Comment ce mystérieux cimetière naval est-il arrivé à l'intérieur des terres italiennes ?
En 1998, un navire de l’époque romaine a été mis au jour sur un site archéologique surnommé la « Pompéi de la mer ». Depuis, d’autres sont sortis de terre. Des archéologues ont entrepris de découvrir comment ils avaient pu échouer si loin des côtes.
L’Alkedo, navire de surveillance militaire romain, a coulé au début du premier siècle de notre ère. Il est désormais exposé au Musée des bateaux antiques de Pise.
En 1998, lors de travaux réalisés près de la gare de San Rossore, en périphérie de Pise, des bulldozers ont fendu une structure boisée. En arrivant sur les lieux, l’archéologue Stefano Bruni a vu que les ouvriers avaient heurté la coque d’un navire ancien. Au cours de l’année qui a suivi, huit bateaux supplémentaires ont été découverts sur le site, faisant de ce site une mine d’or archéologique.
Au cours des dix-huit années qui ont suivi, une équipe menée par Stefano Bruni a exploré le site et découvert les vestiges de davantage d’épaves encore, plus de trente en tout. Il y avait là d’innombrables artefacts : en céramique, en verre, en métal, en bois, des cordes, du matériel de pêche… et des squelettes humains. Mais plus intéressant encore était l’âge des épaves ; les plus anciennes datent du deuxième siècle avant notre ère tandis que les plus récentes sont du septième siècle de notre ère. On avait beau savoir que le lieu avait été un centre maritime important pendant des siècles, il n’en intriguait pas moins les archéologues. En effet, les dizaines d’épaves ont été découvertes à une certaine distance des fleuves de la ville, l’Arno et le Serchio, et à plusieurs kilomètres de l’endroit où ces derniers se jettent dans la mer.
LE PORT DE PISE
Pise est aujourd’hui connue dans le monde entier pour sa tour penchée datant 12e siècle, mais son rôle de port majeur est moins familier. Les historiens connaissent bien le rôle de Pise en tant que place de commerce maritime. Son emplacement, à l’embouchure de l’Arno, en a fait un port et un centre de construction navale importants pour les Romains et pour les villages pré-romains d’Italie. Au troisième siècle avant notre ère, durant les guerres puniques contre Carthage, Pise est devenue une importante base pour la flotte romaine. Sous l’administration romaine, on l’appelait d’ailleurs Portus Pisanus. L’importance du port n’a fait que croître sous l’empereur Auguste. Bien après la chute de l’Empire romain, Pise a conservé son envergure de haut-lieu du commerce maritime ; c’était une des quatre grandes républiques maritimes de l’Italie du 11e siècle.
La tour penchée et l’énigme des navires enfouis ont un lien : la géologie de la région. La ville de Pise a été fondée sur une plaine alluviale : à mesure que la ville a évolué, du sable et de la terre, acheminés en aval par les fleuves de la région, se sont déposés à leur embouchure sous la forme de couches de limon. En s’accumulant sous l’effet du temps, ces couches ont provoqué, durant plusieurs siècles, un recul du littoral et éloigné Pise de la mer. Ce sol meuble et sableux est la principale cause de l’inclinaison de la célèbre tour de Pise.
SABLE ET CRUES
Tandis que Stefano Bruni et son équipe poursuivaient leurs fouilles sur ces épaves antiques, ils ont petit à petit compris comment tant d’entre elles avaient fini par se retrouver au même endroit. Analysés, les sédiments ont montré que le site de San Rossore s’était un jour trouvé au bord d’un ancien canal relié à un bras du Serchio plus au nord. Des navires pouvaient donc parcourir le fleuve et descendre le canal jusqu’à atteindre un endroit où ils pouvaient décharger leur cargaison en eaux relativement calmes.
L’Arno a connu de nombreuses crues majeures entre le deuxième siècle avant notre ère et le septième siècle, période qui correspond l’âge des épaves. Pasquino Pallecchi, géologue ayant participé aux fouilles, croit que durant ces crues de vastes quantités de sédiments riches en sable se sont déversés sur la plaine. Les eaux de crue ont fait couler les navires malheureux qui étaient amarrés dans le canal. Puis le canal s’est a connu un niveau d’ensablement tel qu’il a tout bonnement disparu de l’histoire.
