Comment la Première Guerre mondiale a permis aux femmes scientifiques de faire leurs preuves

Au cours de la Première Guerre mondiale, les femmes en Grande-Bretagne ont remplacé les hommes et ont montré de quoi elles étaient capables. C'est grâce à elles que des explosifs furent inventé et que les radiographies furent possibles sur le front.

De Simon Worrall

En fin d'année, nous célébrerons le centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale, l'un des conflits les plus meurtriers de l'Histoire. Près de 20 millions de personnes y ont perdu la vie. Mais, la Grande Guerre a également permis à quelques femmes de sortir de l'ombre et de montrer de quoi elles étaient capables en tant que scientifiques, en creusant des tranchées expérimentales pour étudier la maladie du pied de tranchée, en faisant des radiographies sur des soldats blessés au front, ou en inventant de nouveaux explosifs. Toutes ces avancées figurent dans le nouveau livre de Patricia Fara, A Lab of One's Own.

Nous avons interviewé Patricia Fara depuis le Clare College de Cambridge, où elle membre et présidente de la British Society for the History of Science. Dans cet entretien, l'auteure nous explique comment la théorie de l'évolution de Darwin prônait que les femmes étaient intellectuellement inférieures aux hommes, comment la scientifique américaine Ray Costelloe est devenue un membre important du Virginia Woolf's Bloomsbury Group, et comment les femmes scientifiques doivent surmonter d'énormes obstacles, encore aujourd'hui, notamment à cause d'un manque de services de garde d'enfants.

A Lab of One's Own, le nouveau livre de Patricia Fara.
A Lab of One's Own, le nouveau livre de Patricia Fara.
PHOTOGRAPHIE DE Oxford University Pres

Patricia, pouvez-vous planter le décor de votre livre en décrivant la position des femmes scientifiques en Grande-Bretagne avant la Première Guerre mondiale et la façon dont le conflit a fait évoluer leur situation ?

La position des femmes en Grande-Bretagne dans le domaine de la science avant la guerre n'était guère réjouissante. Quelques bonnes écoles enseignaient les sciences aux filles, mais si celles-ci avaient l'opportunité d'aller à l'université, elles devaient obtenir l'aval de leurs parents et la plupart d'entre eux refusaient car ils voulaient pour leur fille une vie rangée et traditionnelle. Peu de femmes pouvaient donc étudier les sciences à l'université. Et puis la guerre est arrivée et beaucoup de choses ont changé. La plupart des hommes sont partis se battre, laissant les femmes en charge du quotidien, comme dans les musées. Dorothea Bate, par exemple, est devenue une grande paléontologue et était responsable des collections du Musée d'histoire naturelle de Londres. Mais elle était payée comme un intérimaire. Quand les femmes remplaçaient  les hommes, elles gagnaient bien moins d'argent qu'eux, ce qui constituait un véritable problème. Après le départ des hommes, les femmes ont aussi pu donner des conférences pour la première fois. Avant, cela était interdit car il était considéré comme inapproprié pour une femme de donner conférence face à un public mixte.

À l'Imperial College London, alors qu'elle étudiait la pharmacologie, Martha Whitely a décidé de changer de domaine de recherche pendant la guerre. Elle a creusé une tranchée expérimentale dans les jardins de l'établissement et a constitué une équipe de 7 femmes pour cette étude. Un explosif a même été nommé en son nom, « DW » pour Docteur Whitely, et elle fut la première personne à tester le gaz moutarde.

 

De nombreux préjugés et stéréotypes de l'époque sur les femmes peuvent aujourd'hui paraître risibles. Quels étaient les pires choses dites au sujet des femmes et comment les ont-elles empêchées de faire ce qu'elles voulaient ?

Le pire stéréotype concernant les femmes est probablement le plus connu. Charles Darwin, ce scientifique britannique remarquable et reconnu pour son travail sur l'évolution et la sélection naturelle, a estimé qu'au cours du millénaire, les hommes avaient fait l'objet d'une sélection positive en raison de leurs capacités à se battre, à construire des maisons et à effectuer toutes les tâches qui requièrent une certaine intelligence. Les femmes, elles, ont progressivement été sélectionnées pour élever les enfants, faire la cuisine et la vaisselle. À la fin du millénaire, les différences hommes - femmes n'ont fait que s'accentuer, et les femmes seraient devenues intellectuellement inférieures aux hommes. C'était l'idée qui dominait. De nombreuses recherches se sont intéressées à la taille des cerveaux et aux hormones. Pour la plupart des médecins, les femmes ne pouvaient pas être aussi intelligentes que les hommes pour des raisons anatomiques et physiologiques.

