Comment les nations autochtones d'Amérique du Nord réaffirment leur souveraineté

Les nations autochtones d'Amérique du Nord revendiquent leur souveraineté : La maîtrise de leurs terres, de leurs lois et de leur façon de vivre.

De Charles C. Mann, National Geographic
Photographies de Kiliii Yüyan
Publication 15 juil. 2022, 10:30 CEST
Nous sommes là !

Nous sommes là !

PHOTOGRAPHIE DE Kiliii Yüyan

La souverainté pour les nations autochtones signifie à la fois la liberté de décider de leurs actions et la responsabilité de maintenir l’équilibre du monde. Une idée que les Siksikaitsitapis (Pieds-Noirs) expriment par le mot aatsimoiyihkaan. 

 

RÉCUPÉRER LES TERRES

Tla-o-qui-aht • Colombie-Britannique. Le tronçon de genévrier de Virginie mesure environ 2 m de long, 1 m de haut et presque autant de large. Gordon Dick découpe le dessus. Joe Martin s’accroupit pour regarder où passe la lame. L’air se remplit de l’odeur piquante, presque médicinale, de l’arbre. Joe Martin est un artiste tla-o-qui-aht de la côte ouest de l’île de Vancouver, en Colombie- Britannique. Gordon Dick, sculpteur lui aussi, est du peuple tseshaht, une nation voisine. Ils s’attèlent à l’ébauche d’une statue de loup – un petit mât totémique. À côté, deux mâts plus grands, presque achevés.

Cet été, Joe Martin érigera l’un d’eux dans le village de sa famille, Opitsaht, sur l’île Meares. Il y en avait là des centaines jusqu’à ce que, en 1884, une loi canadienne autorise les collectionneurs et les musées à les emporter. Ces mâts sont des représentations visuelles des enseignements traditionnels. Mais surtout, m’explique Joe Martin, « ils disent : “Nous sommes là. C’est notre espace.” »

L’île Meares fait partie de la patrie des Tla-o-qui-ahts, comme Tofino et des dizaines d’îles dans la baie Clayoquot. Le Canada prétend que ces 1000 kmsont un mélange de parc national, de zones d’exploitations forestières provinciales et de terres privées, avec quelques villages autochtones. Mais les Tla-o-qui-ahts rétorquent que ce territoire est et a toujours été le leur.

Une grande partie de la zone a été exploitée par des firmes qui ont dépouillé le pays de ses arbres de valeur, causant l’érosion et la dévastation. « Ils sont venus et repartis, raconte Saya Masso, chef du département des ressources naturelles tla-o-qui-ahts. Sans remettre les terres en état [...]. Alors nous le faisons. »

Les Tla-o-qui-ahts réorientent les cours d’eau, recréent l’écosystème originel, protègent les zones de frai du hareng du Pacifique et barrent les chemins forestiers dans les endroits sensibles. En plus du travail  de conservation, ils ont lancé leurs propres programmes d’éducation, embauché leurs propres gardes forestiers et convaincu les commerçants d’ajouter un surcoût de 1 % sur la facture de leurs clients pour soutenir les efforts de la nation.

Les peuples autochtones parlent souvent de cela en termes de « souveraineté». Si cela signifie communément « autonomie », pour beaucoup, cela représente bien plus. Notamment une vision des sociétés autochtones comme cultures autonomes, faisant partie intégrante du monde moderne mais ancrées dans leurs propres valeurs séculaires et travaillant à tous les niveaux en tant que partenaires à part entière avec les gouvernements non tribaux.

Ce mât totémique sera érigé à Opitsaht, sur l’île Meares, hommage à l’histoire récente des Tla-o-qui-ahts. ...

Ce mât totémique sera érigé à Opitsaht, sur l’île Meares, hommage à l’histoire récente des Tla-o-qui-ahts. À droite, les crânes figurent les victimes de la Covid-19, les élèves morts dans les pensionnats et les femmes assassinées et portées disparues. « Quand les Européens sont arrivés, ils nous ont décrétés analphabètes, raconte Joe Martin, qui supervise le chantier. Mais eux aussi l’étaient : ils ne savaient pas lire nos mâts totémiques. »

PHOTOGRAPHIE DE Kiliii Yüyan

Partout sur l’île de la Tortue – nom autochtone pour l’Amérique du Nord, issu de récits originels où le monde reposait sur une carapace de tortue –, ses premiers habitants revendiquent un statut auquel ils n’ont jamais renoncé et changent ainsi leur vie et celle de leurs voisins. Cela va de la police tribale du Montana, qui défend son droit de détenir des non-autochtones soupçonnés de délits sur ses terres, jusqu’à des conseils d’administration au Canada qui consultent les représentants autochtones et gouvernementaux, et supervisent conjointement les sujets environnementaux sur plus de 4,4 millions de km2, soit environ 40 % du pays.

