L'histoire de l'Alhambra, forteresse de la foi
Promenade dans les coulisses de l'Alhambra, l’extraordinaire cité palatine du dernier royaume musulman d’Espagne.

Couronnant une colline à Grenade, l’Alhambra incarne l’âge d’or architectural du règne musulman dans la péninsule Ibérique. Datant du XIVe siècle, le palais de Comares (dont la tour se situe tout à gauche) est l’un de ceux érigés par une succession de sultans. Un imposant bâtiment (à droite) a été ajouté plus tard pour Charles Quint.
Des liens étroits unissent Jesús Bermúdez à l’Alhambra. Né dans la forteresse perchée sur une imposante colline à Grenade, en Espagne, il a grandi dans l’enceinte de ces palais. Lorsque, en 1942, son père est devenu directeur du musée de l’Alhambra, la famille a emménagé dans une maison sur le site. De cette enfance bercée par les légendes et l’histoire du monument, il a hérité une dévotion durable pour l’endroit. Et depuis près de quarante ans maintenant, il est conservateur du patrimoine archéologique de ce joyau du règne musulman de près de huit siècles dans la péninsule Ibérique.
S’il déambule avec l’aisance d’un maître des lieux, Jesús Bermúdez affiche encore l’émerveillement de celui qui le découvrirait pour la première fois. Auteur du guide L’Alhambra et le Généralife, il est la personne idéale avec qui découvrir l’envers du décor. Partant de la porte de la Justice, la plus grande des quatre entrées de l’Alhambra, nous parcourons les cours et les tours emblématiques, mais aussi des recoins que peu de visiteurs sont autorisés à voir. Les chercheurs continuent de sonder les profondeurs de la forteresse, où coexistent fouilles et restaurations : en témoigne la renaissance d’une de ses oeuvres d’art les plus énigmatiques (voir page suivante), après quasi vingt ans de travaux.
« L’Alhambra est avant tout une cité palatine, souligne Jesús Bermúdez. C’était la résidence du chef d’État, avec des quartiers pour l’armée et la cour, et un ensemble de palais construits sur deux siècles et demi. » Au cours de cette période, le monument est passé de l’Alcazaba, la citadelle originelle bâtie par Mohammed Ier à partir de 1238, aux somptueux palais plus tardifs de la dynastie nasride. Une lignée de sultans de la famille Nasr y régna jusqu’en 1492, quand cet ultime bastion musulman dans la péninsule fut renversé par la monarchie espagnole, unifiée grâce au mariage d’Isabelle la Catholique, reine de Castille, et de Ferdinand II d’Aragon.
L’émirat de Grenade, que les Nasrides gouvernèrent pendant 254 ans, s’étendait bien au-delà de la ville elle-même. Cette région de l’actuelle Andalousie « était figée dans le temps et perpétuait une société féodale isolée dans une oasis idyllique », raconte Jesús Bermúdez. Pourtant, le royaume a laissé en héritage un monument considéré comme le summum de la beauté et du raffinement architectural d’Al-Andalus, ainsi que s’appelaient les territoires de la péninsule Ibérique et du sud de la France actuelle conquis à un moment ou à un autre par les musulmans.
Après la chute de Grenade, des gouverneurs catholiques se succédèrent à la tête de la forteresse jusqu’au début du xixe siècle et à son occupation par les troupes napoléoniennes. Lesquelles la dévastèrent à leur départ. La Couronne espagnole la céda finalement à l’État et le site devint monument national en 1870. Aujourd’hui, la cité palatine a repris vie, avec un cortège de fonctionnaires à son service, une administration qui veille à sa gestion et de stricts protocoles d’accès.

La tour de la Captive, à visée défensive et baptisée d’après une femme aimée d’un sultan, a ensuite été convertie en petit palais. Ses murs sont couverts d’inscriptions en arabe qui évoquent la beauté de la tour. Les souverains catholiques y ont laissé leur marque en aménageant des appartements royaux.
C'est à l'écrivain américain Washington Irving que l’Alhambra doit sa renommée actuelle. Il était diplomate en poste à l’ambassade des États- Unis à Madrid, lorsqu’il se rendit à Grenade en 1829. Les troupes napoléoniennes avaient quitté les lieux dix-sept ans plus tôt et les vestiges du site se dégradaient, faute d’entretien. Les salles avaient été pillées, les bassins servaient à la lessive, les cours étaient devenues des enclos pour le bétail et les familles qui n’avaient d’autre endroit où aller s’installaient dans ces lieux inoccupés. « La demeure des rois était devenue le refuge des marginaux, mais elle a toujours été habitée, note Jesús Bermúdez. C’est d’ailleurs ce qui a empêché sa ruine. » Il les a surnommés « les squatteurs de l’Alhambra ».
Plus romanesque, Irving leur donna un autre nom : « les enfants de l’Alhambra ». C’étaient les vagabonds, les bandits et les déshérités qui, avec les fantômes des vaincus, peuplaient ses Contes de l’Alhambra, l’oeuvre qui révéla la ville et la fit connaître aux touristes. En pénétrant dans la forteresse, en compagnie du prince et diplomate russe Dimitri Dolgorukov, il fut consterné de constater que les visiteurs, y compris des dignitaires, avaient laissé des graffitis sur les murs pour marquer leur passage. Le prince mit à disposition un livre d’or pour mettre fin à cette habitude. Des milliers de signatures remplirent ce volume au cours des quarante-trois années qui suivirent. Si son compagnon de voyage repartit peu après, Irving, lui, resta à l’Alhambra plusieurs mois, « retenu par le charme de ses pierres enchantées », écrivit-il. Il prit ses quartiers dans des appartements royaux qui donnaient sur le beau jardin de Lindaraja.
Les lieux qui servirent de décor aux méditations et aux récits d’Irving sont encore visibles de nos jours, comme la reconstitution de la porte des Sept Étages. La légende veut que Boabdil, le dernier sultan, ait fui par cette porte et imploré qu’elle soit condamnée derrière lui. L’écrivain décrit une succession de passages où le souverain aurait dissimulé un somptueux trésor, au cas où il réussirait à revenir. Quant à la tour des Infantes, elle doit son nom actuel à Irving, qui en a fait le décor d’une de ses histoires, où trois princesses musulmanes s’éprennent de prisonniers chrétiens. En somme, les Contes de l’Alhambra ont fait de la forteresse « un objet de désir, poussant les gens à la visiter, à la découvrir », commente Jesús Bermúdez.
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« Les deux grandes phases [de construction] de l’Alhambra doivent leur origine à l’eau », précise l’archéologue Jesús Bermúdez. Il fallait à la forteresse un réseau hydraulique. Cette citerne, d’où l’on tirait l’eau par un puits (au centre), fut bâtie en 1494 à la demande du premier gouverneur catholique et développa l’accès à cette ressource initié sous la dynastie musulmane.
L’Alhambra a toujours captivé de l’extérieur. En janvier 1492, Isabelle la Catholique, à la tête d’un cortège militaire, entama à cheval sa triomphante ascension de la Cuesta de Gomérez vers celle que l’on surnommait Al-Hamra, autrement dit « la Rouge », du fait de la couleur de ses pierres. La Reconquista (la Reconquête), qui durait depuis plus de sept siècles, avait repris un par un les territoires musulmans sur la péninsule. Une bulle pontificale autorisa cette ultime croisade, qui déclencha une guerre de dix ans pour reprendre le royaume de Grenade, le seul qui résistait encore.
Quand les clés de l’Alhambra lui furent enfin remises, les chroniqueurs notèrent la surprise d’Isabelle devant la finesse des détails à l’intérieur du bastion qui lui était interdit depuis si longtemps : les arabesques, les muqarnas, les motifs géométriques des céramiques, les bassins qui reflétaient des façades sublimes. Durant près de trois siècles, l’Alhambra avait été une citadelle imprenable. On aurait pu croire qu’une reine catholique la réduirait en cendres, effaçant de ses murs les inscriptions à la gloire d’Allah. Elle ordonna au contraire que les lieux restent intacts. Elle décida même qu’ils seraient son éternelle demeure, contrairement au malheureux Boabdil : « Je souhaite et ordonne que, venant à mourir hors de la ville de Grenade, ma dépouille entière y soit emmenée sans délai. » Lorsque la reine rendit son dernier souffle en 1504, dans sa résidence de Medina del Campo, son cercueil fit le voyage de trois semaines jusqu’à Grenade. L’Alhambra, que la cour nasride avait quittée douze ans plus tôt seulement, serait la dernière demeure de la reine catholique. Si Isabelle a d’abord été inhumée dans l’enceinte de la forteresse, sa dépouille et, plus tard, celle de son mari, le roi Ferdinand, furent transférées à la chapelle royale de Grenade.
Pendant son voyage de noces, plusieurs années plus tard, le roi Charles Quint, petit-fils d’Isabelle la Catholique, visita la ville conquise par ses grands-parents. Conscient de sa portée symbolique, il résolut d’avoir son propre palais au sein de l’Alhambra. Le chantier dura plus d’un siècle et le souverain n’y vécut jamais. Mais Jesús Bermúdez n’accorde guère d’importance à ce point, y voyant surtout un nouveau chapitre dans l’histoire du site. Charles Quint s’appuya sur l’architecture d’origine pour bâtir quelque chose de nouveau, une métaphore du triomphe. Tout « en se plaçant lui-même un peu au-dessus », ajoute le conservateur. Accolé aux trois palais nasrides – le Méchouar, le palais de Comares et le palais des Lions, joyaux incontestés du site aux yeux des visiteurs –, le bâtiment carré construit pour le roi d’Espagne a été comparé à « un ovni » par un architecte.
Sous la colonnade au centre du palais de Charles Quint, Jesús Bermúdez sort une clé de la taille de son avant-bras et ouvre une porte donnant sur un escalier en pierre. Le personnel de l’Alhambra le surnomme l’« escalier du temps ». Nous descendons dans la pénombre vers une autre porte. Mes yeux à peine habitués à l’obscurité, je suis éblouie par une lumière vive. Une autre clé nous amène, comme par enchantement, dans la cour des Myrtes, du nom des arbustes entourant le bassin rectangulaire du palais de Comares. Lequel est, en effet, légèrement moins haut que celui de Charles Quint.
En un instant, nous sommes passés de la sobriété du style Renaissance à une saturation des sens, des vainqueurs aux vaincus. C’était précisément la raison d’être de cet escalier construit en 1580 : relier l’ancienne demeure royale à la nouvelle. Notre soudaine apparition donne l’impression aux touristes de voir des fantômes du passé. Avec un sourire espiègle, mon guide referme la porte derrière nous.

Dans la salle des Rois, une énigmatique peinture du xive siècle, tout juste restaurée, figurerait dix sultans nasrides, ou un conseil de juges. La scène de style gothique, aux pigments d’or, de lapis-lazuli, de cinabre et d’hématite, évoque le travail des artistes en Italie ou en France.
Quelques deux millions de personnes visitent chaque année l’Alhambra, mais elles ne voient à peu près qu’un cinquième du site. Jesús Bermúdez me montre une partie de sa face cachée, en particulier un réseau souterrain. Ce sont des salles modestes et fonctionnelles, précise-t-il, qui restent hors de la vue, comme jadis, quand elles étaient le domaine des domestiques et des gardes qui assuraient la bonne marche du palais. Certaines salles renfermaient aussi des prisonniers. Nous jetons un oeil à l’un des vingt cachots de la citadelle, découvert il y a une centaine d’années seulement. Après la chute de Grenade, la reine en personne s’empressa de venir libérer les prisonniers catholiques, comme elle l’avait fait dans le bastion musulman de Málaga, où un officier des Pays-Bas s’était dit détenu depuis plus de quarante ans.
Toujours dans les entrailles de la forteresse, nous déambulons jusqu’à une vaste citerne, qui tient davantage de la cathédrale par ses dimensions et ses nefs aux voûtes en berceau. Les espaces souterrains avaient aussi l’avantage de maintenir une température fraîche et stable pour le stockage des céréales et d’autres denrées. En descendant par une échelle dans un silo semblable à une grotte, je me dis que ce pourrait être l’endroit d’où partent les fameux passages de l’Alhambra. Instinctivement, je balaye les alentours de ma frontale. Il n’y en a aucun ici, mais ils existent bel et bien. Au-dessus de nous, des membres de la garde royale auraient été postés sous la salle du trône dans la tour de Comares, prêts à intervenir en cas d’urgence. Nous progressons dans les tunnels, en songeant aux touristes émerveillés par la splendeur de cette salle, qui ne peuvent imaginer l’infrastructure se trouvant en dessous.
Jesús Bermúdez déverrouille une porte. Une lampe torche éclaire un escalier qui s’enfonce dans les profondeurs et mène, deux cents marches plus bas, à une autre porte. Laquelle s’ouvre sur le coeur de la forêt, à l’extérieur de la muraille. La rivière Darro coule non loin de là. Le passage aurait été un moyen simple – et secret – de quitter la forteresse. En 1359, Mohammed V, huitième sultan nasride, fut renversé par une révolte au profit de son demi-frère. En pleine nuit, des rebelles escaladèrent la muraille et poignardèrent les gardes. À tout juste 20 ans, le souverain légitime s’évada, empruntant, selon certains, un passage de la tour de Comares. Étais-je à l’endroit où il s’était retrouvé, à bout de souffle, avant de se volatiliser ?
Trois ans plus tard, Mohammed V retrouva son trône. Sans les trente ans de règne qui suivirent, prospères et paisibles, l’Alhambra telle que nous la connaissons aujourd’hui n’existerait pas. Le sultan inaugural’âge d’or de sa dynastie. Il fit bâtir ce que beaucoup voient comme le lieu le plus remarquable de l’Alhambra, une cour dont la fontaine centrale est portée par douze lions, et il perpétua la tradition lancée par son père, d’embellir les palais d’un autre art : la calligraphie arabe.

