Comment le chocolat a fait fondre l'Europe
L'arrivée du cacao dans l'Ancien-Monde fut un tournant pour le chocolat. Sacré pour les Maya, prisé par la royauté, condamné par l'Église et adopté en cuisine, le chocolat est devenu la boisson la plus à la mode d'Europe.
En mai 1502, Christophe Colomb entama un quatrième voyage vers le Nouveau-Monde. Il en rapporta de nombreuses richesses en Europe : de l'or, de l'argent et une cargaison de fèves à l'apparence banale. Ces dernières n'impressionnèrent pas les Espagnols, qui n'en firent que peu de cas. Personne à l'époque ne pouvait imaginer à quel point ces modestes fèves finiraient par transformer la cuisine espagnole et européenne.
Deux siècles plus tard, le chocolat était omniprésent dans la capitale de l'Empire espagnol, où l'on en consommait plus de cinq tonnes par an. Selon des documents de l'époque, il était possible d'acheter ou de boire du chocolat dans toutes les rues de Madrid. Comment un produit simple comme la fève de cacao, qui pousse sur des arbres en Amérique du Sud, est-elle devenue la dernière tendance européenne ?
LE CHOCOLAT, LA BOISSON SACRÉE DES MAYAS
Les Mayas furent parmi les premiers à succomber au chocolat. Les premières traces écrites évoquant sa consommation figurent dans le Codex de Madrid, conservé au Musée des Amériques de la capitale espagnole. Ce codex confirme que les fèves de cacao étaient considérées comme divines par les Aztèques, qui les voyaient comme une manifestation physique de Quetzalcóatl, dieu de la sagesse.
Alors que les Espagnols étendaient leur domination sur le Nouveau-Monde, il leur est devenu impossible d'ignorer l'importance qu'avait le cacao aux yeux des peuples indigènes. Il était si apprécié des Aztèques qu'il faisait partie de leur système monétaire. Afin de comprendre les transactions commerciales du monde aztèque, les Espagnols durent créer des tableaux représentant la valeur marchande de quantités précises de fèves de cacao.
Dans un premier temps, les conquistadors ne s'intéressèrent pas au chocolat. Le chroniqueur Gonzalo Fernández de Oviedo se plaignait ainsi qu'après avoir consommé le breuvage, les lèvres semblaient tachées de sang. Les Aztèques mélangeaient souvent le cacao avec du piment, dont le goût était étranger au palais des Espagnols. « Le chocolat semblait être une boisson destinée aux cochons plutôt qu'aux humains », écrivit Girolamo Benzoni dans son « Histoire du Nouveau-Monde ».
Mais les attitudes changèrent rapidement lorsque Hernán Cortés rentra en Espagne après sa conquête sanglante du Mexique en 1521. Il présenta alors la boisson aztèque à base de fèves de cacao au roi Charles V. La recette fut modifiée, du sucre fut ajouté et le chocolat devint rapidement populaire parmi les membres de la haute société espagnole. Le début d'une nouvelle mode.
LE CHOCOLAT ET LA RELIGION
En Espagne, la tâche difficile de réduire en poudre les fèves de cacao incomba au molendero, le « broyeur » en français. Ce travailleur itinérant sillonnait le pays avec une meule incurvée sanglée dans le dos. Agenouillé devant sa meule, il utilisait un mortier pour concasser la coque des fèves. Un effort physique énorme était nécessaire pour que, petit à petit, les fèves écrasées forment une substance liquide lisse, appelée pâte de cacao. Dans l'un de ses poèmes, l'écrivain valencien de la fin du 18e siècle, Marcos Antonio Orellana, faisait référence à la production de chocolat et aux Mayas : « Oh chocolat divin / ils te réduisent en poudre à genoux / ils te mélangent en priant / et te boivent les yeux levés vers le Ciel ! »
Parmi les plus grands consommateurs de chocolat figuraient les monastères, qui achetaient la boisson en grande quantité. Le monastère cistercien de Piedra, en Aragon, aurait été le premier endroit d'Espagne à préparer le chocolat, très apprécié des moines qui y vivaient. Mais tous les ordres religieux n'approuvaient pas cela : les Jésuites estimaient que le chocolat allait à l'encontre des préceptes de la mortification de la chair et du vœu de pauvreté.
Une boisson aussi riche devait-elle être consommée lors des périodes de jeûne ? Cette question suscita un débat théologique entre les défenseurs et les détracteurs de la consommation de chocolat. Le cardinal Francesco Maria Brancaccio, théologien du 17e siècle, formula une réponse définitive à la question dans une de ses œuvres désormais célèbre : « Liquidum non frangit jejunum », qui signifie en français « Le liquide ne rompt pas le jeûne. »
UNE BOISSON APPRÉCIÉE PAR LA NOBLESSE
Présenté comme une boisson exotique provenant des Indes, le chocolat conquit l'Espagne au cours du 17e siècle. La consommation de cette boisson devint si répandue que les femmes de l'aristocratie prirent l'habitude d'en boire pour rester éveillées lors des longs sermons prononcés à la messe, une pratique qui prit fin lorsque les évêques l'interdirent dans les églises.
Chez les nobles de l'époque, une tasse de chocolat chaud était servie, accompagnée de biscuits à la cuillère ou de gâteaux secs à tremper lors des réceptions d'après-midi dignes de ce nom. En hiver, la boisson était dégustée autour d'un feu de cheminée, au milieu des coussins et des tapisseries colorées. Lors des réceptions d'été, le chocolat était souvent servi avec de la glace.
Au 17e siècle, le chocolat chaud était bien plus épais que celui que nous consommons généralement aujourd'hui. La boisson tachait souvent les vêtements et les tissus d'ameublement. Pour palier ce problème, Pedro Álvarez de Tolède, vice-roi du Pérou et premier marquis de Mancera, proposa en 1640 de fabriquer une soucoupe dotée d'une bague dans laquelle serait placée la tasse de chocolat (la jícara en espagnol). Cela évitait de renverser la tasse ou de faire des taches. Baptisé mancerina en espagnol en l'honneur de son inventeur, l'objet est connu sous le nom de « trembleuse » en français. Les trembleuses pouvaient être en argent, en porcelaine ou en terre cuite selon le statut social de l'hôte.
LE CHOCOLAT DEVENU BIEN DE CONSOMMATION
La fièvre du cacao se propagea rapidement au reste de l'Europe, notamment en France, principalement grâce à Anne d'Autriche, la fille de Philippe III d'Espagne. Lorsque cette dernière épousa Louis XIII, elle apporta en France la tradition royale espagnole qui consistait à boire du chocolat au petit-déjeuner. Plus tard, la femme de Louis XIV, Marie-Thérèse, une autre princesse espagnole amoureuse du chocolat, renforça la suprématie de cette douceur à la cour.
Lorsque la maison de Bourbon accéda au trône d'Espagne, ses membres devinrent également des fins connaisseurs de chocolat, en particulier Philippe V et son fils Charles III. Dans son empressement de développer l'Espagne par le biais de l'industrie et du commerce, Charles III prit conscience de la potentielle valeur économique des fèves de cacao et instaura une situation de monopole entre Madrid et le Venezuela sur le commerce de ces dernières.
En conséquence de cela, le chocolat se retrouva rapidement sur les tables d'autres catégories sociales. Les épiceries spécialisées dans la vente de produits provenant des colonies espagnoles satisfirent les goûts exotiques nouvellement acquis et boire du chocolat devint une habitude plus accessible pour un plus large public.
À partir du début du 19e siècle, de nouvelles méthodes industrielles permirent une plus grande consommation de chocolat et une baisse importante de son coût. Le chocolat devint rapidement une boisson de choix, détrônant le thé et le café. Il se transforma en bien de consommation, tout du moins en Europe, à des années lumières de ses origines mystiques et sacrées sud-américaines.
Bizarrement, il fallut attendre plus longtemps pour que le chocolat fasse son entrée en cuisine. Ce n'est qu'au 18e siècle qu'il commença à être utilisé dans les desserts et les gâteaux. Dans son livre « L'art de la pâtisserie », paru en 1747, Juan de la Mata propose des recettes sucrées à base de ce produit exotique, parmi lesquelles se trouve une nouveauté, le prototype de la mousse au chocolat. Au cours du 19e siècle, les tablettes de chocolat firent leur apparition, de quoi rendre le monde fou de gourmandise.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.