Sous un bateau ayant coulé au premier siècle de notre ère, des archéologues ont découvert les restes d’un homme et de son chien. Leur présence trahit la soudaineté des crues et le danger qu’elles représentent pour les navires. La découverte de victimes dans la position-même dans laquelle elles sont mortes permet de comprendre pourquoi ce site archéologique de Pise est parfois surnommé la « Pompéi de la mer ».
L’absence d’oxygène dans les sédiments accumulés a permis de préserver des artefacts des navires, en particulier des matières naturelles. Un bateau du premier siècle de notre ère chargé d’une cargaison de nourriture en provenance Naples a coulé dans le canal, et les squelettes d’un marin et d’un chien ont été découverts en bon état de conservation dans l’épave. La plus ancienne épave découverte à ce jour a touché le fond durant une crue survenue dans les premières décennies du deuxième siècle avant notre ère. Cette épave n’est pas entièrement préservée mais est assez complète pour que l’on puisse déterminer sa taille. Selon les estimations de l’équipe de fouilles, ce navire devait mesurer près de 14 mètres de long et près de 4,5 mètres de large, avec une capacité utile de 42 tonnes. Divers indices suggèrent qu’il s’agissait d’un vaisseau destiné à la navigation côtière.
Près de 300 amphores gréco-italiennes ont été découvertes autour de l’épave, ce qui représente approximativement la moitié du volume de la cargaison. On ne sait pas ce que les amphores contenaient, mais des épaules de porcs ont été retrouvées avec des fragments de poteries, ce qui pousse certains à postuler que le bateau transportait de la viande conservée dans de la saumure. Étant donné que de nombreux objets appartenant à l’équipage (brûleurs d’encens, vaisselle destinée à la conservation de la nourriture) sont d’origine ibérique, on pense que le navire a pu partir de la péninsule.
Petite amphore découverte à l’intérieur d’une épave du deuxième siècle de notre ère à Pise.
BIEN CONSERVÉES
Bon nombre d’épaves découvertes dans l’ancien canal sont celles de navires de marchandises ou de vaisseaux utilisés sur des cours d’eau de l’intérieur des terres, mais la présence d’outils de charpentier (maillets, ciseaux, clous, rivets) indique que des chantiers navals se trouvaient autrefois sur ce segment du cours d’eau. Là, les bateaux pouvaient être révisés et réparés avant de reprendre la mer.
Les bateaux fluviaux grossissent les rangs des autres épaves. Parmi eux, la découverte d’une lintre est particulièrement intéressante. Ces embarcations servant à la navigation en eaux peu profondes possèdaient des coques arrondies mais pas de quilles, ce qui les rendait instables. Leur forme et leur moyen de propulsion étaient semblables à ceux des gondoles.
L’équipe exhume précautionneusement les vestiges d’amphores cassées découvertes dans une des premières épaves de l’époque romaine découvertes à Pise en 1998.
À ce jour, seule une épave découverte sur le site semble avoir été destinée à remplir des fonctions militaires. Sur le premier banc de ce navire, quelqu’un a gravé, en lettres grecques, le mot latin Alkedo, qui signifie « mouette ». Selon les archéologues, cela a pu être le nom du bateau. Potentiellement conçu pour effectuer des tâches de surveillance sur les eaux du fleuve, il a coulé à la fin du règne d’Auguste, vers l’an 14 de notre ère. Pour un bateau de plus de 2 000 ans, il s’agit d’une embarcation remarquablement bien conservée.
L’épave la plus récente est une grande barge utilisée pour transportée du sable qui a coulé entre l’an 580 et l’an 640 de notre ère. Aucun vaisseau ultérieur n’a été découvert. Le limon qui a vraisemblablement rendu impossible le franchissement de l’ancien canal possède d’ailleurs des qualités embaumantes qui ont préservé les bateaux. Pour cette raison, on surnomme le site la « Pompéi de la mer ».
Désormais, les navires qui ont été exhumés sont exposés avec leurs cargaisons et d’autres artefacts au Musée des bateaux antiques de Pise, situé dans un des entrepôts des Arsenali Medicei datant du 16e siècle. À ce jour, plus de trente bateaux sont sortis de terre, mais les archéologues sont persuadés qu’il en reste une multitude qui attendent d’être découverts dans le sable des profondeurs de Pise.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.