Et si l'Homme était arrivé en Amérique des milliers d'années plus tôt ?
Les traces de pas découvertes dans le parc national des White Sands remettent en question les théories établies quant à l'arrivée des premiers humains sur le continent américain.
Une série d'empreintes découverte par les chercheurs dans le parc national des White Sands. Selon la nouvelle étude, ces empreintes auraient été laissées il y a 21 000 à 23 000 ans, à une époque où de gigantesques inlandsis auraient empêché l'Homme de migre vers le continent américain.
Les traces de pas auraient pu être celles d'un touriste arpentant pieds nus le parc national des White Sands, au Nouveau-Mexique, un adolescent aux pieds légèrement plats, les empreintes de chaque orteil et du talon précisément dessinées par une fine crête de sable.
C'est pourtant loin d'être le cas. Ces empreintes figurent parmi les plus anciennes traces laissées par l'Homme en Amérique et viennent s'ajouter à un ensemble grandissant de preuves soulevant des questions quant à l'arrivée des premiers humains sur ce continent inexploré.
Selon une étude publiée le 23 septembre dans la revue Science, ces empreintes ont été laissées dans la boue à proximité d'un ancien lac des White Sands il y a 21 000 à 23 000 ans, époque à laquelle de vastes étendues de glace auraient empêché l'Homme de se rendre en Amérique du Nord selon les scientifiques.
Le peuplement des Amériques fait l'objet de vifs débats depuis près d'un siècle et jusque récemment, la plupart des scientifiques avançaient que ce jalon de notre histoire ne pouvait pas remonter à plus de 13 000 ans. Cependant, un nombre croissant de découvertes suggère que l'Homme aurait foulé le continent américain des milliers d'années plus tôt. Par exemple, le site préhistorique de Monte Verde au Chili a été daté à 18 500 ans et celui de Gault au Texas à près de 20 000 ans. Cela dit, chaque nouvelle découverte déclenche la controverse au sein de la communauté scientifique.
Vision d'artiste de la vie sur les rives de l'ancien lac Otero, il y a plus de 20 000 ans.
Même si la découverte des White Sands ne clôt pas le débat, elle reste une source d'enthousiasme.
« Une découverte comme celle-ci, c'est un peu comme trouver le Saint Graal, » déclare Ciprian Ardelean, archéologue à l'université autonome de Zacatecas. Ardelean dirige les fouilles menées dans la grotte de Chiquihuite au Mexique, où les chercheurs pensent avoir trouvé une preuve d'activité humaine aux Amériques remontant à 30 000 ans.
« Je suis un peu jaloux de l'équipe pour cette belle découverte, mais c'est une jalousie saine. »
CRÉATURES LÉGENDAIRES ?
Les empreintes conservées dans les vastes étendues du parc national des White Sands attirent l'attention des scientifiques depuis les années 1930, après la découverte par un trappeur du gouvernement d'une surprenante empreinte de 55 cm de long par 20 cm de large. Il pensait avoir trouvé la preuve de l'existence du légendaire Bigfoot.
« Dans un sens, il n'avait pas tord, » indique David Bustos, responsable du programme de ressources du parc et auteur de la nouvelle étude. « C'était effectivement un grand pied (big foot en anglais), mais c'était celui d'un paresseux géant et non pas d'un humain. »
Depuis, l'étude minutieuse du parc national a révélé plusieurs milliers d'empreintes qui offrent autant de fenêtres sur les humains et les animaux du passé, certains disparus comme les paresseux géants et les mammouths qui arpentaient les rives de l'ancien lac Otero, une étendue d'eau dépassant les 4 000 km² et asséchée il y a environ 10 000 ans. Chaque empreinte a été moulée il y a des milliers d'années dans un sable riche en gypse dont la couleur pâle donne au parc son nom. Certaines finissent par être exposées à cause du vent et sont rapidement érodées par les éléments. D'autres empreintes, cachées sous le sable, ne sont visibles que par un œil averti capable de déceler la légère variation de couleur en surface les rares fois où le sol n'est ni trop humide, ni trop sec.
David Bustos dégage délicatement les multiples couches de sédiments pour faire apparaître les empreintes humaines.
Ces apparitions éphémères leur ont valu le surnom de « ghost tracks », ou empreintes fantômes. Chacune de ces empreintes marque l'endroit où l'un de nos lointains ancêtres s'est tenu il y a des milliers d'années.
« Il nous donne des frissons, » témoigne Kim Charlie, habitant du Pueblo Acoma, à propos du site. Bon nombre de tribus et villages amérindiens ressentent une connexion spirituelle avec les White Sands et Charlie est membre d'un comité du Tribal Preservation Program qui collabore avec les équipes de recherche pour assurer la préservation des empreintes.
Il n'a pas été facile de déterminer avec précision la période à laquelle le propriétaire de ces empreintes a foulé la boue des White Sands, indique Matthew Bennett, auteur de l'étude et géologue à l'université de Bournemouth en Angleterre. Le parc tout entier est un patchwork d'empreintes entrecroisées qui ont pu être laissées à des milliers d'années d'intervalle. Afin de dater fidèlement une empreinte, les chercheurs doivent trouver des couches de semences pouvant être datées à l'aide d'une analyse au radiocarbone, à la fois en dessous et au-dessus de la couche contenant les empreintes. De cette façon, les scientifiques peuvent fixer des limites inférieures et supérieures pour la datation des empreintes. Seulement voilà, saison après saison, la quête d'un site contenant à la fois semences et empreintes restait vaine.
Puis est arrivé ce jour béni de septembre 2019 lorsque Bustos et Bennett sont retournés près d'un escarpement qu'ils avaient visité plus d'une dizaine de fois auparavant. Ils savaient que la zone contenait d'anciens dépôts de semences, mais ils n'avaient encore jamais trouvé d'empreintes humaines. Ce jour-là en revanche, le vent avait exposé un ensemble d'empreintes indiscutablement humaines qui se terminaient dans un mont de sable. En dégageant les couches supérieures de sable, l'esquisse fantomatique d'une empreinte est apparue.
Ce modèle tridimensionnel met en évidence les empreintes traversant l'un des sites de fouille. La couleur varie selon la hauteur, des couleurs froides aux couleurs chaudes suivant l'augmentation de l'altitude.
« À ce stade, on s'est dit bingo, on a trouvé, » se souvient Bennett.
Une équipe comprenant archéologues, géologues, experts en datation, géophysiciens et un scientifique des données s'est alors constituée pour étudier le site de la taille d'un demi-terrain de basket. Les fouilles ont révélé huit séries d'empreintes distinctes, contenant 61 empreintes humaines laissées par 16 personnes au maximum, pour la plupart des enfants ou adolescents. Plusieurs couches d'empreintes étaient intercalées entre deux couches de sédiments contenant des graines de Ruppia, une plante aquatique.
La datation au carbone 14 de ces graines suggère que des humains et des animaux auraient emprunté ce même chemin recouvert d'herbe pendant au moins deux millénaires, de 21 000 à 23 000 ans en arrière. Bennett précise que cette date ne concerne que les empreintes de cet emplacement spécifique et non pas les nombreuses autres séries d'empreintes des White Sands, dont la date reste incertaine. Cela dit, l'âge canonique du site reste une découverte spectaculaire et l'équipe a tout à fait conscience de ce que représentent leurs résultats.
« Nous avons vraiment essayé de démontrer qu'elles n'étaient pas si anciennes, et nous échouons sans arrêt, » déclare Daniel Odess, archéologue, auteur de l'étude et scientifique en chef des ressources culturelles du National Park Service des États-Unis.
Les fouilles des White Sands ont révélé plusieurs couches d'empreintes laissées dans la boue du rivage sur plusieurs milliers d'années.
MUR DE GLACE
Bien que les dernières preuves soutenant une présence précoce de l'Homme en Amérique proviennent du désert, l'élément central du débat sur notre arrivée serait plutôt la glace. Alors que le monde entrait dans le dernier maximum glaciaire (DMG), entre 26 500 et 20 000 ans en arrière, les températures ont diminué et les glaciers ont commencé à retenir un volume d'eau de plus en plus important, ce qui a fait chuter le niveau des mers à plus de 120 mètres en dessous du niveau actuel. De multiples reliefs ont émergé des océans, y compris la Béringie, un pont naturel reliant l'actuelle Sibérie à l'Alaska qui aurait fourni aux humains le passage idéal pour relier les Amériques, selon les chercheurs.
Cependant, avec la chute des températures pendant le DMG, deux gigantesques inlandsis, le Laurentidien et la calotte de la Cordillère, ont recouvert ce qui est aujourd'hui devenu le Canada en formant un mur de glace presque ininterrompu de l'Atlantique au Pacifique, probablement déjà présent il y a 23 000 ans. Bon nombre de scientifiques soutiennent que l'Homme n'aurait pas pu se frayer un chemin vers le sud et le Canada avant le retrait de la calotte glaciaire.
Depuis le milieu du siècle dernier, le seuil pour ces premières migrations était fixé à 13 000 ans en arrière, avec l'émergence de la culture Clovis, un groupe connu pour ses outils en pierre caractéristiques. De nombreux scientifiques admettent aujourd'hui que les humains sont entrés aux Amériques il y a environ 17 000 ans, peut-être en empruntant des routes devenues praticables le long de la côte Pacifique avant la fonte des glaces continentales.
Cependant, les White Sands figurent parmi les quelques sites suggérant que les humains étaient déjà présents en Amérique du Nord au plus fort du dernier maximum glaciaire. Suite à la découverte annoncée l'année dernière selon laquelle des humains auraient occupé la grotte mexicaine de Chiquihuite il y a 30 000 ans, les détracteurs de cette étude se demandent si les roches ont été fracturées par des humains ou un phénomène géologique.
La même question revient inlassablement pour chaque site pré-Clovis, mais il ne fait aucun doute que les propriétaires des empreintes des White Sands étaient bel et bien humains : « C'est une évidence flagrante, » déclare Vance Holliday, auteur de l'étude, archéologue et géologue à l'université d'Arizona.
De plus, il n'y a pas qu'une seule série d'empreintes aux White Sands, mais bien plusieurs couches d'activité humaines datées à plus de 20 000 ans. « Si vous n'aimez pas cette couche, pas de problème, en voici une autre, » plaisante Bustos. « Vous ne l'aimez pas non plus ? Prenez celle-là. »
QUESTION DE CARBONE
Cela n'empêche pas certains scientifiques de remettre en question la fiabilité de la datation des empreintes obtenue par l'équipe de chercheurs. Pour Loren Davis, archéologue à l'université d'État de l'Oregon, il est important de recourir à une seconde méthode de datation pour confirmer les résultats obtenus par le radiocarbone ; il évoque notamment les phénomènes appelés effet « eau dure » ou effet « eau douce » qui peuvent fausser la datation.
Cela se produit lorsque des plantes aquatiques, comme l'herbe Ruppia analysée dans les White Sands, captent le carbone des éléments dissous dans leur environnement humide. En présence de « vieux carbone », comme de la roche carbonatée, les plantes vont l'intégrer à leur organisme, ce qui peut produire une datation au radiocarbone plus ancienne que la réalité. En revanche, les plantes terrestres ne subissent pas ces effets, car elles captent le carbone de l'atmosphère où les proportions de carbone radioactif et non radioactif sont relativement constantes. L'équipe a étudié le potentiel d'effet « eau douce » et a conclu qu'il était négligeable.
Bien que les preuves avancées par l'équipe ne puissent pas démontrer l'absence d'un tel effet, elles suggèrent tout de même que son impact potentiel reste plutôt faible, indique Bente Philippsen, spécialiste de la datation au radiocarbone à l'université d'Aarhus, non impliquée dans l'étude. Philippsen ajoute que la plupart des effets « eau douce » sont de l'ordre des centaines d'années, et non pas des milliers. « L'effet le plus intense que j'ai pu mesurer ne dépasse pas les 2 000 ans, » explique-t-elle. « Même en supposant que l'effet eau douce des White Sands soit aussi important, cela ne changerait pas la conclusion selon laquelle ces empreintes ont plus de 20 000 ans. »
Spécialiste en géochronologie externe à l'étude chez Stafford Research dans le Colorado, Thomas Stafford reconnaît quant à lui la fiabilité de la datation et salue la rigueur de l'étude. « Cela leur a demandé beaucoup de temps et tout a été très bien réalisé. »
Il sera probablement difficile d'obtenir une autre confirmation de la datation. L'équipe a tenté d'appliquer une méthode utilisant de l'uranium, mais les échantillons ne se prêtaient pas vraiment à cette analyse, explique Jeff Pigati de l'Institut d'études géologiques des États-Unis, qui a étudié les prélèvements végétaux. Davis évoque d'autres techniques, comme la luminescence optiquement stimulée (OSL, Optically Stimulated Luminescence) qui pourrait aider à confirmer la période. Cependant, Stafford ajoute que cette technique peut avoir de très grands écarts-types, ce qui n'aiderait pas tellement dans la confirmation. Néanmoins, l'équipe cherche encore à perfectionner la méthode de datation à l'uranium et à obtenir une datation par OSL en vue de confirmer ses résultats.
« Moi le premier, je serai très heureux si cela est confirmé, » déclare Davis, avant d'ajouter « je pense simplement qu'il est encore tôt pour sabler le champagne et se dire que c'est fini, on a réussi. »
REMISE À ZÉRO
Si la datation de ces empreintes fait l'objet d'une telle attention, c'est parce que si elle est confirmée, la découverte d'une présence humaine sur le continent américain pendant le dernier maximum glaciaire exigerait de la part des scientifiques de repenser les théories sur l'arrivée de l'Homme dans le Nouveau Monde. Se serait-il frayé un chemin sur des routes intérieures avant que les portes glaciales du DMG ne se referment ? Ou aurait-il navigué le long des côtes prises par la glace ?
« Plus important encore, cela nécessiterait de repenser notre façon de travailler en archéologie, » ajoute Davis, « car personne n'étudie des gisements vieux de 22 000 ans. »
Par le passé, reprend Stafford, il est arrivé que des scientifiques lui envoient des éléments à dater au radiocarbone en lui demandant de stopper l'analyse une fois atteint l'âge de 13 000 ans. Aujourd'hui, ce seuil se rapproche des 18 000 ans, poursuit-il, mais de telles limites ont peut-être empêché les études antérieures de faire des découvertes encore plus anciennes. « Si vous ne cherchez pas, vous ne trouverez pas, » résume Stafford. « C'est pourquoi il y a si peu de sites. »
Ardelean espère que l'étude des White Sands incitera les scientifiques actuels ainsi que les futures générations d'étudiants à poser un regard nouveau sur les premières migrations humaines vers les Amériques. Il est consterné de voir à quel point les interminables controverses ont dissuadé ses anciens étudiants de poursuivre l'étude de la préhistoire américaine.
Après plusieurs décennies passées à se concentrer sur une culture Clovis âgée d'à peine 13 000 ans, un vent de changement semble finalement souffler sur la discipline. « Je pense qu'on ne va plus parler de possibilités pré-Clovis, » indique Ardelean. « On parlera de pré-White Sands et post-White Sands. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.