Derrière les portes des cathédrales, l'histoire en filigrane
Les cathédrales ne furent pas toujours vouées au seul recueillement. Longtemps lieux de sociabilité, les pieux édifices furent aussi le théâtre d’une myriade de comportements profanes.
Notre-Dame de Paris était autrefois (ici vers 1350) enserrée dans le dense tissu urbain de la cité. Son parvis n’a été dégagé qu’au 19e siècle.
C ’est un sermon aux accents surréalistes. Au cours d’une de ses homélies, Jean Geiler de Kaysersberg, prédicateur à la cathédrale de Strasbourg de 1478 à 1510, se mit à tonner contre les seigneurs qui venaient assister à l’office divin en tenue de chasse, oiseau de proie au poing, suivis de leur meute de chiens. Quelques décennies plus tard, en Italie, le cardinal et archevêque de Milan Charles Borromée, exaspéré de voir les paysans traverser sa cathédrale avec leurs troupeaux de porcs, prit quant à lui un parti radical : boucher les portes du transept, qui était le plus court chemin entre le nord et le sud de la ville.
C’est peu dire que l’atmosphère toute de componction qui enveloppe aujourd’hui ces édifices leur a longtemps été étrangère. Comme les vastes parvis, hérités du 19e siècle, qui les isolent dans une solitude hautaine. Au Moyen Âge et à la Renaissance, les cathédrales sont cernées par le lacis des ruelles, les échoppes venant s’adosser jusque sur leurs murs. La vie de la cité bat leurs flancs et sa bigarrure tapageuse s’engouffre assez librement dans les nefs. C’est que la monumentalité des lieux (environ 5 500 m² au sol pour la cathédrale de Paris, 8 000 m² pour celle d’Amiens) offre le plus grand espace de rassemblement couvert des villes.
Sous les augustes voûtes se pressent des foules profondément pieuses mais guère recueillies. Riches et gueux, hommes et femmes s’y côtoient dans un brouhaha où s’échangent des nouvelles, se concluent des affaires ou s’entament des conversations galantes. Les commerçants avec leurs denrées y croisent les malades qui défilent dans l’espoir d’une guérison. D’innombrables mendiants voisinent à leurs abords, que des «chasse-gueux» tentent de maintenir à distance pour qu’ils ne concurrencent pas la quête. Des cohortes de pèlerins passent même parfois la nuit sur place. À la cathédrale de Chartres, les veilles de grandes fêtes religieuses, ils envahissent nef et déambulatoires, dormant sur de la paille, occasionnant «inconvénients, infections et ordures», disait ainsi un chanoine en 1531. Le clergé a beau pester, l’usage perdurera jusqu’au 17e siècle.
« La cathédrale est trop souvent regardée comme une machine architecturale », souligne Mathieu Lours, chercheur associé à l’École pratique des hautes études, dont le dernier ouvrage, La Grâce des cathédrales, vient de paraître. « Or ce n’est pas un monument hiératique, mais un monde de vie. » D’autant que le distinguo contemporain entre religieux et profane n’opérait pas autrefois, insiste l’historien. « Le sacré était partout, comme le profane. Ce qui importait au Moyen Âge, c’étaient le seuil et la hiérarchisation. On savait que le parvis était moins sacré que la nef et que la nef était moins sacrée que le chœur – l’autel étant le saint des saints. La nef était dévolue au peuple de Dieu. Elle a longtemps été dépourvue de chaises. On ne s’y assoit que depuis le 19e siècle. Avant, c’était un espace de déambulation et de passage des processions lors des grandes fêtes, où l’on se pressait pour entendre la messe, sans voir ce qui se passait dans le chœur. Dans l’esprit des gens, plus c’était sacré, moins on devait voir. »
Même les dévotions font l’objet d’incessants va-et-vient. Les cathédrales comptent alors des dizaines d’autels abritant des reliques et une multitude de chapelles où les chanoines enchaînent les messes à la mémoire de défunts ayant monnayé leur célébration pour assurer le salut de leur âme. La messe principale elle-même, dont le déroulé en latin échappe en grande partie à la compréhension des fidèles, voit l’assistance s’absorber dans des pratiques individuelles, les uns priant, d’autres lisant leur livre d’heures, ou discutant avec leur voisin.
Les conversations allaient bon train dans les cathédrales, comme ici, à Anvers.
L’Église a longtemps regardé avec indulgence cette assemblée d’ouailles remuantes. « Le clergé tolère ces comportements, note Mathieu Lours, considérant que le peuple est ainsi fait. La volonté de discipliner les corps et les voix est une idée de la Contre-Réforme, au 16e siècle. » Le clergé prend toutefois soin de s’isoler du tapage des laïcs en faisant ériger, dès la fin du 13e siècle, des jubés, des clôtures monumentales séparant le chœur de la nef.
Les divers règlements relatifs à la cathédrale de Strasbourg, les seuls à ne pas avoir été détruits après la Révolution, révèlent la longue litanie des écarts de conduite des fidèles. Des comportements qui peinent à s’amender, à en juger par l’inflation des interdictions entre la fin du 15e siècle et le début 16e siècle. On y défend aux enfants et aux jeunes gens de se livrer à des batailles de boules de neige dans l’édifice, ou de lancer des pierres sur les hirondelles qui volent dans la nef, ou encore de viser les nids sous les voûtes avec des sarbacanes. Les déviances des adultes sont aussi brocardées. Un règlement de 1470 dispose que « personne, noble ou non, riche ou pauvre, ne doit aller et venir, flâner ou se pavaner dans la cathédrale alors qu’on y célèbre la messe » sous peine de devoir s’acquitter d’un sou d’amende. « Les maçons et les charpentiers, poursuit le document, ne doivent pas non plus tenir de conversation dans la cathédrale, ils ne doivent pas y discuter de contrat sous peine de l’amende susdite […]. De même, les avocats, les tuteurs, les huissiers de justice. »
Sans parler des prostituées, qui viennent agiter leurs appas sous le nez des fidèles jusque sur les marches de l’autel, « observ[ant] les gens comme si elles n’avaient que faire de la messe et qu’elles étaient au marché aux puces, pour savoir quel homme elles préféreraient avoir comme client ». Le racolage perdurera longtemps dans les cathédrales. Au 17e siècle, les prostituées sont encore si communes dans celle de Paris qu’on les surnomme les « filles de Notre-Dame » !
