Entre l’islam des tombeaux et l’islam des mosquées, une guerre de 700 ans

L’islam se déchire autour de la figure du saint depuis sept siècles. D’un côté, ceux qui demandent aux saints de résoudre les problèmes de la vie quotidienne. De l’autre, les ultra-conservateurs qui voient là une trahison des grands principes de l’islam.

De Manon Meyer-Hilfiger
Photographies de Thierry Zarcone
Publication 27 sept. 2023, 14:42 CEST
Entrée du mausolée de Eyup à Istanbul.

Entrée du mausolée de Eyup à Istanbul. 

 

PHOTOGRAPHIE DE Thierry Zarcone

En islam, le culte des saints est au cœur d’une guerre fratricide qui dure depuis sept siècles. Il y a les salafistes, ultra-conservateurs qui réprouvent cette vénération d’humains élevés au rang de demi-dieux. Et puis il y a ceux qui considèrent les saints comme de précieux soutiens, à qui ils demandent de résoudre les problèmes du quotidien. Deux courants extrêmement répandus dans le monde musulman, que l’on retrouve du Maroc jusqu’en Indonésie en passant par l’Inde et la péninsule arabique. Pourtant, bien souvent, la cohabitation se passe mal. 

Thierry Zarcone, historien, directeur de recherche au CNRS, a étudié ce virulent face-à-face dans son ouvrage L’Islam déchiré : le saint, le salafiste et le politique paru aux éditions du Cerf en 2022.

 

Vous écrivez que l’« islam des tombeaux » et l’« islam des mosquées » se déchirent autour des saints. Quelle est cette figure si contestée ?

En islam, comme dans le christianisme, le saint est un intermédiaire entre Dieu et les humains. Les premiers saints musulmans apparaissent au 8e et 9e siècle, c’est-à-dire environ deux siècles après le début de l’islam. Il existe deux catégories d’humains sanctifiés : les descendants du prophète Muhammad, auxquels les chiites vouent une grande vénération, et des êtres d’une grande piété tels que les mystiques soufis.

On peut citer par exemple le poète et mystique soufi Rumi, aussi surnommé Mevlana, qui fonde l’ordre des « derviches tourneurs » dans la ville de Konya, en Turquie, ou bien Fatima, la fille du prophète Muhammad, à qui on attribue des pouvoirs de guérisseuse. Parfois, ces personnes sont sanctifiées de leur vivant. Le plus souvent, cependant, elles accèdent au statut de saint après leur mort. Les fidèles viennent alors se recueillir sur leurs tombeaux pour leur demander d’intercéder en leur faveur auprès de Dieu et de leur apporter une aide : pour avoir un enfant, guérir d’une maladie, être guidé spirituellement… C’est une offre complémentaire à ce qui se pratique dans une mosquée, où le croyant se rend uniquement pour s’acquitter des obligations de la religion (prier Dieu) et où il ne peut espérer aucune action divine à son avantage. Voilà pourquoi je parle d’« islam des tombeaux » et d’« islam des mosquées ».

 

Cet « islam des tombeaux » est-il répandu ?

Oui, cette dévotion à l’égard des saints se retrouve dans l’intégralité du monde musulman, depuis le Maroc jusqu’en Indonésie en passant par la péninsule arabique et le sous-continent indien. Le phénomène est extrêmement important, puisqu’il rassemble des millions de croyants à l’occasion d’imposants pèlerinages autour d’illustres tombeaux en Irak, en Inde ou encore en Chine. Cette mobilisation l’emporte même de beaucoup sur le pèlerinage à La Mecque qui fait pâle figure avec ses deux à trois millions de pèlerins par an, comparés aux vingt millions qui se rendent sur le tombeau d’Husayn à Kerbela, en Irak, ou aux trois millions qui visitent la tombe d’Amadou Bamba à Touba, au Sénégal. Selon les régions, les manières de vénérer les saints diffèrent : en Inde, par exemple, ces cultes sont tout à fait extraordinaires, extrêmement colorés, avec des pratiques comme des offrandes de fleurs qui s’inspirent de l’hindouisme.

 

De quand date la critique du culte des saints ?

Elle apparaît au 14e siècle. Le théologien Ibn Taymiya soutient que l’islam s’est éloigné du mode de vie du prophète Muhammad. Il propose de revenir aux fondamentaux en s’inspirant d’un « âge d’or », celui de l’époque où ont vécu le prophète de l’islam, les quatre califes et de pieux croyants, les salafs. Ses continuateurs prendront, par la suite, le nom de salafistes.  Pour eux, le saint porte atteinte au pur monothéisme - seule la vénération de Dieu est acceptable. Or, le culte des saints implique l’adoration d’êtres intermédiaires. Au départ, ce courant est marginal, puis il se développe, surtout à partir de la fin du 18e siècle et du début du 19e siècle.

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    Culte des saints à Ningxia, Chine du nord-ouest.