Plus de 42 % des tribus officiellement reconnues aux États-Unis n’ont pas de réserve homologuée par le gouvernement fédéral ou des États. Et les réserves des tribus qui possèdent ce statut ne représentent qu’une infime fraction de ce qu’elles étaient par le passé. Les populations autochtones sont parmi les plus pauvres et parmi celles dont la santé est la plus précaire du continent. Les femmes, en particulier, sont confrontées à la violence dans des proportions terrifiantes. Plus inquiétant pour les militants, les gouvernements américain et canadien conservent le pouvoir de démanteler à tout moment les victoires autochtones.

Malgré tout, Saya Masso garde espoir : « Le monde ne sait pas que nous sommes égaux. Mais nous arrivons de mieux en mieux à le lui dire. »

 

QUE LES JEUX COMMENCENT

Choctaw • Oklahoma. Le territoire des Choctaws était la belle plaine du Mississippi. Les premières décennies de la nation avec les nouveaux États-Unis furent plutôt pacifiques – les Choctaws se joignirent même à eux contre la Grande-Bretagne et ses alliés autochtones lors de la guerre de 1812. Malgré leur alliance, les Choctaws devinrent en 1830 la première des plus de quarante nations forcées de quitter leur pays natal et de s’installer dans ce qu’on appelait alors le Territoire indien (aujourd’hui l’Oklahoma). Leur périple inaugura la tristement célèbre Piste des larmes. En échange de la cession de leurs terres, les Choctaws firent une demande capitale : la souveraineté. Dans le traité, les États-Unis promettaient qu’« aucun territoire ni État n’aura jamais le droit d’adopter des lois pour le gouvernement de la nation choctaw [...] et qu’aucune partie des terres qui lui sont accordées ne sera jamais comprise dans un territoire ou un État. »

La promesse ne fut pas tenue. Au cours des décennies suivantes, une grande partie de la nouvelle patrie choctaw fut partagée entre d’autres nations autochtones. Le reste fut converti de terres communautaires en terres privés et distribué aux membres de la tribu, qui se virent  souvent contraintes de les vendre à des colons. En 1907, le Territoire indien fut intégré au nouvel État d’Oklahoma. Les nations autochtones qui étaient installées en dehors de l’État subirent des pertes semblables. Aujourd’hui, la réserve moyenne ne représente que 2,6 % de la superficie de la région originelle.

Le gouvernement s’attaqua non seulement aux terres tribales, mais aussi aux tribus elles-mêmes en fixant des dates pour les « supprimer » en tant qu’entités juridiques. Les Choctaws passèrent à deux doigts de l’extinction. D’autres nations n’eurent pas autant de chance.

S’il y a un début à la transformation radicale en train de s’opérer dans l’Amérique autochtone, c’est peut-être l’adoption de la loi sur l’autodétermination des Indiens, en 1975. Votée sous la pression d’activistes autochtones, elle institua des mécanismes permettant aux tribus de mettre sur pied et, surtout, de diriger leurs propres programmes. Pour les Choctaws, cela signifiait rétablir leurs danses et leur langue, supprimées par les missionnaires. Et cela signifiait aussi pouvoir disputer ouvertement des parties d’ishtaboli – un jeu traditionnel qui avait été interdit dans les anciens pensionnats pour Indiens –, pour la première fois depuis des décennies.

Pendant ce temps, les nations de toute l’île de la Tortue se battaient pour échapper aux législations des États qui restreignaient leurs actions, les empêchant souvent de se doter d’une base économique. La Cour suprême des États-Unis établit alors que les nations autochtones n’étaient plus soumises aux multiples dispositions locales ou étatiques, et le Congrès adopta en 1988 une loi qui leur ouvrit la voie pour gérer les activités liées aux jeux de hasard.

Aujourd’hui, la nation choctaw compte sept casinos dans le sud-est de l’Oklahoma – et plus de 200 000 membres inscrits. Elle est devenue une force économique puissante, responsable de près de 100 000 emplois. Et elle est en train de reconstituer son assise territoriale, après avoir acheté quelque 24 000 ha. Avec les revenus provenant de leurs casinos et de leurs entreprises, les Choctaws construisent des routes, financent des écoles, mettent en place des dispensaires et bâtissent des résidences pour leurs aînés.

« La souveraineté est à la base de tout ce que nous faisons », m’explique Sue Folsom, chargée du projet culturel pour la nation, qui a d’ailleurs supervisé le développement du nouveau centre culturel ouvert l’an dernier.

 

RENOUVELER LE MONDE

Karuk • Californie. « Les prières karuks ne ressemblent pas à des prières chrétiennes, fait remarquer Leaf Hillman. Je ne ferme pas les yeux et je n’incline pas non plus la tête. » Leaf est l’ancien directeur des ressources naturelles et de la politique environnementale de la tribu karuk. Il officie aussi lors des Pikyávishs, les cérémonies annuelles du renouveau du monde. Et il a été le principal stratège d’une lutte ayant abouti à l’un des accords environnementaux les plus importants en
Amérique du Nord depuis longtemps. Mais j’aime penser à lui comme à celui qui a contribué à gâcher le grand jour du milliardaire d’Omaha, au Nebraska, Warren Buffett.

Le matin de notre rencontre, Leaf Hillman se tient à côté de Bill Tripp, à présent directeur des ressources naturelles. Nous nous trouvons sur une crête, regardant le centre du monde.

À nos pieds, en effet, la rivière Salmon et le Klamath se ruent dans une cuvette bordée de pics montagneux. Près de la confluence, le site de Katimîin – un ancien village karuk, et l’un des endroits où les Karuks renouvellent le monde. La cérémonie de renouveau du monde vise à mettre en harmonie le peuple karuk et les processus vivants qui l’entourent. Les humains peuvent perdre de vue l’équilibre entre donner et prendre. Les rites cherchent à le rétablir.

Pour Bill Tripp, « les prières sont des outils pédagogiques. C’est une codification de nos procédés de gestion – ce que nous avons appris en survivant dans ce lieu depuis très, très longtemps. La prière dit : “Voilà ce que nous faisons avec le feu, voilà ce qui se passe dans l’eau.” »

Les deux hommes sont nés et ont grandi près du Klamath, qui prend sa source dans l’Oregon et se jette dans l’océan Pacifique, à l’extrême nord de la Californie. Le cours d’eau sinue à travers des paysages forestiers d’une diversité spectaculaire. La culture karuk est façonnée par le Klamath – d’ailleurs, les Karuks ont été désignés par un mot signifiant « en amont ». Leurs voisins, un peu plus bas, sont les Yuroks, dont le nom signifie « en aval ».

Les énormes migrations de saumons qui remontent le fleuve Klamath pour frayer constituent leur plus grande  ressource. Ou plutôt, qui remontaient. Réputé pour son saumon chinook (Oncohynchus tshawytscha), le fleuve abritait autrefois la troisième plus grande montaison de saumons des États-Unis continentaux. Aujourd’hui, leur nombre est réduit de 90 %.

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    À l’aide d’une épuisette, le pêcheur karuk Ryan Reed cherche du saumon chinook sous l’œil de son père, Ron, au bord du fleuve Klamath, aux chutes d’Ishi Pishi, en Californie. Mais ils sont rentrés bredouilles. Pourtant, autrefois, avant que la Californie devienne un État, environ 500 000 saumons sillonnaient le fleuve chaque automne. L’an dernier, seulement 53 954 chinooks adultes ont remonté le cours d’eau, soit une baisse de 90 %. La nation limite désormais la pêche au saumon aux chutes d’Ishi Pishi. Mais, avec la suppression prévue de quatre barrages, les Karuks espèrent voir revenir le saumon.

    PHOTOGRAPHIE DE Kiliii Yüyan

    Les déplacements annuels des poissons étaient une preuve de l’ordre et de la mansuétude du monde. Les tribus karuks, yuroks, hupas et klamaths préservaient cet ordre en gérant leur environnement, en soumettant régulièrement le sol à des feux de faible intensité qui prévenaient les forts incendies et maintenaient des zones dégagées, favorisant le gibier ainsi que les espèces végétales utiles.

    Tout cela changea brusquement en 1848, lorsque les États-Unis conquirent la Californie à la suite de la guerre américano-mexicaine et que commença la ruée vers l’or. La Californie comptait plusieurs centaines de groupes autochtones et une poignée de colons. Dans les quatre années qui suivirent, les États-Unis signèrent 18 traités avec 134 communautés autochtones, dont les Karuks, les Yuroks et les Hupas. Mais le Congrès n’en tint aucun compte, et le gouvernement confisqua purement et simplement la plupart de leurs terres.

    La Californie adopta une loi autorisant « toute personne blanche » à asservir les autochtones,après quoi les autorités fédérales et étatiques parrainèrent ce qui équivalait à des escadrons de la mort. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants amérindiens furent assassinés. Des primes étaient offertes : 50 cents pour un scalp, 5 dollars pour une tête.

    Le gouvernement fédéral transforma une grande partie du bassin du Klamath en forêt nationale. Et la California Oregon Power Company (ou Copco) construisit quatre gigantesques barrages hydroélectriques sur le fleuve. Tous bloquaient le saumon.

    Pire encore, ces barrages contribuèrent à propager des maladies. Tandis que les fleuves se déversent dans les réservoirs, l’eau s’écoule moins vite, se réchauffe et dépose des sédiments. Ce flot lent, chaud et limoneux constitue alors un habitat idéal pour un petit ver aquatique porteur du parasite Ceratonova shasta, qui tue le saumon. En mai 2021, une équipe de surveillance yurok a découvert que 97 % des saumons juvéniles nageant en aval étaient infestés par C. shasta. La plupart d’entre eux mouraient au bout de quelques jours.

    Les réservoirs constituent aussi un habitatparfait pour Microcystis aeruginosa. Non seulement cette espèce de cyanobactérie donne à l’eau une teinte vert clair et une odeur d’algues pourries, mais elle libère aussi une toxine liée à une maladie du foie chez le saumon et les humains. Pendant la fête du renouveau, les célébrants se tenaient dans l’eau. S’ils se prêtent à ce cérémonial aujourd’hui, ils prennent un risque réel pour leur santé.

    Avec l’interdiction des brûlis et les barrages transformant trop leur pays natal, les tribus klamaths ont commencé à résister. Les barrages ont fini par devenir la propriété de la Berkshire Hathaway, l’énorme holding contrôlée par Warren Buffett, le milliardaire d’Omaha, au Nebraska. Chaque année, la firme organise l’assemblée des actionnaires dans un stade de la ville. Buffett y tient audience devant 30000 fans. « C’est son jour préféré, raconte Leaf Hillman. On a décidé de tout gâcher. »

    En 2008, des militants karuks, yuroks et hupas attendirent toute la nuit pour être les premiers dans chacune des sept rangées installées pour permettre au public de poser des questions.

    Warren Buffett ayant balayé d’un revers de main la première question sur les barrages, la personne suivante l’interrogea sur le même sujet, puis la suivante et encore la suivante. La séance fut alors écourtée et Leaf Hillman et plusieurs militants expulsés.

    Finalement, un accord fut négocié. « Ils ont dit qu’ils détruiraient les barrages si nous promettions de ne plus jamais retourner à Omaha. J’ai répondu : “Je n’ai jamais voulu y aller en premier !” », raconte Leaf Hillman. Mais cela a pris du temps. Le Congrès s’abstint de combler le vide législatif, laissant la Californie, l’Oregon, PacifiCorp (la filiale propriétaire des barrages) et les tribus trouver les 450 millions de dollars nécessaires à la destruction des barrages. Après plus d’une décennie de conflits juridiques, les ouvrages devraient disparaître l’an prochain, étape majeure vers la reconstitution du paysage des ancêtres de Leaf Hillman.

    Des luttes similaires se sont déroulées dans toute l’île de la Tortue. En 1984, les Tla-o-qui-ahts ont bloqué l’île Meares, empêchant les entreprises forestières de couper à blanc les genévriers et thuyas géants dans un affrontement si  violent qu’il a été baptisé la « guerre des bois ». Les Oceti Sakowins – les sept branches des Lakotas et des Dakotas – sont toujours dans une impasse avec les États-Unis au sujet des Black Hills, saisies illégalement en 1877. Les Cris, les Métis et les Dénés de l’Alberta luttent depuis vingt ans contre l’exploitation des sables bitumineux. Et la bataille contre les oléoducs – le Dakota Access, le Keystone XL, etc.– continue de faire la une des journaux.

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    Un feu de faible intensité allumé par des Indiens Yuroks brûle dans un bois près d’Orleans, en Californie. Après que les mineurs, les fermiers et les autorités fédérales et étatiques eurent accaparé leurs terres, les nations autochtones furent forcées d’arrêter les brûlages de protection – une des raisons pour lesquelles les feux de forêt actuels sont si destructeurs.

    PHOTOGRAPHIE DE Kiliii Yüyan

    Dans l’État de Washington, un groupe de quatorze nations s’est également battu pendant des décennies avec les autorités locales, étatiques et fédérales concernant leurs droits à pêcher et à gérer le saumon – un secteur représentant 1 milliard de dollars. Les traités signés dans les années 1850 avaient « garanti » aux Amérindiens de la région le droit de pêcher et de chasser « sur tous les terrains habituels et coutumiers ». Aujourd’hui, après de multiples arrêts rendus par la Cour suprême, les autorités autochtones et régionales gèrent ensemble les eaux côtières pour le saumon et la truite arc-en-ciel ; quatre nations de l’Oregon gèrent quant à elles les pêcheries sur le fleuve Columbia.

    La dernière fois que j’ai rencontré Leaf Hillman, je lui ai raconté avoir visité l’un des barrages sur le Klamath qui devrait être supprimé l’année prochaine. J’étais allé me promener autour du réservoir. Il était plein de Microcystis aeruginosa : l’eau empestait et elle affichait une teinte d’un vert intense. « Avec un peu de chance, me répondit Leaf Hillman, vous pourriez être l’une des dernières personnes à avoir vu ça. »

     

    RESTAURER LE MAÏS

    Haudenosaunee • État de New York. Angela Ferguson est assise sur une chaise de camping pliante. Des épis de maïs séchés lui arrivent jusqu’aux chevilles. Tout autour d’elle, dans la grange, la réunion d’égrenage bat son plein.

    Le bâtiment compte trois pièces principales. Angela Ferguson dirige les opérations dans celle du milieu. Derrière elle et les autres égreneuses se trouve une deuxième pièce remplie de râteliers métalliques à roulettes, auxquels sont suspendus des dizaines de variétés d’épis de maïs, tressés ensemble. Au plafond, encore d’autres tresses. Tout sera broyé en farine pour les plats traditionnels ou conservé comme semences pour les agriculteurs autochtones.

    La troisième pièce reste fermée, avec un gardien à l’extérieur 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Angela Ferguson nous fait entrer en grande pompe. C’est une bibliothèque. Mais, ici, pas de livres : la pièce est remplie du sol au plafond de bocaux soigneusement étiquetés. Chacun contient des grains de maïs, soit plus de 4 000 variétés en tout. « J’ai pleuré quand j’ai vu ça la première fois », confie-t-elle.

    Angela Ferguson est une Onondaga. Les Onondagas sont l’une des six nations des Haudenosaunees (Confédération iroquoise), dont les terres natales se situent dans ce qui est aujourd’hui le nord de l’État de New York et le sud de l’Ontario. Les Haudenosaunees se considéraient comme des agriculteurs hors pair, ayant transformé leur paysage septentrional en une puissance agricole, fondée sur... le maïs.

    Culture de base la plus importante du monde, le maïs a été développé il y a près de 10 000 ans dans le sud du Mexique. Vers l’an mille, il s’était répandu dans toute l’île de la Tortue. Partout où il est allé, les agriculteurs locaux l’ont adapté, créant des milliers de variétés – toutes conservées dans la bibliothèque onondaga.

    Angela Ferguson m’explique qu’elle n’est « qu’une productrice de maïs traditionnelle » qui a toujours eu un « petit jardin familial ». Il y a douze ans, elle a décidé de travailler à plus grande échelle en faisant pousser du maïs pour les anciens. « C’était égoïste, me dit-elle en riant. Je leur ai simplement donné du maïs, et eux  m’ont apporté tant de connaissances en échange : des recettes et aussi l’histoire de notre peuple. » En 2015, elle a persuadé la nation onondaga de l’aider à se développer. Avec ses collaborateurs, elle a organisé des rassemblements communautaires, en proposant de la nourriture gratuite. « Les aliments rapprochent les gens », dit-elle.

    L’année suivante, Angela Ferguson a cofondé Braiding the Sacred, afin de rétablir les fermes et les aliments traditionnels sur l’île de la Tortue. En 2017, cette organisation a récupéré la collection de Carl Barnes, un fermier mort en 2016, qui avait collecté des graines de variétés anciennes provenant de toute l’Amérique du Nord. Angela Ferguson a constaté avec tristesse que « certaines d’entre elles n’ont plus leur peuple – ceux qui les ont cultivées ont été anéantis ou absorbés par d’autres tribus ». Aujourd’hui, Braiding the Sacred travaille avec plus d’une centaine d’agriculteurs dans une dizaine de nations indiennes.

    Les jeunes sont la clé, m’a dit, comme d’autres, Angela Ferguson. Je venais de voir des élèves de l’Akwesasne Freedom School faire les moissons. Fondée en 1979, cette école d’immersion mohawk, située dans le nord de l’État de New York, est un centre de renaissance culturelle – les Mohawks sont une autre des six nations des Haudenosaunees. Les élèves étaient en train de récolter du maïs de la variété mohawk shortnose. S’exprimant tantôt en anglais dans les rangées, tantôt en mohawk, ils jetaient les épis dans une charrette tirée par une remorque.

    Tom Kanatakeniate Cook, écrivain mohawk et militant de longue date, les observait tel un grand-père plein de fierté. Il avait été à l’origine l’un des correspondants de l’Akwesasne News, le premier journal panautochtone, dans les années 1960. Je lui demandai si nous avions devant nous une vision de l’avenir. « Je vois où vous voulez en venir, répondit-il. Mais ce n’est pas l’avenir... C’est maintenant que ça se passe. »

    Les membres du jardin communautaire Onkwe, à Akwesasne (État de New York), présentent les variétés traditionnelles ...

    Les membres du jardin communautaire Onkwe, à Akwesasne (État de New York), présentent les variétés traditionnelles de maïs, courges et haricots qu’ils s’efforcent de relancer. Une centaine de projets semblables fleurissent en territoire haudenosaunee.

    PHOTOGRAPHIE DE Kiliii Yüyan

    RETROUVER LES BISONS

    Siksikaitsitapi • Montana. C’était un camp d'hiver dans la neige épaisse, et les Siksikaitsitapis n’avaient rien à manger. Au soleil couchant, une jeune épouse alla chercher du bois pour le feu. Dans un bosquet près d’une rivière, elle entendit des gazouillis venant d’un arbre. Dans une fourche de l’arbre se trouvait une pierre. La pierre lui révéla ses chants. « Apprends ces chants à tes aînés, dit-elle, et je pourvoirai à vos besoins. »

    Cette nuit-là, les aînés siksikaitsitapis vinrent à son tipi. Bien qu’affamé, tout le monde chanta les chants. Une tempête se leva, enfouissant les tipis sous la neige. Mais, lorsque les familles sortirent le lendemain matin, elles virent des bisons traverser le camp.

    La première fois que j’ai entendu l’histoire pierre de bison, c’était sur un promontoire surplombant la rivière Two Medicine, dans le  de la nord-ouest du Montana. J’avais alors été invité à une cérémonie de chasse au bison, l’une des nombreuses manifestations organisées chaque année pour enseigner aux enfants siksikaitsitapis le rôle de ces animaux dans leur culture.

    Les Siksikaitsitapis sont une confédération de quatre nations, trois au Canada – les Siksikas (Pieds-Noirs), les Kainais (Blood ou Gens-du-Sang) et les Piikanis (Peigan ou Piégans) – et une aux États-Unis, les Pikunis. Les Piikanis et les Pikunis sont deux branches de la même culture.

    Non loin de l’endroit où se déroulait la cérémonie se trouvait une partie du cheptel des bisons de la tribu. Je roulais dans leur direction à bord d’une camionnette en compagnie de deux de leurs gardiens : Chazz Racine, penché par la fenêtre du passager avec un fusil, et son cousin, Rob Wagner, qui conduisait avec prudence.

    Les bisons tournaient lentement la tête pour suivre notre progression. Chazz Racine déclara qu’il saurait quel animal était le bon quand il le verrait. Il ajouta que, bien souvent, un animal se présentait directement à lui – il avait choisi de donner sa vie.