On pousse parfois le vice à se battre, voire à s’entretuer entre ces vénérables murs. À Laon, en 1112, l’évêque fait assassiner un envoyé du roi de France venu l’interroger sur le conflit qui l’oppose à la ville. Le prélat finira le crâne fracassé par les habitants, qui mettront le feu au palais épiscopal, lequel se propagera à la cathédrale. En 1638, à Notre-Dame de Paris, la procession du 15 août voit le président de la Cour des comptes et celui du Parlement en venir aux mains pour savoir qui rentrera en premier dans le chœur. L’époque ne badine guère avec les questions de préséance.
Ces vastes édifices ont également servi de refuge face aux menaces extérieures. « C’est le cas des cathédrales fortifiées du sud de la France, qui disposaient d’une salle haute où les habitants et le clergé pouvaient s’abriter lors des incursions sarrasines ou des troubles liés à la guerre contre les Albigeois, rappelle Mathieu Lours. La cathédrale d’Agde était du reste pourvue de mâchicoulis et celle de Béziers de créneaux. »
Échoppes et tavernes apportaient de l’animation jusqu’aux parvis – ici à Rouen.
La politique s'est également frayé un chemin dans certains monuments. Notre-Dame de Paris a ainsi accueilli la première assemblée des états généraux en 1302. En Italie et dans le Saint Empire romain germanique, il n’est pas rare que les échevins s’y réunissent.
« Il existe des revendications des villes sur l’espace des cathédrales en Italie et dans le Saint Empire romain germanique, note Mathieu Lours. Il arrive même que les évêques, de propriétaires, se retrouvent locataires en cours de chantier. Lorsque la cathédrale appartient à la ville, elle se politise. À Rome, à Saint-Jean-de-Latran, le roi de France a le droit d’entrer à cheval dans la cathédrale, pour montrer sa proximité avec le pape et affirmer son pouvoir au sein de la chrétienté d’Occident. »
Au-delà des usages que les laïcs leur imposent, la liturgie elle-même contribue à faire des cathédrales de vibrants lieux de culte. Car le clergé a le sens du spectacle. Le théâtre compte ainsi parmi les instruments d’édification des fidèles. En témoignent les mystères, ces pièces données avant Pâques et à Noël sur les parvis, qui mettaient en scène la vie du Christ ou des saints. À la Pentecôte, des fleurs pleuvent sur l’assemblée des croyants depuis les voûtes. Parfois, ce sont des bouts de papier enflammés, destinés à symboliser le Saint-Esprit, ou encore du pain, voire des gâteaux.
À Milan, toute une machinerie fait voler des anges de carton dans le Duomo. Dans la cathédrale Saint-Étienne d’Auxerre, le jour de Pâques donne lieu à un rituel unique en son genre : au son de l’orgue, les chanoines dansent avec une pelote (une balle) dans le labyrinthe représenté sur le pavement de la nef. Certains historiens ont interprété cette tradition comme étant une forme d’expression de l’harmonie céleste.
Plus baroque encore sont les fêtes cléricales attestées dans de nombreuses villes à partir du 12e siècle. Ces rites d’inversion fondés sur le renversement des hiérarchies, parenthèses de défoulement codifié, servaient de catharsis dans un univers strictement réglé. Et rappelaient aussi aux clercs la vanité de la condition humaine. Le 28 décembre, la fête des Innocents voit ainsi les enfants de chœur élire un évêque parmi eux, qui revêt l’habit épiscopal et dit une messe parodique. Le 1er janvier, à Sens et à Beauvais, avait lieu la fête de l’Âne, en référence à celui qui porta la Vierge Marie. L’un de ces animaux pénétrait alors dans la nef pour une célébration burlesque, où des boudins et des saucisses étaient utilisés comme encensoirs, et où les fidèles entonnaient des chants ponctués de braiments.
Chez les clercs et les laïcs, les hiérarchies sociales étaient inversées lors des fêtes des Fous.
« Le christianisme s’insère dans des traditions qu’il perpétue avec la volonté de sacraliser les fêtes profanes, souligne Mathieu Lours. Le clergé est par ailleurs constitué d’hommes qui appartiennent à la société médiévale et qui savent le rôle que ces fêtes jouent dans la cohésion sociale. Le clergé du Moyen Âge n’est pas intégriste. Ce sont surtout les moines qui ont un regard normatif. Le rigorisme du clergé séculier se manifeste après le concile de Trente, dans la seconde moitié du 16e siècle, en réaction aux protestants qui dénoncent les fêtes des Fous comme antibibliques. C’est pour leur répondre qu’on les supprime. »
Si ces réjouissances disparaissent, un parfum profane flottera encore un temps dans les cathédrales. Celles d’Amiens et de Paris accueilleront jusqu’au 18e siècle des joutes littéraires en l’honneur de la Vierge.
Cet article a initialement été publié dans le numéro 269 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine