région du fleuve Madeira des villages disposaient d’une base agricole dès – 6000, et que celle-ci s’est diversifiée peu à peu dans les millénaires suivants » relate François-Michel Le Tourneau.
Des découvertes récentes, initiées par des archéologues comme Anna Roosevelt dans les années 1990 et plus récemment Stephen Rostain, grâce à la technologie laser Lidar, ont permis de battre en brèche les idées reçues. Sauf qu’entre temps, de fausses informations eurent le temps de distiller leur poison. « Cette vision erronée de l’Amazonie nous a bandé les yeux pour comprendre ce qu’est réellement cette grande forêt tropicale pendant cinq siècles » insiste François-Michel Le Tourneau.
Mal comprendre l’Amazonie n’est pas juste une affaire de savants. La méprise a eu des effets bien concrets sur la forêt, notamment au moment de décider des mesures de protection. « Dans les années 1960 et 1970, par exemple, les autorités pensaient qu’il fallait absolument exclure les êtres humains des aires protégées, y compris les populations habitant depuis des décennies voire des siècles dans les régions concernées ».
Les Amérindiens ont dû lutter pour garder le contrôle de leurs terres. Heureusement, leurs efforts ont été couronnés de succès - en tout cas au Brésil. En 1988, le pays a adopté un modèle de protection singulier, où certaines populations ont obtenu le droit d’habiter les aires protégées (En tout, 40 % de la surface de la forêt). L’État est propriétaire des terres protégées, les Amérindiens en ont l’usufruit exclusif. Ils sont invités à une existence « entre soi et comme autrefois », et donc durable.
Autre exemple d’une vision datée de l’Amazonie qui la dessert ? Ce « jardin d’Eden luxuriant » serait si grand et prolifique qu’il en deviendrait indestructible. Pratique ! Avec pareil postulat, les gouvernements, notamment ceux conservateurs du Brésil ont pu donner leur feu vert sans sourciller à l’agro-industrie et à l’exploitation minière. Aujourd’hui, les spécialistes estiment que 17 % de la forêt est perdue, surtout à cause de l’élevage.
Or, « l’environnement amazonien est davantage un système qui a besoin de tous ses rouages pour fonctionner qu’une collection d’écosystèmes fonctionnant de manière indépendante les uns des autres et pouvant être préservés par fractions » poursuit François-Michel Le Tourneau. L’Amazonie contribue aussi à la bonne santé d’autres écosystèmes, comme le montre les "rivières volantes" de la grande forêt. L’eau qui s’évapore de la canopée crée des nuages. Ces derniers arrosent de pluie le sud du continent, et permettent l’agriculture en Argentine, au Paraguay, en Uruguay et dans le sud du Brésil… Un nouvel argument pour insister, s’il fallait encore le faire, sur l’absolue nécessité de préserver cet écosystème unique. Depuis le 16e siècle, la recherche progresse, nos vieux préjugés hérités du passé s’éloignent... mais l’appétit de l’agro-industrie et de l’industrie minière pour l’Amazonie, lui, ne faiblit pas. Quelle que soit l’histoire que l’on raconte sur cette immense forêt tropicale.