    Un groupe de bisons s’avança vers nous. Puis un grand mâle s’écarta et s’abaissa à terre. Les autres s’éloignèrent. Le mâle nous regarda droit dans les yeux. Le fusil de Chazz Racine avait été béni avec de la fumée de sauge. La détonation fut étonnamment forte. Le bison s’effondra, mort en un instant.

    « Tu as vu comme il s’est offert ? Tu as vu ça ? » demanda Chazz. Les deux hommes treuillèrent l’animal tué à l’arrière d’une camionnette et le transportèrent dans un enclos où, après une prière de remerciement, les adultes montrèrent aux enfants comment enlever la tête, la fourrure et les entrailles. Le reste fut emmené jusqu’à une boucherie de la réserve. Plus tard, il serait distribué à l’école et à la communauté.

    À environ 1 km des tipis se trouvait une colline escarpée, dont la paroi s’élevait presque à la verticale sur une dizaine de mètres de hauteur : un précipice à bisons. Les chasseurs attirèrent les bêtes vers le sommet de l’escarpement. Les « voies de passage » – des rangées de broussailles et des gens poussant des cris – canalisèrent les animaux vers le haut. Ils ne virent le bord que trop tard. Les hommes attendant en bas abattirent tous ceux qui avaient survécu. Des générations de Siksikaitsitapis avaient chassé là.

    Pour les écologistes, le bison est une espèce clé : un organisme autour duquel tourne l’écosystème des prairies. Mais ils sont plus que cela, déclare Leroy Little Bear, chef des Kainais et professeur de droit. « C’est la clé de voûte de notre culture, de nos chants, de nos légendes, de nos cérémonies – tout est lié à cet animal. » Pour les Siksikaitsitapis, le bison est une source d’identité plus que de nourriture. Un paysage avec des bisons, tel était l’espace siksikaitsitapi.

    Bien que qualifié de sauvage par les Européens, cet espace était aussi domestiqué que la campagne anglaise. Au printemps et à l’automne, les exploitants des terres autochtones y mettaient le feu. Les brûlis supprimaient les jeunes arbres et les arbustes qui, sinon, auraient supplanté les plaines. Les graminées des prairies, avec leurs racines profondes, survivaient et repoussaient. Les bisons sont attirés par les jeunes pousses. Des siècles de torches autochtones transformèrent les plaines de l’Ouest en autant d’immenses pâturages : le paradis pour des bisons.

    Entre-temps, on sait ce qui est arrivé à l’animal : un massacre terrible et inutile, en partie pour une tentative délibérée d’affamer les populations autochtones qui en dépendaient. Quand la Smithsonian Institution publia le tout premier recensement de bisons en 1889, il ne restait que quatre-vingt-cinq spécimens en liberté dans l’ensemble des États-Unis. Quelques centaines d’autres subsistaient au Canada.

    Avec la perte des bisons vint ensuite celle des terres. Cette perte inclut ce qui est devenu la moitié orientale du parc national de Glacier, que les États-Unis acquirent contre la promesse que les Siksikaitsitapis seraient toujours en mesure d’utiliser la terre. Une fois de plus, les promesses ne furent pas tenues.

    De l’Alberta à l’Oklahoma, des dizaines d’organisations tentent aujourd’hui de repeupler les prairies avec leurs populations d’origine. L’une des étapes les plus importantes a eu lieu en 2014, lorsque huit nations autochtones ont conclu un traité de « coopération, de renouvellement et de restauration» du bison. En grande partie orchestré par Leroy Little Bear, ce traité engageait les signataires à utiliser leurs terres pour créer de grands troupeaux de bisons en liberté. Il compte aujourd’hui trente nations.

    Son objectif à long terme est de créer un réseau de terres où les animaux pourraient se déplacer librement, en ignorant les frontières de l’État. En termes juridiques, un tel territoire aurait une souveraineté partagée, ou plurielle, avec une grande partie du titre entre des mains non autochtones, mais un contrôle effectif souvent entre des mains autochtones.

    Ce statut atypique deviendra probablement de plus en plus courant sur l’île de la Tortue. Les parcs tribaux tla-o-qui-ahts, qui sont sous la gestion de fait de cette nation, sont une illustration de ce que réserve l’avenir. 

    Article publié dans le numéro 274 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

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