     

    PHOTOGRAPHIE DE Thierry Zarcone

    Pourquoi ?

    Au 18e siècle, le salafisme prend de l’ampleur grâce au théologien Abd al-Wahhab, fondateur du courant ultra-conservateur dit wahhabite. Il rejette en bloc le culte des saints au nom de l’unicité de Dieu. Depuis la péninsule arabique, Abd al-Wahhab obtient un précieux soutien politique de la part de la dynastie des Saoud. Dès les années 1920, ces dirigeants donnent l’ordre de détruire les tombeaux des saints pour mettre un terme au culte rendu en ces lieux. Puis, leur soutien va prendre une autre dimension avec l’argent du pétrole. L’Arabie Saoudite entreprend de diffuser cette idéologie dans le monde entier, des Balkans jusqu’en Inde en passant par l’Afrique et l’Asie centrale.

    Des mouvements radicaux inspirés par le salafisme et le wahhabisme pourchassent et assassinent les cheikhs soufis, et détruisent les tombeaux. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple parmi tant d’autres, quand la branche locale d’Al-Qaïda en Afrique, Ansar Eddine, s’empare de la ville de Tombouctou en 2012, leur premier acte est d’ordonner la destruction acharnée de plusieurs sépultures vénérées par les populations locales.

     

    On comprend ici que les salafistes persécutent les soufis et les chiites - les groupes qui vénèrent les saints. Pourquoi parler dans ce cas de « guerre » ?

    Il y a des répliques ! Au 19e siècle, l’État ottoman est parti en guerre contre les wahhabites pour protéger les tombeaux des saints. Plus récemment, en 2008, de jeunes soufis se sont constitués en une puissante milice armée pour combattre les djihadistes en Somalie. Les affrontements sont fréquents entre les deux groupes. Une guerre civile religieuse se met donc en place au coeur de l’islam somalien ; elle est une dramatique confirmation de la déchirure que connaît cette religion. De manière générale, le culte des saints a conservé une place très importante en parallèle de la puissante diffusion du salafisme. Dans de nombreuses régions, le face à face entre l’« islam des tombeaux » et le salafisme est donc particulièrement virulent.

     

    Retrouve-t-on ce culte des saints chez les musulmans d’Europe ?

    Pour l’instant, il n’est pas très développé, puisqu’il faudrait trouver des tombeaux de saints sur place. Les grands mystiques musulmans qui meurent en Europe préfèrent souvent être enterrés dans leur pays d’origine. Mais il existe quelques exceptions à cette règle. Le corps de Sufi Sahib, un cheikh soufi originaire du Pakistan repose à Birmingham, en Angleterre. Plus de 10 000 personnes ont assisté à ses obsèques en 2015, et, depuis, le tombeau est régulièrement visité par des fidèles qui viennent le toucher et qui s’abandonnent en prières. Les salafistes, ici aussi, critiquent vivement ces rituels.

    Tombe de saint à Skopje,  Macédoine. 2021 

     

    PHOTOGRAPHIE DE Thierry Zarcone

    Un compromis est-il possible ?

    Certains États tentent de trouver une voie médiane. La Turquie, par exemple, a toujours manifesté une bienveillance à l’égard des grands saints du pays. Aujourd’hui, avec la percée de la pensée salafiste, le gouvernement a pris des mesures pour limiter les cultes. Les croyants peuvent se rendre sur les tombeaux et prier… Par contre, ils n’ont pas le droit de demander une intercession, c’est-à-dire l’aide d’un saint dans leur vie quotidienne. Cela reviendrait à élever l’humain au rang de demi-dieu. Dans certains endroits, comme à proximité du tombeau d’Eyüp, saint patron d’Istanbul, cette interdiction est même annoncée par un panneau ! Les dons, les offrandes, les bougies et les sacrifices d’animaux sont également interdits. 

    Dans cette guerre fratricide, on voit combien le positionnement des Etats joue un rôle capital. Ils peuvent donc tenter de trouver une « voie médiane », comme en Turquie ou en Asie centrale, choisir d’éradiquer complètement cette forme de dévotion (c’est le cas des États islamiques radicaux comme Daesh), ou bien instrumentaliser ce culte pour gagner en popularité, comme au Pakistan, où des responsables politiques accomplissent eux-mêmes des rituels sur les tombeaux des saints.

     

    Comment voyez-vous l’avenir de ce conflit ?

    Je ne suis pas très optimiste. La « guerre des saints mondialisée » est en pleine expansion et fait rage actuellement en Afrique de l’Ouest et au Sahel avec un risque de reprise en Afghanistan depuis le retour des Talibans au pouvoir. Certes, il existe des tentatives de conciliation, comme en Turquie. Mais les obstacles restent nombreux. De nombreux salafistes considèrent le compromis comme inacceptable, et les soufis voient souvent dans ces « voies médianes » une perte de leur identité.

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