Au cœur des mathématiques : Sophie Germain, la scientifique oubliée
Sophie Germain était de ces femmes scientifiques vivant dans l’ombre de leurs confrères. Elle prit un pseudonyme masculin pour défier les interdits et laisser libre cours à son génie.
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Portrait de la mathématicienne, philosophe et physicienne française Marie-Sophie Germain (1776-1831), illustration de 1880.
Sophie Germain, fille d'une famille bourgeoise, avait à peine âgée de treize ans lorsque la Révolution française éclata. Tandis que son père, Ambroise-François Germain, s'empêtrait dans les machinations politiques, la jeune Sophie apprenait en autodidacte les mathématiques, le latin et les sciences sociales, réfugiée dans la bibliothèque de son père.
Il était rare qu’une femme connaisse les rudiments des sciences exactes, « tout simplement parce qu’à l’époque, l’enseignement organisé par l’État n’était ouvert qu’aux garçons », raconte Christine Charretton, maîtresse de conférences honoraire en mathématiques de l'Université Claude Bernard, co-autrice de Je suis… Sophie Germain et ancienne présidente de l’association Femmes & Mathématiques. « Ce n’est qu’en 1976 que les premières filles purent concourir à l’examen d’entrée de l’École Polytechnique de Paris, où l’on enseignait les mathématiques ».
Les filles, à la fin du 18e siècle, n’avaient accès à l’éducation que par l’enseignement dispensé par les religieuses dans les couvents, ou pour les plus chanceuses, par l’éducation d’un parent. Malgré ces contraintes, Sophie Germains devint l’une des plus grandes femmes mathématiciennes de l’histoire.
GÉNIE FÉMININ SOUS UN PSEUDO MASCULIN
Lorsqu’elle eut dix-huit ans, en 1794, son ami Antoine Auguste Le Blanc, élève à l'École Polytechnique, lui procura des cahiers de leçons, dont ceux du célèbre mathématicien Joseph Louis Lagrange. Antoine Le Blanc, qui ne semblait pas aussi passionné par les mathématiques que Sophie, la laissa emprunter son nom, pour qu’elle puisse elle-même répondre aux devoirs donnés par Joseph Lagrange.
« Son travail fut tout de suite remarqué par le professeur », relate Christine Charretton. Fasciné par le génie de Sophie Germain, Joseph Lagrange entretint avec l’érudite une relation épistolaire de mentor à élève. Par correspondance, ils travaillèrent ensemble sur un essai sur la théorie des nombres. Sophie Germain permit de caractériser une certaine catégorie de nombres entiers, appelés plus tard les entiers de Sophie Germain, qui permirent d’aider à résoudre certains cas particuliers du théorème de Fermat. Le professeur ne découvrit la véritable identité de Sophie Germain que bien plus tard, mais cela ne changea rien à leur relation. Il décida de rester son mentor.
UN PRIX DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES
En 1808, l'expérience de Chladni fut présentée à l’Académie royale des sciences en présence de Napoléon Bonaparte. La figure présentée consistait à former des motifs géométriques en plaçant une poudre sur une plaque de métal fin en vibration. Lors de la présentation, Bonaparte, intrigué, lança alors un défi à la communauté scientifique : celui qui saurait établir une modélisation mathématique du phénomène, recevrait un prix de l’Académie des sciences. C’est Sophie Germain qui réussit cet exploit.
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Gravure ancienne des figures ou motifs de Chladni tirée d'un livre victorien des années 1890 sur les sports, les jeux et les passe-temps. En haut, on voit un arc tiré sur une pièce de métal dont la surface a été légèrement recouverte de sable. Sous l'effet de la vibration, le sable se déplace et se concentre le long de « lignes nodales » ou de « motifs nodaux ». Ces lignes forment des motifs (appelés aujourd'hui figures de Chladni - exemples en bas). Ernst Florens Friedrich Chladni (1756-1827) était un physicien et musicien allemand. Ses travaux les plus importants, pour lesquels il est parfois considéré comme le père de l'acoustique, comprenaient des recherches sur les plaques vibrantes.
De 1811 à 1816, elle travailla sur la théorie de l’élasticité des surfaces afin d’expliquer comment les vibrations des surfaces minces et élastiques, comme les plaques métalliques, vibrent sous l’effet d’une force externe. Pour ce faire, elle s’appuya sur les travaux de Joseph Lagrange et Leonhard Euler. Elle soumit enfin la version la plus aboutie de sa théorie en 1821. Ainsi, elle posa les bases de la théorie moderne de l’élasticité, influençant les recherches ultérieures sur la résistance des matériaux, notamment durant la construction de la tour Eiffel, à la fin du 19e siècle. Elle fut sacrée grande gagnante du concours en 1816 et fut la première femme à remporter ce prix.
UNE FEMME INVISIBILISÉE
Le génie de Sophie Germain était reconnu par nombreux de ses pairs mathématiciens de son vivant. Notamment par Joseph Lagrange, Carl Friedrich Gauss, surnommé le prince des mathématiciens, et Joseph Fourier, avec qui elle développa une amitié.
Sa renommée ne fut cependant pas suffisante. « "Une femme étant une femme, elle ne peut pas faire de mathématiques, cela n’existe pas", était la pensée naturelle des scientifiques masculins de l’époque – avec quelques exceptions », explique Christine Charretton. Lorsqu’elle reçut le prix de l’Académie des sciences, elle ne put même pas s’y rendre par elle-même, l’entrée étant interdite aux femmes. « Ce n’est que grâce à son ami Joseph Fourier qu’elle fut en mesure de participer à la cérémonie de remise de prix ».
Femme non mariée et membre de la bourgeoisie, « ses échanges avec ses confrères mathématiciens étaient chaperonnés. Elle fut également l’objet de jalousies et de quelques malversations » souligne l’autrice. « L’invisibilité, la non-existence en tant que femme mathématicienne resta l’un des plus gros obstacles de sa vie ».
Même après sa mort en 1831, l’utilité de ses travaux dans la construction de la tour Eiffel ne lui valut aucune reconnaissance. Elle sera qualifiée « d’oubliée de la Tour Eiffel » par le journal Libération en décembre 1994.
À l’époque, les femmes n’existaient dans le code civil qu’à travers leurs père, frères et mari. Il faudra attendre 1880 et la loi Camille Sée pour que soient créés les premiers lycées pour jeunes filles.
« De son vivant, Sophie Germain ne fut pas une militante de la cause des femmes » commente Christine Charretton. En revanche, elle devint une inspiration pour de nombreuses femmes scientifiques. Elle ouvrit la voie en France à la normalisation de l’accès pour les femmes à l’enseignement scientifique. Elle brava les interdits pour s’imposer parmi ses collègues comme une mathématicienne créatrice de résultats particulièrement nouveaux. « Elle est encore aujourd’hui l’un des exemples des mouvements féministes mathématiques, notamment à l’association Femmes & Mathématiques », conclut Christine Charretton.
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