Quel regard a-t-on porté sur les personnes en situation de handicap au cours de l’Histoire ?
La représentation des personnes en situation de handicap a souvent été un angle mort dans l'étude de l'Histoire. Parfois exclues, voire persécutées, leur place dans la société ainsi que le regard porté sur elles a beaucoup fluctué jusqu’à aujourd’hui.
Visiteurs appréciant la Columbian Exposition de Chicago en 1893.
EN GRÈCE, À ROME ET DANS L’ÉGYPTE ANTIQUE
Durant l’Antiquité, les Grecs et les Romains appréhendaient le handicap de façon différente en fonction de sa forme et de son origine. Un nouveau-né porteur de handicap était considéré comme l'expression de la colère divine envers une famille. En revanche, le combattant blessé pouvait prétendre avoir une place dans la cité, car son handicap était justifiable. Pour autant, le guerrier était tenu éloigné des lieux de culte, puisque dans les civilisations antiques, toute atteinte corporelle était perçue comme une dégradation incompatible avec la notion de perfection divine. Dans le livre du Lévitique, il est écrit qu’ « aucun homme ne doit offrir l’aliment à Dieu s’il a une infirmité. »
En Grèce, certains nouveau-nés présentant une infirmité étaient abandonnés à la naissance hors de la cité, conformément au rite de l'exposition. Pour autant, d’autres sujets en situation de handicap étaient représentés sur les skyphos, ce qui montre qu’ils faisaient quand même partie de la vie collective.
À Rome, les personnes en situation de handicap étaient généralement laissées de côté ou exclues de la société. Au début de l'Empire romain, le pater familias (père et chef de famille) avait, d'après la loi, le droit de vie et de mort sur ses enfants. Les enfants en situation de handicap étaient donc fréquemment exécutés ou vendus comme esclaves.
En Égypte antique, le corps handicapé était perçu comme une œuvre divine incomplète, qui serait achevée dans l'au-delà. On le retrouvait dans la vie quotidienne et on le voyait dans l'art, et même chez les dieux. Horus perdit son œil et Bès et Ptah-Patèque étaient tous les deux des dieux atteints de nanisme. Les personnes en situation de handicap possédaient même des droits, elles pouvaient par exemple bénéficier d'une exemption de taxes professionnelles en se rendant à un examen médical (l'epikrisis).
LE MOYEN ÂGE ET L’ARRIVÉE DE LA NOTION DE CHARITÉ CHRÉTIENNE
Avec l'avènement du christianisme au 1ᵉʳ siècle avant notre ère, le regard porté sur les personnes en situation de handicap fut profondément bouleversé. « L’Église a longtemps promu une représentation compassionnelle de la personne handicapée. Elle a contribué à ce qu’on les légitime comme des êtres inactifs, qui ont besoin d’une aumône et ne peuvent être autonomes », explique Gildas Brégain, Chercheur au CNRS et Historien du handicap, également auteur d’un carnet de recherche sur le sujet.
Pour autant, la vision du handicap au Moyen Âge était très complexe. Elle mêlait peur et railleries, mais ce fut aussi à cette période que les premières actions de solidarité virent le jour. La popularisation de la figure du bouffon de la cour en fut un exemple. D’un côté, il était souvent moqué à cause de sa petite taille, mais de l’autre, il avait une grande liberté d’expression et figurait parmi les rares personnes à pouvoir contredire la cour.
C’est aussi à cette période que les premiers « Hôtel-Dieu » furent ouverts par le clergé. Ils avaient pour mission de recevoir les orphelins, indigents et pèlerins. La charité y était institutionnalisée, et les personnes en situation de handicap furent poussées à adopter un mode de vie plus sédentaire. Le pouvoir royal avait pour objectif de distinguer ceux qui, à leurs yeux, avaient le droit d'être aidés.
Le 27 avril 1656, Louis XIV signa un édit qui énonçait : « [nous] ordonnons que les pauvres mendiants valides et invalides, de l’un et l’autre sexe, soient enfermés dans un hôpital pour y être employés aux ouvrages, manufactures et autres travaux, selon leur pouvoir. » Il ordonna, dans la foulée, la construction de l’hôpital de la Salpêtrière, destiné à l’enfermement des mendiants (sic).
LE SIÈCLE DES LUMIÈRES
Le Siècle des Lumières porta un nouveau courant de pensée qui prônait la raison, la science et le respect de l'humanité. Le docteur Philippe Pinel notamment, s'efforça d'améliorer les conditions de vie des individus souffrant de maladies mentales en créant une nouvelle approche de la psychiatrie et des traitements doux.
Le handicap fut de plus en plus donné à voir, et trouva une place dans le milieu de l’art et des lettres. La Lettre sur les aveugles à l'usage de ceux qui voient de Diderot en est un exemple. À cette même période, L'Abbé de l'Epée créa une école pour les personnes sourdes-muettes et développa des signes méthodiques afin de faciliter leur communication.
DEPUIS LE 19e SIÈCLE
Au 19ᵉ siècle, les personnes en situation de handicap vivaient essentiellement « dans le milieu rural, dans leur communauté » explique Gildas Brégain. « Contrairement à ce que l’on peut penser, beaucoup avaient une activité professionnelle » souligne-t-il, en précisant que celle-ci était souvent « peu rémunératrice ».
En substance, leur quotidien était « très variable selon les handicaps, les individus et leur catégorie sociale. Par exemple, une femme aveugle noble ne subissait pas les mêmes injonctions sociales qu’une femme aveugle qui vivait dans le milieu agricole ou dans le milieu urbain. »
Le rôle de l’Église évolua aussi durant cette période. « Il y a eu des associations, comme la Fraternité Catholique des Malades et des Handicapés, apparue dans les années 1940, qui ont favorisé l’émancipation des personnes handicapées de la tutelle des personnes valides au sein de l’Église. » Les personnes infirmes et aveugles, à qui l’Église refusait l’accès au poste de prêtre, ont pu accéder au séminaire seulement à partir des années 1980, souligne le chercheur, qui précise qu’« il y a une variabilité selon les échelles d’analyse, nationale ou locale par exemple. » Il indique qu’« il y a des acteurs au sein de l’Église qui ont fait bouger les choses, et qui ont remis en cause petit à petit la notion de charité, certains considérant que cette notion ne pouvait pas être compatible avec la défense des droits des personnes handicapées. Alors que d’autres acteurs catholiques ont considéré que la notion de charité était compatible avec la défense des droits des personnes handicapées. »
Au début du 20ᵉ siècle, suite aux deux guerres mondiales, est arrivée la figure du mutilé de guerre, qui avait généralement un traitement à part dans la vision du handicap. « Les mutilés de guerre peuvent se prévaloir d’avoir défendu la nation, et donc leurs infirmités ne sont pas perçues aussi négativement que des infirmités de naissances, ou causée par des accidents du travail ou de la vie quotidienne ».
L’inclusion des personnes en situation de handicap n’était pour autant pas homogène partout. À la fin du 19ᵉ siècle, certains tenants de l’idéologie eugéniste ont promu « l’image des personnes handicapées comme des fardeaux pour la société », explique Gildas Brégain. L’acmé de ce phénomène fut sans doute le programme Aktion T4, perpétré par le régime nazi de 1939 à 1941. Il s’agissait d’une campagne d’extermination par assassinat des adultes allemands ou autrichiens en situation de handicap physique ou mental. Il a fait plus de 70 000 morts.
En France, le premier grand dispositif législatif sur le handicap date de 1975, avec la loi d'orientation en faveur des personnes handicapées. Il y fut souligné l'importance de la prévention et du dépistage des handicaps, l'obligation d'éducation pour les jeunes en situation de handicap, l'accessibilité des institutions publiques et le maintien dans un environnement de travail et de vie normale à chaque étape de vie.
Sur le plan du travail, « une grande mutation s’est opérée dans les années 1950, où l’on a assisté à la massification et à l’accélération des dispositifs de travail protégés, donc l’existence de filières ségrégatives de travail, qui avaient au départ une visée protectrice, à savoir éviter que ces individus soient soumis au rythme intensif de la production industrielle, tout en bénéficiant d’un maigre salaire. » Mais les droits des personnes en situation de handicap ont réellement été pris en compte dans la législation à la fin des années 1980, avec loi du 10 juillet 1987 spécifiquement, qui oblige les entreprises de plus de 20 salariés à embaucher au moins 6 % de travailleurs en situation de handicap. C’est ce que l’on nomme l’Obligation d’emploi des travailleurs handicapés (OETH).
Aujourd’hui, Gildas Brégain estime qu’il y a, en France, deux représentations dominantes des personnes en situation de handicap dans les médias. D’un côté, des « représentations compassionnelles », dont le Téléthon est pour lui un exemple probant, et de l’autre, « des représentations sur l’héroïsation des personnes handicapées. » Il précise que « les représentations dans les médias ne sont pas aussi caricaturales qu’on ne le croit, même si on observe qu’il y a des représentations dominantes compassionnelles, dramatisantes ou héroïsées, qui ne rendent pas justice à la diversité des expériences de vie des personnes concernées ».
In fine, « les représentations n’évoluent pas de manière linéaire. On pourrait penser qu’à partir du moment où l’image de personnes handicapées comme compétentes sur le plan professionnel émerge au cours du 19ᵉ siècle, avec les associations d’aveugles et de sourds qui promeuvent cette image, on ne va que progresser vers cette idée. Mais ce n’est pas forcément le cas, car il y a d’autres acteurs sociaux qui peuvent promouvoir des images divergentes », conclut l’historien.