Ce peuple autochtone russe a décidé de redevenir chasseur-cueilleur

Dans les années 1990, une cinquantaine de nomades sédentarisés de force par le régime soviétique a décidé de retourner vivre en forêt. Ils ont alors repris « le dialogue avec les autres êtres vivants ».

De Manon Meyer-Hilfiger
Publication 19 août 2024, 11:13 CEST
Troupeau de rennes photographié le 14 aout 2018 dans la réserve naturelle russe de Koryak située ...

Troupeau de rennes photographié le 14 aout 2018 dans la réserve naturelle russe de Koryak située à l'extrémité de la péninsule Govena à l'est du Kamtchatka. 

PHOTOGRAPHIE DE Wiki Commons, Александра1990

Debout dans l’épaisse couche de neige, Daria jette l'hameçon de sa canne à pêche dans la rivière qui serpente paresseusement à ses pieds. « Petits et grands poissons, laissez-vous attraper » murmure-t-elle, son visage ridé fendu par un sourire. Devant elle, le ciel bleu du Kamtchatka, cette province de l’extrémité est de la Russie, semble s’étendre à l’infini.

Cette séance de pêche a une fonction : nourrir sa famille. Daria et ses enfants dépendent de la forêt pour leur survie, grâce à la chasse, la pêche, et la cueillette. Une routine séculaire  ? Pas vraiment.

Daria a longtemps été pharmacienne en ville, sans l’avoir choisi. À l’époque soviétique, sa famille, des nomades du peuple évène, ont été sédentarisés de force comme tous les peuples nomades d’alors. Daria a été envoyée dans un internat à l’âge de neuf ans. De nombreux autres membres de son ethnie se sont mis à travailler dans des fermes collectives. À la chute du mur en 1989, ils sont devenus bergers de rennes pour un salaire de misère (les troupeaux étant aux mains d’entreprises privées) ou bien chanteurs et danseurs dans des spectacles pour touristes.

Lassée de cette vie en ville et de la « folklorisation » de sa culture par les Russes, Daria a, elle, décidé de retourner vivre dans les bois en compagnie de cinquante autres personnes. Direction Taïvan, un minuscule camp de chasse au beau milieu de la forêt, à 400 km de toutes pistes carrossables. Objectif : retrouver un mode de vie autonome, basé sur la chasse et la pêche, un peu comme ses grands-parents. Un choix marginal, y compris au sein des Evènes, une ethnie qui compte aujourd’hui près de deux mille personnes, habitant surtout dans la ville d’Esso.

L’anthropologue Nastassja Martin a documenté cette trajectoire de vie singulière, en passant de nombreux mois à Taïvan en compagnie de Daria et sa famille. Elle en a tiré un livre, À l’est des rêves, réponses even aux crises systémiques paru aux éditions La Découverte, et un documentaire Kamchatka, un hiver en pays even. L’occasion de faire le point sur ce qui a changé en forêt – et ce qui perdure. Sur ces façons de vivre que le régime soviétique n’a pas tout à fait réussi à effacer, malgré tous ses efforts.

 

LA PLACE DU RÊVE SANS LES CHAMANES

Du temps de l’URSS, les chamans furent interdits. Ils étaient pourtant ceux qui donnaient du sens aux évènements, qui assuraient un lien entre « le visible et l’invisible ». Sans eux, Daria et sa famille ont dû réapprendre à se lier à leur environnement. Même quand ce dernier est chamboulé par le changement climatique, avec sa cohorte de catastrophes : les incendies gigantesques, les crues, les animaux migrateurs aux habitudes transformées... Après des décennies à vivre en ville ou dans des fermes collectives, les Évènes en forêt ont puisé dans les mythes traditionnels et dans leurs rêves pour reconstruire une forme de sens. 

Désormais, « Il faut rêver soi-même, sans les chamanes. Il faut s’entraîner à rêver. Pas seulement des esprits des morts qui nous rendent visite parfois, et qui peuvent nous aider, ou que nous pouvons aider, surtout au moment des morts et des naissances ; c’est aussi des autres qu’il faut rêver, si tu veux pouvoir survivre en forêt. Il faut essayer de rêver avec les animaux pour comprendre ce qu’ils font et où ils vont. Pour savoir ce que nous, nous allons faire ! » explique Daria à l’anthropologue. Comme ce matin où elle s’est réveillée à l’aube pour filer à la rivière et lancer la canne à pêche en quête de truites arc-en-ciel. 

