De l’isolement aux « bagnes pour enfants » : l'impitoyable justice des mineurs française
Bien qu’animée des meilleures intentions, la justice des enfants en France au 19e et 20e siècles était surtout synonyme de répression.
Détenus dans les boxes de la chapelle cellulaire de la Petite Roquette, 1930.
Depuis quelques mois, une campagne archéologique de l’Inrap exhume à La Réunion les vestiges d’une ancienne colonie pénitentiaire agricole pour mineurs, enfouie sous la végétation. Si les fouilles ont fait la une des médias, ce type d’établissements étaient des plus communs en France du 19e siècle à la première moitié du 20e siècle. Ils ont fait florès alors que la société s’interrogeait sur le sort à réserver aux enfants auteurs de petits larcins, vagabondage et autres délits mineurs.
Destinées à les remettre sur le droit chemin, ces colonies se sont muées au fil du temps en purgatoire sans fin, avec châtiments et labeur harassant pour tout principes. Plus prisonniers que pensionnaires, ceux qu’elles accueillaient n’avaient parfois pas plus de 5 ans. Ce n’est que dans l’entre-deux-guerres que l’opinion publique s’est mobilisée contre ces « bagnes pour enfants », conduisant à leur amendement. Leur histoire s’inscrit plus généralement dans la perpétuelle valse-hésitation de la société entre protection et répression de sa jeunesse. Cette ambiguïté originelle a coloré toute l’histoire judiciaire des mineurs, pavée de paradoxes et de bonnes intentions dévoyées, raconte Véronique Blanchard, historienne spécialiste de la justice des mineurs et co-autrice du livre Mauvaise graine (éd. Textuel). Une ambivalence qui perdure encore aujourd’hui. Entretien.
Véronique Blanchard, historienne spécialiste de la justice des mineurs et co-autrice du livre « Mauvaise graine » (éd. Textuel).
L’idée d’une justice spécifique pour les mineurs, dont le code napoléonien a posé les bases en 1810, trouve sa première incarnation concrète en 1836 avec la Petite Roquette, la première prison destinée aux enfants. Quels objectifs lui sont assignés ?
La Petite Roquette est le premier établissement qui essaie de prendre en compte la spécificité enfant/adulte, avec l’idée que l’on ne doit pas les traiter de la même manière. Cette idée fondamentale va présider à toute la réflexion sur la justice spécifique à l’enfant. La Petite Roquette est la première pierre de l’édifice. Elle se veut une prison qui n’ait pas les défauts d’une prison. Un lieu où ne se posera pas le problème de la promiscuité entre adultes et mineurs, car on redoute la contamination du vice et du crime. Initialement, la loi demandait à ce que soient étanches les quartiers mineurs au sein des établissements pénitentiaires, mais on ne va pas y parvenir en raison de la surpopulation carcérale. D’où la création de la Petite Roquette.
Il y a une volonté de bien faire et de faire autrement. C’était une prison très moderne, qui répond à une volonté d’améliorer le sort des jeunes détenus, à une époque où on considère qu’un jeune de moins de 16 ans peut avoir agi sans discernement, et donc être non coupable. Au début de sa création, il existe des temps collectifs dans des ateliers, mais comme on ne parvient pas à faire garder le calme et le silence aux enfants, le système évolue très vite vers l’isolement total, dans un dévoiement de l’objectif premier.
La prison compte 500 cellules individuelles, dans lesquelles les enfants sont enfermés 20h sur 24 a minima. Quand ils sortent dans le couloir de promenade, ils portent des cagoules pour ne pas se voir. Cette obsession de la solitude conditionne aussi l’amphithéâtre en alvéole - conçu ainsi pour que les mineurs ne puissent ni se voir ni se parler - où ils écoutent la messe ou assistent à des événements culturels. Peu à peu, même les partisans du projet, comme Victor Hugo, vont reconnaître que c’est un établissement fort maltraitant pour des enfants.
D’où l’émergence à partir de 1839 de maisons de correction baptisées colonies agricoles pénitentiaires. Quelle est la philosophie qui préside à leur essor ?
Elles s’inscrivent dans la continuité de la réflexion sur une prise en charge spécifique des enfants. Par opposition au cadre de l’enfermement carcéral, on invente le placement à la campagne, très loin de la ville et d’un milieu familial à l’influence jugée néfaste. Il est destiné à fournir une formation professionnelle dans un environnement plus serein, sans barreaux ni hauts murs. Le collectif, le travail, l’encadrement doivent permettre de redresser les enfants et de les remettre sur le droit chemin.
« Le patronage des petits assistés » à la colonie de Mettray (Indre-et-Loire), carte postale, fin du XIXe siècle.
Sur le papier, c’est très neuf et original. Dans la réalité, ces institutions vont vite s’éloigner de la philosophie de départ. Ce sont des lieux très isolés, que les mineurs ne peuvent pas quitter sauf à être considérés comme évadés. Ils sont aussi très disciplinaires : chaque instant est rythmé par des activités imposées, des ordres, une grande surveillance. Les enfants ont des journées de travail très longues. Ils peuvent passer jusqu’à 15 heures par jour dans les champs ou dans des ateliers de cordonnerie ou de menuiserie. Mais on ne peut pas dire qu’ils soient formés à une activité professionnelle. Il n’y a pas non plus de réelle volonté de leur dispenser une instruction élémentaire. Souvent, ces institutions sont dépourvues d’instituteurs, les détenus les plus âgés ou les surveillants faisant la classe. C’est une volonté d’épuiser et de discipliner les corps qui est à l’œuvre.
Ces colonies pénitentiaires agricoles se répandront en France métropolitaine mais aussi dans les colonies, où on les retrouve en Algérie, au Maroc et en Tunisie. Il faut ajouter que l’application de la justice des mineurs est très genrée à l’époque ; elle distingue garçons et filles en terme de motifs et de modes d’enfermement. Les colonies sont réservées aux premiers, tandis que les secondes sont envoyées dans des institutions religieuses, qui vont garder le monopole de leur accueil bien après la séparation de l’Église et de l’État. Les adolescentes ne sont pas perçues comme des délinquantes, mais plutôt comme amorales et pécheresses.
Les conditions de vie au sein de ces colonies deviennent encore plus difficiles à la fin du 19e siècle. Pourquoi ce durcissement ?
La fin du 19e siècle est un moment où la société prend peur de la jeunesse. Une vaste campagne médiatique se développe en particulier autour de bandes de jeunes perçus comme de plus en plus violents, issus des quartiers populaires des faubourgs parisiens, surnommés les Apaches. Au moment où ils sont désignés comme une menace pour la société, tout un courant de criminologues essayent d’expliquer la délinquance et la criminalité par l’existence d’une hérédité du crime. La tare criminelle passerait de génération en génération, et cette dégénérescence serait observable dans des signes physiques.
D’autres médecins mettent en avant le poids des facteurs sociaux et économiques, mais les Apaches conjugués à la théorie du criminel-né vont conduire en France à l’idée que le redressement des mineurs délinquants est impossible. Cela va donner une certaine latitude aux maisons de correction. Il va s’y développer une forte violence disciplinaire, comme si le volet répressif était la seule solution. Des enfants se retrouvent à y casser des cailloux à longueur de journée. Ils subissent aussi des punitions de plus en plus fréquentes : envoi au mitard, camisole de force, privation de nourriture, marche forcée dans la campagne…
Les dortoirs collectifs sont aussi supprimés au profit de « cages aux poules », de tout petits espaces grillagés tout juste assez grands pour accueillir un lit, où les enfants sont enfermés le soir, sans pouvoir avoir de contact entre eux, mais en étant en permanence sous le regard des surveillants. Tout cela conduit à une maltraitance institutionnelle très forte mais peu dénoncée car peu connue mais aussi car elle est perçue comme légitime par l’opinion publique pour canaliser cette jeunesse.
« Cages à poules » de la maison d’éducation surveillée d’Aniane (Hérault), 1930.
Quand ces « bagnes pour enfants » vont-ils être remis en cause ?
Après l’hécatombe de la Première Guerre mondiale. Le regard porté sur la jeunesse change d’un coup ; elle ne fait plus peur mais représente au contraire l’avenir d’une France à reconstruire. Cette perception va complètement modifier celle des maisons de correction. Elles vont susciter une vague d’indignation qui atteint des sommets dans les années 1930, autour d’un fait divers, une révolte dans la colonie de Belle-Île-en-mer. Les mineurs s’en échappent et les voisins de l’institution vont se lancer dans ce que le poète Jacques Prévert va appeler une « chasse aux enfants » dans une chanson qu’il consacre à l’événement.
Ce genre d’incidents s’est déjà produit fréquemment par le passé, mais il est devenu insupportable à la société, tout comme le sort réservé aux enfants dans ces institutions. Les médias vont dénoncer les « bagnes d’enfants », ce qui aboutira à une première série de réformes. Les colonies agricoles vont changer de nom et les établissements réputés les plus violents vont être fermés, comme la colonie d’Eysses. Mais il faudra attendre la fin de la Deuxième Guerre mondiale pour que l’émotion populaire devienne un texte de loi, avec l’ordonnance du 2 février 1945, qui consacre la primauté de l’éducation sur la répression.
Cette priorité à l’éducation ne se traduira pourtant dans les faits que dans les années 1970, avec notamment la prise en charge en milieu ouvert. Sur deux siècles de justice des mineurs, la prison semble avoir été l’horizon dominant sinon indépassable.
C’est le constat que nous les historiens nous faisons, celui de la place primordiale de la prison, du sentiment de dangerosité de la jeunesse, qui est très récurrent chez les adultes. Malgré les belles intentions, les beaux discours sur la nécessité de protéger ces enfants et l’engagement des professionnels, à relire ces 200 ans d’histoire de la justice des mineurs, on a plus le sentiment d’être dans une histoire de répression que d’éducation.
Il est très paradoxal et intéressant de constater la difficulté de notre société à accepter ce moment d’instabilité de la jeunesse, qui en dehors de certains faits divers particuliers, a plus besoin de protection que de coercition. Il y a peu de rationalité dans tout cela. Les débats actuels sur les bandes de jeunes sont à cet égard fascinants. On retrouve la même terminologie et les mêmes représentations que par le passé. Mais les historiens crient dans le vide quand ils disent que l’on tenait déjà les mêmes discours au 19e et au 20e siècles et qu’il s’agit d’une construction sociale. Il n’y a pas plus d’explosion de la délinquance juvénile aujourd’hui qu’hier, mais une exacerbation de notre sensibilité à la violence.
Nous vivons une période de grande insécurité sur le plan sanitaire et économique, or l’insécurité conduit très vite à désigner des épouvantails. Dans l’Histoire, ce sont très souvent les jeunes et les étrangers, les jeunes étrangers incarnant la figure ultime de la dangerosité.
La gymnastique, colonie pénitentiaire des Douaires à Gaillon (Eure), fin du XIXe siècle
La loi Perben I de 2002, qui créé des établissements pénitentiaires pour mineurs, est-elle le symptôme de ce mouvement de balancier qui penche à nouveau vers une défiance envers la jeunesse ?
Depuis la fin des années 1990, il y a une crispation indéniable face à la jeunesse et la réponse politique tend à être plus répressive. Mais reste à savoir quelle est l’attitude des professionnels face à cette injonction. Après l’ordonnance de 1945, les archives judiciaires ont montré qu’il a fallu 30 ans pour que les comportements changent. Il y a toujours un écart entre la demande politique et la réaction des professionnels sur le terrain.