 

Vous consacrez un chapitre à Marie Stopes, une pionnière exceptionnelle. Parlez-nous de cette femme remarquable et de la façon dont elle a révolutionné notre rapport à la sexualité.

L'exemple de Marie Stopes est intéressant puisqu'elle est aujourd'hui connue pour avoir ouvert des cliniques de contraception et enseigné aux femmes les bases de la sexualité. Cette éducation est désormais dispensée dans les écoles primaires. De nombreux couples mariés ne connaissaient même pas l'atonomie des organes reproducteurs et ignoraient comment passer à l'acte. Ils ne savaient rien non plus des règles, de la ménopause, et des risques liés à la santé des femmes. Ils ignoraient absolument tout.

Mais avant d'être connue pour son travail d'éducation auprès des femmes et des hommes sur le fonctionnement du corps humain, elle avait une carrière tout à fait différence. Elle fut la première femme maître de conférence en sciences à l'Université de Manchester. C'était une grande paléobotaniste et pendant la guerre, elle a mené beaucoup d'études sur le charbon. Et puis un jour, elle a eu une révélation. Un de ses étudiants en médecine lui a parlé d'une femme venue à la clinique avec un nourrisson. Tous ses bébés mourraient et elle ne savait pas pourquoi. Le docteur l'a renvoyée chez elle en lui disant « Allez faire d'autres bébés ». L'étudiant avait lui compris que le père des enfants souffrait de la syphilis, et que c'était pour cela que tous les nourrissons décédaient.

 

Vous parlez d'une autre femme fascinante dans votre livre, Ray Costelloe, une membre oubliée du célèbre Bloomsbury Group, fondée par Virginia Woolf. Elle était d'origine américaine, non ?

Oui, en effet. Sa famille était puritaine et américaine, et avait des liens avec Logan Pearsall Smith, le célèbre critique littéraire. Mais elle a été élevée ici, en Grande-Bretagne, par sa grand-mère. Ray Costelloe était une véritable passionnée des mathématiques et a étudié à Cambridge, ce qui était rare à cette époque. Ses résultats n'étaient pas particulièrement bons parce qu'elle passait la majeure partie de son temps à s'occuper d'une organisation pour le droit de vote des femmes.

Ray Costelloe et sa soeur étaient au coeur du Bloomsbury Group. Le mari de Ray était un Stratchey et celui de sa soeur un Stephens, de la famille de Virginia Woolf. Cette dernière et Ray se connaissaient bien mais toutes deux éprouvaient de la méfiance l'une pour l'autre : Virginia trouvait Ray un peu potelée, maladroite et sans aucun sens de la mode, alors que Ray ne supportait pas que Virginia et ses amis ne fassent rien. Elles passaient leur journée à rire, à parler et à rêver pendant que Ray dirigeait des comités, fondait une école de soudure et construisait sa propre maison.

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    PHOTOGRAPHIE DE Time & Life Pictures, Mansell, The Life Picture Collection, Getty

    Quelques femmes scientifiques étaient présentes sur le front. C'était le cas d'Helena Gleichen. Pouvez-vous nous raconter son histoire ?

    J'ai entendu parler d'Helena Gleichen pour la première fois au téléphone. Le grand-père de quelqu'un qui est encore vivant lui avait donné une machine à rayons X. Cette personne m'a appelée, m'a raconté son histoire et m'a donné accès à sa correspondance. Elle faisait partie de la grande bourgeoisie, comme en témoigne ses six prénoms, et était une cousine éloignée de la reine Victoria. Elle a appris à faire des radiographies et elle est partie sur le front italien accompagnée d'un ami. Cette zone de guerre était extrêmement dangereuse mais cela n'a pratiquement pas été évoqué aux cours des commémorations du centenaire de la guerre. En Italie, elle a réalisé des radios sur des milliers de soldats qui avaient des balles dans le cerveau ou dans d'autres parties du corps.