« Cette nuit je les ai vues, elles m’ont parlé, elles m’ont dit l’endroit où elles allaient être, dit-elle sans se départir de son large sourire. J’ai su qu’elles allaient se donner. Je me suis dépêchée, je suis allée à l’endroit que j’ai vu en rêve. Elles sont venues presque tout de suite. » 

C’est d’ailleurs un rêve récurrent qui a poussé Daria à retourner vivre dans la forêt, alors qu’elle habitait encore en ville. « Ça venait malgré moi, malgré ce que j’essayais de faire et de devenir. Je fermais les yeux et je voyais la rivière, la berge, la toundra au-dessus ; puis la clairière, les cabanes, l’at’ien (la cuisine d’été, ndlr) et sa fumée, la forêt autour, je me réveillais avec des larmes plein les yeux, je pensais à tout ce que j’avais perdu et qui ne serait plus (…) Il fallait écouter le rêve » explique-t-elle à Nastassja Martin.

En 1989, alors que le régime communiste s’effondre, que les « lumières s’éteignent » comme le dit Daria, « les esprits ressurgissent ». En retournant vivre dans la forêt, les Évènes ont renoué avec une manière de voir tout ce qui les entoure comme vivant, avec une âme et des mouvements d’humeur.  Des saumons jusqu’aux rivières, des ours jusqu’aux montagnes.  « La réinvention d’un mode de vie principalement basé sur la chasse et la cueillette à Tvaïan (…) est à comprendre dans ces termes : elle est préfigurée par la possibilité de recommencer à rêver " souligne Nastassja Martin, c'est-à-dire reprendre le dialogue avec les autres êtres vivants, sur un plan horizontal, de personne à personne, de pensée à pensée. »

Archive photographique de l’expédition au Kamtchatka et aux îles du Commandant par le naturaliste et médecin ...

Archive photographique de l’expédition au Kamtchatka et aux îles du Commandant par le naturaliste et médecin polonais Benedykt Dybowski à la fin du 19e siècle.

PHOTOGRAPHIE DE Benedykt Dybowski, Alamy banque d’images

 

UN AUTRE RÉCIT SUR LE MONDE

« Pour Daria comme pour tant d’autres chasseurs-pêcheurs (…), le plus important, pour pouvoir vivre en forêt, est de s’assurer que les êtres avec lesquels ils cohabitent puissent revenir vers eux l’année suivante. On pense aux innombrables formules (...) qu’elle prononce systématiquement pour l’animal qu’elle vient de tuer, alors qu’elle retire précautionneusement la peau qui enveloppe son corps, qu’elle se saisit de la tête et l’oriente de telle manière que ses yeux désormais vides regardent l’est : elle s’efforce de faciliter le passage de l’âme dans l’autre monde, puis le retour à l’incarnation sous une autre forme » explique l’autrice. Ça peut sembler naïf, farfelu, ou ésotérique, souligne Nastassja Martin. « Un esprit occidental dirait que les indigènes ignorent les jeux de pouvoir et les codes propres à l’économie capitaliste, et que le reste est affaire de croyance ». 

Mais selon l’anthropologue, cette manière de voir son environnement est surtout la preuve qu’un autre récit est possible. Dire que les rivières ont des humeurs et que les saumons sont capables de revanche si on les maltraite, c’est même une pensée assez banale dans l’histoire, formulée par un nombre incalculable de groupes humains. Et elle oblige à une certaine attention à la nature. 

Dans son livre, Nastassja Martin insiste « Comme le dit Ailton Krenak (leader autochtone brésilien, premier écrivain indigène élu à l’Académie brésilienne des lettres, ndlr), lorsque nous enlevons leur âme aux rivières et aux montagnes, celle que leur prêtent nombre de peuples autochtones qui vivent encore à leurs côtés, nous "libérons des forces qui n’ont d’autre issue que de transformer ces lieux en déchets de l’activité industrielle et extractiviste" ».

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