En 1935, les États-Unis ont bombardé un volcan en éruption
Est-il possible de faire dévier une coulée de lave dévastatrice ? À Hawaï, l’armée américaine a tenté de le faire en bombardant le Mauna Loa, en 1935.
Vue aérienne qui montre l’explosion d’une bombe larguée sur le Mauna Loa lors de l’éruption de 1935. Ce matin de décembre là, l’armée américaine a largué vingt bombes de 270 kg sur la coulée de lave pour faire dévier la roche en fusion et l’empêcher d’atteindre la ville de Hilo.
Lorsqu’il est entré en éruption en 1935, le titanesque Mauna Loa s’est mis à déverser des serpents de roche liquide chauffés au rouge qui sont allés ramper vers la ville de Hilo et ses 16 000 habitants. D’ordinaire, lors d’une éruption, il n’y a pas grand-chose à faire hormis s’enfuir. Mais cette année-là, des scientifiques ont décidé de faire les choses différemment.
Le 27 décembre, une petite escadrille de biplans Keystone B-3 et B-4 a survolé les torrents de lave qui menaçaient Hilo et y a largué vingt bombes contenant plus de trois tonnes de TNT.
C’est une puissance de feu phénoménale mais ce bombardement n’avait pas pour but de détruire le Mauna Loa, ni même de faire cesser son éruption ; seulement de défléchir le danger en faisant s’effondrer les chenaux et les tunnels creusés par la lave qui se dirigeait droit vers la ville. Cette campagne militaire a constitué la toute première tentative de rediriger de la lave avec des explosifs, et ça n’a pas été la dernière.
À ce jour, aucune tentative de déviation d’une coulée de lave n’est parvenue à empêcher une catastrophe de se produire. Si le volcan continue de cracher de la roche en fusion, toutes les contre-mesures seront vaincues, qu’importe la technologie. « Vous pouvez retarder les choses », affirme Tobias Dürig, volcanologue de l’Université d’Islande. « Mais à la fin, c’est le volcan qui l’emporte. »
Pourtant, selon Amy Donovan, volcanologue de l’Université de Cambridge, ce n’est pas une entreprise totalement désespérée. Défléchir ou faire dévier une coulée de lave « peut vous faire gagner du temps pour évacuer, explique-t-elle. Cela donne le temps aux gens de rassembler leurs affaires. »
Faut-il avoir recours à des bombardements stratégiques lors d’éruptions volcaniques pour protéger les populations et les villes ? Comme souvent dans la vie, la réponse est compliquée. Cette méthode de limitation d’une catastrophe par le feu peut fonctionner mais seulement sous certaines conditions très particulières qui ne dépendent parfois que du facteur chance.
Sur ce cliché pris en octobre 2021 à La Palma, aux îles Canaries, la Cumbra Vieja fait jaillir de la lave vers le ciel. L’éruption, qui n’est toujours pas terminée, a détruit des centaines de maisons et a forcé des milliers de personnes à évacuer.
L'ENFER HAWAÏEN
Le Mauna Loa est tristement célèbre pour son hyperactivité. Face à ses éruptions prolifiques au cours des derniers siècles, les habitants de Hilo (la ville compte aujourd’hui 45 000 âmes) ont eu recours à diverses méthodes pour protéger leurs biens et leur vie.
Été 1881. En proie à une éruption comminatoire, les habitants érigent de petits murs de pierre mais l’impétueuse rivière de lave ne tarde pas à les submerger. La princesse Ruth Ke’elikōlani se dépêche sur les lieux pour implorer Pele, la déesse du volcan, et lui faire des offrandes, notamment du brandy et des foulards. Peu après, la coulée de lave s’arrête. Cela n’est pas dû aux prières de la princesse, quoique les autorités n’aient pas n’ont plus eu besoin de mettre à exécution leur plan de faire exploser l’avant de la coulée avec des quantités pharaoniques de poudre à canon comme ils le voulaient.
Novembre 1935. Le Mauna Loa entre à nouveau en éruption et des responsables repensent à cette idée explosive. Au 23 décembre, la lave est à deux doigts de déborder dans la source de la rivière Wailuku qui abreuve Hilo. Non seulement la lave se dirige droit vers la ville, mais les chenaux et les tunnels qu’elle creuse l’emprisonnent et maintiennent la roche en fusion plus longtemps que si elle était à l’air libre.
Après s’être concerté avec ses collègues, Thomas Jaggar, fondateur et directeur de l’Observatoire volcanologique d’Hawaï, décide qu’il est inenvisageable de ne rien faire.
« Je ne crois pas qu’on ait déjà bombardé un volcan avec l’idée de le faire s’arrêter », commente Arianna Soldati, volcanologue de l’Université d’État de la Caroline du Nord. Mais à l’époque, Thomas Jaggar se dit qu’en détruisant en partie les chenaux et les tunnels, la lave se répandra dans d’autres directions et que cela fera obstacle à la coulée qui s’achemine vers Hilo.
On envisage brièvement d’envoyer des hommes poser des explosifs à pied mais on abandonne rapidement l’idée. À la place, Thomas Jaggar envoie une requête à l’armée américaine pour lui demander s’il serait possible de larguer des bombes depuis le ciel. Le 27 décembre, quatre jours après sa requête, dix biplans de l’armée américaine survolent deux cibles et y lâchent leur cargaison de bombes MK I, qui pèsent chacune plus de 270 kg.
Le 2 janvier 1936, la coulée de lave s’arrête. Hilo l’a échappé belle une nouvelle fois. Thomas Jaggar déclare que c’est la conséquence directe de la campagne de bombardement mais des pilotes et des géologues expriment des doutes. Plusieurs bombes ont raté leur cible, et celles qui sont tombées au bon endroit n’ont pas l’air d’avoir provoqué les changements topographiques escomptés. D’ailleurs, par pure coïncidence, le rythme de production de lave a chuté au moment du bombardement. Voilà un événement qui fournit une explication plus simple à l’arrêt subit de cette coulée dangereuse.
Avril 1942. Le Mauna Loa connaît un nouveau paroxysme volcanique. On entreprend une nouvelle campagne de bombardement, cette fois avec le souci de ramener l’obscurité : on est alors en pleine Seconde Guerre mondiale et la lumière émise par la lave pourrait permettre aux aviateurs ennemis de se repérer. Mais à l’instar de ses prédécesseures, l’explosion n’a pas vraiment d’effet sur la coulée, comme nous l’apprend Hannah Dietterich, géophysicienne de l’Observatoire volcanologique d’Alaska. Aussi dévastateurs soient-ils, ces explosifs ne peuvent tout simplement pas rivaliser avec la puissance de la roche en fusion.
Cinquante ans plus tard, à l’autre bout du monde, des autorités faisant face à une potentielle catastrophe volcanique décideront de donner aux explosifs une nouvelle chance de briller. Et cette fois-ci, ils feront l’affaire.
LES LEÇONS DE LA MÉDITERRANÉE
L’Etna est un volcan sicilien vertigineux connu pour être quasi-constamment en activité. Il est en éruption par intermittence depuis septembre 2013 et, depuis le début de l’année 2021, se livre à des emportements à couper le souffle quoique globalement inoffensifs ; il produit notamment des fontaines de lave hautes comme des gratte-ciel.
La convulsion magmatique qui a eu lieu de 1991 à 1993 « fut la plus longue et plus volumineuse éruption de l’Etna de ces 350 dernières années », comme le rappelle Boris Behncke, volcanologue de l’Institut national de géophysique et de volcanologie (INGV). La lave menaçait la ville de Zafferna Etnea et ses 9 500 habitants et les autorités ont dû se montrer créatives.
Sur cette image saisie par la navette Endeavour en 1994, on voit le sommet de l’Etna surplombant le paysage.
Il se trouve qu’une éruption de moindre ampleur survenue en 1983 avait permis d’essuyer les plâtres en matière de bombardement de coulées de lave sur les flancs l’Etna. Cette année-là, la roche en fusion a recouvert des champs et s’est approchée tout près d’une ville des environs. Voyant là une occasion intéressante, et portées par l’opinion qui voulait faire dévier la coulée, les autorités prennent la décision de déployer des explosifs.
Par souci de précision, des ingénieurs sont allés les poser à pied et les ont fait glisser dans de petits tunnels creusés le long des chenaux de lave. Mais la lave a cuit ces tunnels à blanc et les ingénieurs « craignaient que les charges explosent trop tôt s’ils les placaient dans ces trous incandescents », comme l’explique Boris Behncke. Les ingénieurs ont alors pulvérisé de l’eau dans les tunnels pour les refroidir mais cela a engendré des fluctuations de température spectaculaires qui ont déformé les chenaux de lave et entraîné un débordement de roche en fusion par-dessus leurs bords avant même qu’on puisse poser les explosifs.
Cette tentative a été un échec ; les explosions ont créé un nouveau passage (non dangereux) pour la lave mais la coulée n’a pas vraiment changé de direction et l’ouverture s’est rapidement refermée. Pourtant, cela a été un moment pédagogique important pour les services de secours qui ont pu se préparer aux événements qui devaient se produire près de dix ans plus tard.
Quand l’Etna est à nouveau entré en éruption en 1991, on a érigé des barrières en terre pour tenter de contenir la coulée de lave. Mais elles ont vite été dépassées. Arrivé au printemps 1992, « une bonne partie de la lave avait fait surface et coulait dans des tunnels de lave, ce qui est un excellent mécanisme de survie pour une coulée de lave », explique Boris Behncke. À un moment, on appelle même l’armée américaine en renfort. Au lieu de larguer des bombes, on opte pour des blocs de béton : plusieurs hélicoptères se sont placés en vol stationnaire au-dessus d’une lucarne dans un tunnel de lave et y ont largué les blocs dans l’espoir de refouler la coulée de lave à l’intérieur, en vain.
En mai 1992, des ingénieurs ont décidé d’essayer une tactique semblable à celle mise en œuvre en 1983. Un chauffeur de camion-benne héroïque a d’abord frayé un chemin sécurisé vers le sommet de la montagne. Les équipes ont ensuite pu méticuleusement creuser dans le flanc d’un tunnel de lave, créer une ouverture, et y insérer des explosifs. Cette fois-ci, ils savaient exactement où placer leurs sept tonnes de garniture volatile pour obtenir le résultat escompté.
« Ils ont allumé cette charge de dynamite énorme et ont fait exploser tout ça en mille morceaux », raconte Boris Behncke.
La lave s’est en grande partie déversée dans une série de chenaux artificiels où elle a refroidi et durci. Quelques heures plus tard, la coulée de lave qui menaçait Zafferna Etnea était figée. « Ça a été une opération couronnée de succès », déclare Boris Behncke. Le salut temporaire de la ville s’est consolidé quand, peu de temps après, l’Etna s’est apaisé.
BOMBARDER OU NE PAS BOMBARDER ?
Pourquoi cette tentative a-t-elle fonctionné alors que les autres ont échoué ? Selon Hannah Dietterich, pour réussir, une opération de déviation d’une coulée de lave doit réunir plusieurs éléments cruciaux. Il faut qu’il y ait un tunnel ou un chenal qui puisse être drainé, il faut choisir précisément les endroits où on va les percer et il faut un endroit sûr vers lequel on puisse rediriger la lave.
« C’est un scénario très spécifique, et bien plus spécifique que le public le croit », déclare Sophia Tsang, qui fait des recherches sur les dangers liés aux coulées de lave à l’Université d’Auckland, en Nouvelle-Zélande. Il faut également que l’endroit de l’explosion se trouve sur une pente abrupte, car la lave va suivre le chemin le plus raide. L’Etna est un grand volcan avec des pentes très anguleuses. Les déclivités des volcans boucliers de Hawaï sont bien plus douces, c’est pour cela que dans bien des cas il ne sert à rien d’y employer des explosifs pour vider les chenaux de lave.
Les fissures se trouvaient bien en amont et il y avait le temps d’utiliser des explosifs pour faire dévier la coulée mais c’était sans compter sur les problèmes légaux. On peut tout à fait faire dévier une coulée qui file vers un site inscrit au Patrimoine mondial de l’UNESCO, mais si c’est pour la voir recouvrir un lotissement dernier cri, à quoi bon ?
« Il vous que vous puissiez la faire dévier vers un endroit où il n’y a rien, pas de propriétés privées, pas d’infrastructures, rien », explique Arianna Soldati. C’est rarement le cas. Les exemples fournis par l’éruption du Kilauea en 2018 et celle, en cours, de la Cumbre Vieja à La Palma sont parlants : dans les deux cas, des fissures volcaniques sont apparues juste à côté de maisons. Il aurait été inconsidéré d’y utiliser des explosifs.
Sur ce cliché réalisé en mai 2018, on voit des panaches s’élever de la forêt lors d’une éruption gigantesque du Kilauea, sur l’île principale de Hawaï. Les coulées de lave et les fontaines générée par l’éruption survenue dans le Bas-Puna, qui a duré tout le mois d’août, ont débordé sur des parcelles résidentielles et recouvert une autoroute.
« Vous allez toujours finir par déranger sérieusement quelqu’un », constate Amy Donovan.
De plus, de nombreux Hawaïens ont un lien spirituel avec les volcans de l’État. Les bombarder est une insulte.
LA VOIE DE LA PAIX
À en croire une étude réalisée il y a peu par Sophia Tsang et ses collègues, il existe d’autres façons, moins spectaculaires, de défléchir les coulées de lave.
En 1973, l’éruption de l’Eldfell, sur l’île islandaise de Heimaey, menaçait de réduire en cendres un port important du pays. Les secours ont réussi à ralentir la coulée de lave en l’arrosant d’eau de mer pendant cinq mois d’affilée. Cet effort homérique n’a pris fin que lorsque l’éruption elle-même s’est terminée. Et puis il est invraisemblable qu’on puisse avoir recours à cette méthode dans un endroit qui ne soit pas en bord de mer.
On utilise bien plus souvent des barrières conçues pour refouler ou rediriger la coulée de lave. « Il semble qu’elles permettent de gagner du temps de manière plus fiable qu’avec un bombardement », commente Sophia Tsang.
Sur ce cliché pris en avril 2021, on voit de la lave s’écouler de deux fissures sur le Fagradalsfjall, en Islande.
À l’inverse d’un bombardement, il est possible d’installer ces barrières autour d’un volcan avant qu’il entre en éruption. On parle même d’en installer autour du Nyiragongo, périlleux volcan de République Démocratique du Congo dont l’éruption a fait beaucoup de dégâts en mai dernier. Mais il n’est pas toujours possible d’être proactif de la sorte. Bien souvent, la lave jaillit de fissures ou d’ouvertures qui apparaissent de manière imprévisible sur des pans entiers d’un volcan. Cela complique la mise en place préventive de barrières.
« La lave n’est un fluide standard », déclare Stavros Meletlidis, volcanologue du National Geographic Institute en Espagne. Elle crée sa propre topographie et imprime une force de bulldozer et une chaleur écrasante à tout ce qui l’entoure. Elle agit comme une bête sauvage hadéenne qui change de direction et de vitesse sur un coup de tête.
Hannah Dietterich met en garde : quiconque essaie de mettre fin au saccage de l’éruption doit se souvenir qu’il est « tout à fait à la merci du volcan ».
Car quoi qu’on mette sur son chemin, avertit Amy Donovan, « si l’éruption dure, elle va de toute manière submerger toutes vos barrières et les grands trous que vous avez creusés. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.