Les céréales étaient stockées dans un énorme silo creusé dans le sol, qui servait aussi de cachot – l’un des vingt trouvés sur le site. Les prisonniers y étaient descendus à l’aide d’une corde et ils y attendaient le paiement d’une rançon ou un échange de détenus. Durant la Reconquista, les captifs chrétiens se sont faits plus nombreux, même si les prisonniers comprenaient aussi des membres de la cour du sultan.
Ce même palais renferme aussi, dans la salle des Rois, une oeuvre rare qui a retrouvé son éclat d’antan au terme de vingt ans de restauration. Trois scènes peintes représentent des personnages, ce qui est atypique dans l’art islamique – mais le mystère ne s’arrête pas là. Sur le plafond de la coupole centrale, dix hommes aux luxueuses tenues de style musulman semblent garder les lieux. Une théorie avance qu’il s’agirait des dix premiers dirigeants de la dynastie nasride – d’où le nom de la salle. Deux autres fresques représentent des scènes de cour médiévales où des chevaliers chrétiens et musulmans chassent, participent à des joutes et sauvent des jouvencelles. « Au moins deux mariages de la famille royale ont été célébrés dans la salle des Rois, précise José Miguel Puerta Vílchez. Ces peintures glorifiaient les splendeurs de la cour nasride et avaient vocation à être vues. » Ces oeuvres du xive siècle ont été cachées lorsque les lieux ont été transformés en église au xvie siècle, et se sont dégradées au fil du temps.
Les toiles d’origine étaient constituées de cuir de cheval tanné à l’alun, peintes à la tempera avec des pigments naturels, montées sur des cadres en bois en forme de coques de navire inversées et enduites de goudron et de plâtre pour les protéger de l’eau et du feu. « Des artisans de plusieurs disciplines ont été mobilisés, des spécialistes du bois, de la peinture et du cuir. Ensemble, ils ont créé un chef-d’oeuvre dont la technique est inédite dans le monde hispano-musulman », indique Elena Correa, qui dirige le département de restauration de l’Alhambra.
Des architectes et des maîtres plâtriers, charpentiers et peintres ont travaillé ensemble à la restauration de la salle, sans doute de la même manière que les artisans qui créèrent cette merveille six siècles plus tôt. Parmi leurs prouesses figure l’invention d’un mortier de restauration invisible des observateurs, avec de la quinine comme ingrédient secret. « Pour révéler un pan reconstitué, il faut utiliser la lumière ultraviolette », explique Ramón Rubio, qui dirige l’atelier de restauration des plâtres et céramiques. L’idée du procédé lui est venue de façon inattendue, alors qu’il observait les propriétés fluorescentes de la quinine dans un gin tonic, sous des éclairages disco.
Qui étaient les peintres de ces scènes, derniers vestiges de la coexistence des musulmans et chrétiens avant la chute de Grenade ? Selon les spécialistes, il s’agissait peut-être d’artisans chrétiens venus des royaumes voisins ayant des relations commerciales avec l’émirat – principalement ceux de la péninsule italienne et notamment de Gênes – ou de musulmans connaissant les techniques des cours de la Renaissance. Malgré les recherches qui ont accompagné la restauration, la salle, comme nombre d’autres recoins de l’Alhambra, conserve ses mystères.

Sur les quelque 500 personnes qui s’occupent du site figurent quarante jardiniers et plus d’une dizaine de spécialistes, chargés des restaurations en cours. Ici, des agents entretiennent un portique du Généralife, dont le nom vient de l’arabe Jannat al-Arif (« Jardin de l’Architecte »). Sis dans les hauteurs, le palais était la résidence privée du sultan.
Je tourne mon regard vers l’Albaicín, labyrinthique quartier médiéval de Grenade perché sur une colline face à l’Alhambra. Ses façades blanchies, ses villas et jardins secrets plantés de commerces, leur habitation, leur langue et leur religion, mais ce vivre-ensemble ne dura que huit ans. En 1501, les musulmans furent forcés de fuir ou de se convertir au christianisme.
Je jette un oeil dans Dar al-Horra, palais de la mère de Boabdil et son dernier refuge à Grenade avant l’exil au Maroc. Rien, de l’extérieur, ne trahit sa délicatesse. Comme pour l’Alhambra, sa beauté ne se dévoile qu’à l’intérieur.
L’illustrateur Fernando G. Baptista vient de Bilbao, en Espagne. L’écrivaine Emma Lira est spécialiste du pays. José Manuel Navia travaille pour National Geographic Espagne depuis vingt-cinq ans.
Cet article est paru dans le numéro 291 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine
