Des Aborigènes se sont transmis un rituel de sorcellerie pendant 12 000 ans

Le même rituel de sorcellerie a perduré au sein d'une communauté aborigène, les GunaiKurnai, depuis la fin de l'âge glaciaire jusqu'au 19e siècle. C’est le plus vieux rite humain transmis sans interruption.

De Manon Meyer-Hilfiger
Publication 5 mars 2025, 09:09 CET
Un bâton utilisé pour le rituel et découvert dans la grotte de Cloggs Cave, au sud-est ...

Un bâton utilisé pour le rituel et découvert dans la grotte de Cloggs Cave, au sud-est de l'Australie.

 

PHOTOGRAPHIE DE Gunaikurnai Land and Waters Aboriginal Corporation - Jess Shapiro

Dans l'obscurité de la grotte de Cloggs Cave, au sud-est de l'Australie, un sorcier aborigène de la communauté GunaiKurnai s'apprête à punir un malfaiteur en lui jetant un sort. Il attache un bout de gras, d’origine humaine ou animale, à un bâton taillé avec soin. Ensuite, sans doute en entonnant un chant spécialement destiné à cette occasion, il plante le bâton dans le sol, puis allume un petit feu autour grâce à quelques brindilles. Le bout de bois brûle en une poignée de secondes. Voilà le malfaiteur sanctionné.

Cette scène, peu ou prou, a pu se dérouler il y a 12 000 ans comme il y a seulement 200 ans. C'est l'étonnante conclusion d'une nouvelle étude parue dans Nature Human Behaviour. Les Aborigènes se sont transmis un rituel de sorcellerie pendant plusieurs milliers d'années, sur plus de 500 générations. C’est le plus vieux rite humain de la planète transmis sans interruption. 

Le chemin pour le comprendre a été long et sinueux. Tout a commencé quand le gestionnaire du patrimoine aborigène de la région, Russell Mullett, également co-auteur de l’étude, a voulu poursuivre les recherches sur ses ancêtres, les GunaiKurnai, en fouillant la grotte de Cloggs Cave. L’archéologue Bruno David, de l’université de Monash, s’est ainsi retrouvé à fouiller cette grotte, cherchant des traces de vie passée ici. 

Bruno David et Russell Mullett à Cloggs Cave.

Bruno David et Russell Mullett à Cloggs Cave.

PHOTOGRAPHIE DE Gunaikurnai Land and Waters Aboriginal Corporation - Jess Shapiro

À quelques dizaines de centimètres de profondeur, le scientifique est tombé sur un bâton enterré dans le sol en position horizontale, au milieu des restes d’un minuscule feu de camp, pas plus grand qu’une paume de main. Impossible que ce foyer ait pu servir à cuire des aliments. Le bout de bois, un morceau de Casuarina parfaitement taillé et seulement légèrement brûlé, n’a donc pas été jeté dans le feu de la cuisine. « On s’est dit : wow, qu’est ce que c’est que ça ? » se souvient l’archéologue.

Bruno David a continué de creuser. Quelques centimètres plus bas, il est tombé sur un autre bâton, également de l’essence de Casuarina, dans la même position, au milieu des restes d’un tout petit feu de camp. Les deux bouts de bois ont été incroyablement préservés, grâce au climat sec de la grotte ainsi qu’aux sols alcalins. Ils ont brûlé il y a respectivement 11 000 et 12 000 ans, d’après les datations au carbone 14. « C’est comme un moment figé dans le temps » apprécie Bruno David, qui n’était alors pas encore au bout de ses surprises.

En observant les bâtons au microscope, et en poursuivant les analyses, les scientifiques ont compris que les bâtons étaient en fait plein de gras : des morceaux de graisses (humaines ou animales, on ne sait pas encore le dire) y avaient été attachés.

Sans plus d’indications, les scientifiques auraient sans doute eu du mal à reconstituer toute l’histoire. « Nous sommes passés par différentes avenues du savoir » commente Russell Mullett. Ils savaient qu’un ethnographe britannique, Alfred Howitt, avait travaillé sur les rituels des Aborigènes au 19e siècle. Or, ce dernier décrit dans ses travaux des pratiques de sorcellerie où un mulla-mullung (un sorcier ou une sorcière) attache des morceaux de gras à des bâtons de Casuarina, avant de les brûler brièvement dans un endroit isolé comme une grotte.

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    Des résidus de gras observés au microscope sur l'un des bâtons.

    Des résidus de gras observés au microscope sur l'un des bâtons.

    PHOTOGRAPHIE DE David, B., Mullett, R., Wright, N. et al. Nat Hum Behav.

    L’essence du bois, les graisses, le feu de quelques secondes, l’isolement dans l’intimité d’une grotte pour jeter un sort : tout colle parfaitement avec les éléments retrouvés sur les bâtons vieux de 11 000 et 12 000 ans. « Il y a tant d’espèces d’arbres différentes ici, mais c’est le Casuarina que l’on retrouve à chaque fois » souligne Russell Mullett. « Tout est trop précis, et trop complexe, pour que cela ne soit qu’une coïncidence » abonde Bruno David, qui précise aussi que le rituel était pratiqué à l’abri des regards, dans des grottes où il n’y a pas de traces de vie quotidienne : « il n’aurait pas pu être copié ». 

    Seule explication possible : le rituel s’est transmis sur plus de 500 générations. Avant que la transmission des savoirs et des habitudes ne s’arrêtent brutalement, avec la colonisation. « À ce moment-là, de nombreuses personnes ont été déplacées de force dans des "missions" » souligne Russell Mullett, des sortes de réserves où elles n’avaient pas le droit de vivre leur culture. Entre 1910 et 1970, jusqu’à un enfant aborigène sur trois a été enlevé à ses parents pour être placés dans des orphelinats ou des familles blanches, afin d’être « assimilé », comme le rappelle un rapport gouvernemental

    Et plus globalement, les Aborigènes ont été décimés. « Aujourd’hui, nous avons la chance de disposer de ces connaissances à nouveau » souligne Russell Mullett. « Certains imaginent que la science est un concept abstrait, mais tout ce travail permet de faire revivre un savoir perdu, pour le rendre aux communautés aborigènes » abonde Bruno David. Le tout témoigne d’une nouvelle manière de faire de la recherche en Australie, qui tient compte du passé colonial de l’île-continent. « Aujourd’hui, il s’agit de construire des relations, des amitiés » explique Russell Mullett.

    Russell Mullett à l'entrée de Cloggs Cave.

    Russell Mullett à l'entrée de Cloggs Cave.

    PHOTOGRAPHIE DE Gunaikurnai Land and Waters Aboriginal Corporation

    Autre nouveauté : l’intérêt des scientifiques pour les pratiques magiques et spirituelles. « Auparavant, les archéologues concentraient surtout leurs recherches sur les outils et les aliments. Comme si l’existence des humains du passé se cantonnait à la survie. La grotte de Cloggs Cave a été fouillée en 1971–1972, et il est possible que les chercheurs aient trouvé des bâtons de bois brûlés, ou d’autres objets rituels en pierre, par exemple, sans y prêter attention. Aujourd’hui, on s’intéresse davantage à la vie culturelle » explique Bruno David.

    À Cloggs Cave, les scientifiques ont aussi trouvé des graines de pollen dans le sol. Sans doute les vestiges de fleurs apportées dans la grotte par des humains, il y a des milliers d’années. C’est la seule option qui semble possible : dans l’obscurité d’une grotte, les fleurs ne poussent pas, et les graines de pollen sont toujours collées ensemble - elles n’ont pas été transportées par des bourrasques. Voilà certainement les restes d’un rituel aborigène, qui a peut-être, lui aussi, perduré à travers les générations. Le temps est venu, désormais, pour retrouver sa mémoire.  

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