    Tout comme Marie Curie et d'autres femmes qui ont servi pendant la guerre, elle ne se souciait pas vraiment de sa santé et a souffert d'importantes brûlures par irradiation. Après la guerre, elle est retournée à sa vie d'artiste. Elle n'était pas la seule femme à considérer la guerre comme la période la plus palpitante de sa vie, une expérience qui lui avait permis de voir ce que c'était d'être un homme. Les femmes pouvaient prendre leurs propres décisions, décider de leur propre chef et aller où elles le voulaient. Même si ce fut une période dangereuse, épuisante et de travail acharnée, c'était aussi un moment très stimulant et palpitant.

     

    Deux femmes docteurs, Louisa Garret Anderson et sa compagne de longue durée Flora Murray ,sont devenues des légendes pendant la guerre en Grande-Bretagne. Parlez-nous d'elles.

    Ces deux femmes étaient des suffragettes, ce qui était plutôt inhabituel. Jusqu'à ce que la guerre éclate et que les suffragettes arrêtent leur campagne, elles participaient à des actions violentes. Elles sont ensuite parties pour Paris et ont dirigé un hôpital. Le Home Office, c'est-à-dire le ministère de l'intérieur britannique, était réticent à l'idée de reconnaître la contribution des femmes sur le front, mais il a fini par le faire. Grâce à cela, Louisa et Flora ont pu diriger un hôpital militaire qui n'employait que des femmes. Il était situé sur Endell Street, à Londres, et des milliers de soldats furent soignés là-bas. Elles ont également mené des recherches sur des blessés de guerre pour savoir comment éviter ces blessures. C'était un duo de femmes extraordinaires.

     

    « Compagne de longue durée », c'est souvent une expression utilisée pour désigner une lesbienne ?

    Oui, en effet. Ce fut le cas pour de nombreuses personnes, en particulier Ray Costelloe. Je ne voulais pas écrire des histoires salaces sur qui avait eu une relation avec qui, tout simplement parce j'estimais que ce n'était pas pertinent pour l'histoire que je voulais raconter. De plus, de nombreuses personnes veulent garder leur vie privée privée. Nous devrions peut-être respecter cela.

    Dorothy Parker disait du Bloomsbury Group : « Ils vivent sur des squares, peignent en cercle et font partie de triangles amoureux ». À l'époque, les femmes ignoraient le sujet, car la société considérait qu'il était normal que des femmes partagent une maison ou un appartement et personne ne leur demandait de rendre des comptes. À la même période, Marie Stopes apprenait aux hommes et aux femmes comment avoir des relations sexuelles, et personne n'imaginait des femmes avoir des relations entre elles. Les hommes n'étaient pas en reste, puisque des couples gay vivaient aussi ensemble. Les gens fermaient les yeux.

     

    Dans votre livre, vous écrivez « Aujourd'hui, les plafonds de verre et les tuyaux percés sont de grands obstacles pour les femmes scientifiques ». Qu'entendez-vous par là et comment pouvons-nous changer cela ?

    L'expression « tuyaux percés » renvoie à une situation présente : il y a quasiment autant d'hommes que de femmes qui étudient les sciences à l'université, mais plus on progresse dans le monde universitaire, de l'étudiant au diplômé jusqu'au maître de conférences / professeur, moins il y a de femmes.

    Des études ont également été menées à partir d'entretiens d'embauche virtuels. Les candidatures venaient d'hommes et de femmes. Les résultats ont montré que tous les recruteurs, que ce soit des hommes ou des femmes, préfèrent les candidats masculins. C'est inquiétant parce que cela montre que même les femmes ont assimilé ce préjudice à l'encontre des femmes et pensent que les hommes feront mieux leur travail.

    J'ai pu voir d'énormes progrès dans certains domaines, mais certains préjugés sont encore là, cachés dans l'ombre. Je vais vous donner un exemple. Allez dans une université et regardez autour de vous : sur les murs, il n'y a que des photos d'hommes. Ensuite, il y a le problème de la garde d'enfants. La plupart des femmes que je connais estiment que c'est la principale cause de l'inégalité hommes - femmes aujourd'hui.

     

    Cette interview a été éditée en raison de sa longueur et pour plus de clareté.

    Simon Worrall s'occupe du Book Talk. Retrouvez-le sur Twitter ou sur son site simonworrallauthor.com.

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