À armes égales : la véritable histoire des femmes vikings
Durant des siècles, les récits sur les Vikings se sont concentrés sur les hommes et leurs prouesses au combat. On sait à présent que certaines femmes excellaient aussi dans l'art de la guerre.
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La vraie histoire des femmes vikings.
Retrouvez cet article dans le numéro 306 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine
C’est à la gare centrale de Stockholm que j’ai ressenti ce frisson familier – qui survient quand on quitte l’instant présent pour être transporté vers le passé. J’étais en reportage en Scandinavie et Charlotte Hedenstierna-Jonson, une archéologue de l’université d’Uppsala, en Suède, avait proposé de me faire visiter Birka, site d’une des premières villes vikings, sur une île à l’ouest de Stockholm. En attendant d’embarquer sur le ferry, mon interlocutrice a sorti de son sac une grande reproduction d’une gravure parue dans un journal suédois au XIXe siècle.
En la regardant, j’ai eu l’impression que les murs de la gare s’effaçaient et que je me retrouvais au temps des Vikings. La gravure, aux détails quasi photographiques, montrait une grande chambre funéraire souterraine, renfermant des ossements et tout un arsenal d’armes. La scientifique m’a expliqué que, en 1877, l’archéologue suédois Hjalmar Stolpe avait découvert le tombeau, nommé Bj 581, près d’une garnison viking à Birka.
J’ai longuement fixé l’image de la tombe. À une extrémité de la chambre funéraire, sur une plateforme, Hjalmar Stolpe et son équipe trouvèrent deux squelettes de chevaux côte à côte. Au centre, celui d’un humain reposait sur un côté, incliné vers l’avant au niveau du bassin, comme si le corps avait été placé assis sur quelque chose. Deux étriers en fer se trouvaient tout près de lui, ainsi que des fragments de vêtements luxueux et un antique jeu de société. Et, tout autour du squelette, étaient également dispersés une épée, une hache à large lame, un couteau pour les combats au corps-à-corps, deux fers de lance, deux umbos de boucliers et vingt-cinq pointes de flèches. Les bijoux que les chercheurs associaient de longue date aux femmes vikings, notamment des broches, brillaient par leur absence.
D’après ce que renfermait cette sépulture spectaculaire, Hjalmar Stolpe en déduisit qu’il s’agissait de celle d’un homme – un guerrier prestigieux. Cette conclusion fit consensus au sein de la communauté scientifique scandinave et, lorsque la nouvelle de la découverte se propagea, le magazine illustré suédois Ny Illustrerad Tidning publia une remarquable gravure représentant la chambre funéraire du guerrier de Birka. L’illustration fut reprise durant des dizaines d’années dans des ouvrages sur les Vikings.
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Lorsque l’archéologue suédois Hjalmar Stolpe mit au jour la tombe du guerrier de Birka, près de Stockholm, en 1878, il produisit un dessin détaillé de son contenu – des pièces d’un jeu aux squelettes de deux chevaux (une jument et un étalon) inhumés avec la dépouille. Ses esquisses inspirèrent cette gravure de 1889, qui immortalise les détails stupéfiants de cette découverte.
Pendant près de cent quarante ans, l’interprétation de la sépulture par Hjalmar Stolpe n’a pas été remise en question par les archéologues. Des générations de chercheurs scandinaves ont accepté l’idée que la guerre était l’apanage des hommes à l’époque des Vikings, comprise entre le milieu du VIIIe siècle apr. J.-C. et le milieu du XIe siècle. Les poètes médiévaux de Scandinavie avaient donné corps à ces horribles combats et, dans leurs écrits, assimilaient une épée au « feu du massacre » ou à la « lueur du cadavre » ; les lances y étaient des « serpents de sang » ou les « flammes d’Odin », la bataille proprement dite était comparée à un « tonnerre d’armes », à une « tempête de lances » et au « rougeoiement d’une armée ». En tout, ils forgèrent un vocabulaire d’une terrifiante richesse, environ 3 500 expressions décrivant la guerre et les armes. Les universitaires s’accordaient sur le fait que les femmes n’avaient pas leur place au milieu d’une telle violence.
Birka et le monde Viking en général suscitent une attention croissante de nos jours. Grâce à une multitude de nouvelles fouilles partout dans le nord de l’Europe et à l’essor de techniques de recherche de pointe, notamment le séquençage de l’ADN ancien et l’analyse isotopique, les archéologues parviennent à dévoiler une image de plus en plus complexe de la vie à cette époque.
Par exemple, on sait désormais que l’ère viking a commencé des décennies plus tôt qu’on ne le soupçonnait auparavant, quand des guerriers lourdement armés débarquèrent vers 750 sur les terres de l’actuelle Estonie et qu’ils périrent dans des circonstances brutales aux mains de leurs ennemis. Au fil des trois siècles qui suivirent, des expéditions vikings traversèrent au moins huit mers, atteignirent près d’une quarantaine de pays et furent en contact avec plus de cinquante cultures, de la côte est du Canada aux cols escarpés des montagnes afghanes. Aucun autre peuple européen n’était alors aussi audacieux et autant guidé par la curiosité et l’envie d’explorer.
En Europe de l’Est, des expéditions marchandes vikings ont bravé les fleuves des territoires actuels de la Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine, et repoussé les attaques de guerriers à cheval dans les steppes eurasiennes pour atteindre celles qui étaient alors deux des plus riches cités du monde : Constantinople (aujourd’hui Istanbul) et Bagdad. Au début du XIe siècle au plus tard, des groupes d’intrépides marins nordiques débarquèrent sur les rives nord-américaines. À la pointe nord de Terre-Neuve, des chercheurs ont découvert les vestiges d’un campement viking occupé en 1021 – quatre cent soixante et onze ans avant que Christophe Colomb n’aperçoive le continent américain.
Pendant des décennies, de nombreux universitaires se sont concentrés sur les hommes du Nord, en supposant qu’eux seuls étaient des marins, des pillards et des négociants. Quant aux femmes vikings, ils s’en sont rarement soucié, présumant qu’elles se cantonnaient à la sphère domestique.
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Les restes du squelette de la guerrière de Birka sont visibles ici tels qu’ils ont été découverts.
Toutefois, à la fin du XXe siècle, de plus en plus de Scandinaves se sont lancées dans une carrière d’archéologue et certaines d’entre elles ont commencé à se pencher sur la vie de ces femmes à travers un nouveau prisme. Aujourd’hui, leurs analyses relatives à de nouvelles fouilles et à d’anciennes collections muséales, riches en surprises, révèlent la présence des femmes dans de nombreux domaines. Certaines exerçaient ainsi une immense influence dans les régions nordiques, qu’elles soient de puissantes reines, régentes, prophétesses, magiciennes, propriétaires terriennes, cheffes de cultes sacrés, « diplomates » négociant des alliances, commerçantes ou encore voyageuses.
Ainsi à Oseberg, en Norvège, des chercheurs ont découvert en 1903 un élégant drakkar orné d’une magnifique frise sculptée, sous un énorme tumulus. C’est la sépulture viking la plus somptueuse dont les archéologues aient connaissance. Le navire débordait d’une grande variété d’étoffes et d’autres oeuvres d’art, et renfermait les dépouilles de deux femmes de haut rang, dont l’une était probablement une cheffe spirituelle respectée et une puissante magicienne, à en juger par les objets placés autour d’elle. Chez les Vikings, les magiciennes étaient réputées pour leurs nombreux pouvoirs surnaturels, qu’il s’agisse de divination, d’action sur les phénomènes météorologiques ou de la pratique d’une « magie guerrière », c’est-à-dire de ténébreux rituels censés inverser le cours des batailles. Dans le contexte des guerres vikings, explique Neil Price, archéologue à l’université d’Uppsala, « pratiquer la magie était tout aussi crucial qu’affûter son épée ». Et cet art était principalement exercé par des femmes.
D’autres étaient d’habiles artisans qui jouèrent un rôle essentiel pour équiper les flottes de combat des célèbres raids vikings. Elles produisaient une laine de grande qualité pour les voiles des drakkars. La tâche était titanesque. Une mission d’archéologie expérimentale menée au Musée des bateaux vikings à Roskilde, au Danemark, a notamment révélé que la fabrication d’une seule voile pour un grand navire de guerre avait dû nécessiter au moins 10 269 heures de travail (l’équivalent pour une personne de trois ans et demi sur la base de journées de huit heures, sans week-end). Les femmes confectionnaient aussi tous les vêtements en laine des équipages. D’après Lise Bender Jørgensen, spécialiste danoise des textiles, il fallait l’équivalent de dix-sept ans et demi de travail à une équipe de femmes pour vêtir un équipage de soixante-dix personnes. Leur grand savoir-faire fut l’une des clés du succès des raids et d’autres campagnes militaires vikings à l’étranger. Mais leur participation à la guerre ne s’arrêtait pas là.
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La tombe renfermait de nombreuses armes – une hache, des lames, des flèches à pointe en fer – portant à croire que le défunt était un combattant aguerri. Les étriers et les crampons indiquaient un cavalier émérite. Ces vestiges martiaux ont conduit à conclure que l’individu de Birka était un homme, hypothèse admise jusqu’en 2017, lorsqu’une analyse génétique a finalement révélé que les ossements étaient ceux d’une femme.
Certaines vikings étaient même formées au combat en tant que guerrières. C’est ce que laissent penser de remarquables révélations datant d’il y a tout juste une dizaine d’années. En 2014, Anna Kjellström, anthropologue spécialisée en biologie et en médecine à l’université de Stockholm, s’est lancée dans l’examen de ce qui restait du célèbre guerrier de Birka pour une étude portant sur la santé des Vikings. Elle a établi que celui-ci mesurait environ 1,70 m – soit un peu moins que l’homme viking moyen – et qu’il était probablement mort entre l’âge de 30 et 40 ans. Mais elle a également fait une découverte intrigante : plusieurs indicateurs anatomiques fondamentaux ne correspondaient pas à un profil masculin.
La largeur de la grande incisure ischiatique sur le bassin du guerrier, par exemple, était très supérieure à sa taille moyenne chez les hommes et ressemblait à celle observée chez les femmes. De plus, l’os coxal présentait un large sillon préauriculaire, ce qui est généralement une caractéristique féminine. Enfin, le menton était petit et pointu – là encore, un trait féminin. Déconcertée, la spécialiste a demandé à deux autres anthropologues d’évaluer indépendamment le sexe du squelette. Tous deux sont arrivés à la même conclusion.
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