Toscane : le Palio de Sienne, à bride abattue
Chaque été, Sienne vibre au rythme du Palio, un rituel équestre immémoriel au coeur de la vie sociale de la cité Toscane, aujourd'hui en pleine réinvention.
Jockeys et chevaux s’engagent dans la cruciale « Curva di San Martino », lors de l’édition 2018 du Palio. Les chutes ne sont pas rares et la zone est désormais ceinte de protections, comme dans les courses automobiles.
Retrouvez cet article dans le numéro 307 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine
À Sienne, l’année solaire est un concept abstrait. Dans la culture passionnelle des contrade, ces quartiers hérités du Moyen Âge qui structurent toute la cité, rien ne surpasse l’instant présent. Hic et nunc (« ici et maintenant ») convergent lors de moments singuliers imprégnés de traditions séculaires, qui atteignent leur paroxysme pendant le Palio, la plus célèbre course hippique d’Italie. Mais on aurait tort de croire que les quelques jours de ferveur entourant cet événement ne sont qu’une occasion, pour les Siennois, de revivre un glorieux passé. L’essence même du Palio réside dans la mise en lumière de ce qui est d’ordinaire dissimulé : la vie d’une communauté soudée aux spécificités affirmées, aux émotions fortes et aux secrets énigmatiques.
« Savoir interpréter le Palio n’est pas à la portée de tous. J’irais même jusqu’à dire que c’est une sorte de talent avec lequel on naît, ou pas, affirme Giampiero Cito, de la Contrada dell’Aquila (« contrada de l’Aigle »). Vous ne pouvez vraiment le comprendre que si vous baignez dans ce milieu depuis votre naissance, ou si vous avez connu, en grandissant, le déclic qui fait palpiter votre coeur lorsque vous vous sentez membre d’une communauté qui partage l’amour des mêmes couleurs que vous. »
La course est l’horizon des dix-sept contrade que compte la ville. Chacune se distingue par des armoiries propres avec un blason le plus souvent animalier – dragon, chouette, louve, oie, aigle, tortue... Bien plus que de simples quartiers, elles sont autant d’organisations communautaires, culturelles et d’entraide sociale qui animent la vie à Sienne. Leur atout le plus précieux est le tissu d’hommes et de femmes qui, au fil du temps, ont contribué au développement de chaque secteur, en y acquérant des biens immobiliers et en soutenant une vie locale dynamique riche d’initiatives visant à l’autofinancer, telles que des dîners et des activités culturelles. L’objectif premier est de maintenir l’équilibre économique qui permet d’affecter des fonds au Palio. Les contrade fonctionnent comme autant de micro-États qui adoptent et amendent leurs propres lois, préservant ainsi l’esprit de coopération entre les habitants tout en acceptant des dissensions internes qui remontent aux époques dominées par des élites aristocratiques.
Lorsque le cheval arrive à l’écurie, les enfants se précipitent pour voir le palefrenier s’en occuper – un intérêt précoce lié à la tradition locale.
Elles font partie intégrante d’une ville fragmentée et divisée, dont les origines remontent à l’époque romaine. Les courses hippiques étaient courantes dans les rues de Sienne bien avant que d’autres formes de compétition n’apparaissent… Se rassembler pour partager des loisirs permettait de renforcer les liens au sein d’une petite communauté alors en plein développement. Avec le temps, ce sentiment d’appartenance a été nourri par un profond patriotisme et une grande ferveur religieuse. Giovanni Antonio Pecci, un homme de lettres et historien siennois du XVIIIe siècle, affirmait que durant l’Antiquité pas moins de quarante-deux contrade animaient leurs fêtes avec des spectacles de gladiateurs, des joutes, des duels de buffles, des combats et chasses de taureaux. Ces divertissements originels mettaient l’accent sur les prouesses physiques et l’appartenance aux divers quartiers de la ville, marquée par des drapeaux particuliers et des costumes aux couleurs spécifiques. La Piazza del Campo, ou simplement le Campo, comme les Siennois surnomment la place en forme de coquillage située au coeur de leur ville, était déjà prévue pour accueillir la scène grandiose de la vie locale. Au cours du Moyen Âge, les jeux traditionnels ont peu à peu cessé d’intéresser la population, jusqu’à l’année 1632 où le Campo a accueilli sa première course hippique. C’est au xviiie siècle que les piliers actuels du Palio ont vraiment pris forme, avec l’instauration de deux courses successives, le Palio di Provenzano, qui se tient le 2 juillet, et le Palio dell’Assunta, qui a lieu le 16 août. Soit deux compétitions, qui sont aussi deux fêtes religieuses en l’honneur de la Vierge Marie.
La course se déroule sur le contour extérieur du Campo, où la piste est aménagée ; les jockeys, revêtus des couleurs officielles de leur contrada, s’y affrontent sur trois tours, le gagnant étant le premier cheval à franchir la ligne d’arrivée – avec ou, comme cela s’est parfois produit, sans cavalier sur le dos. Seules dix contrade concourent, choisies par tirage au sort, en raison de l’étroitesse de la piste.
Le Palio cristallise les rivalités entre les différents quartiers, tout à la fois mise en scène ritualisée des divisions de la ville et catharsis. Sur et en dehors de la piste, tous les coups sont permis. « Le Palio reflète la vie dans un monde complexe et contradictoire, où le bien et le mal, la chance et le talent, ainsi que les prières et les fourberies peuvent coexister », explique Luca Venturi, le photographe de ce reportage, lui-même membre de la Contrada del Drago (« contrada du Dragon »), qui documente la course et ses coulisses depuis des années.
La pluie s’est abattue juste avant la troisième épreuve du Palio d’août 2023, entraînant son annulation. La tempête a laissé place à un décor inédit : une place vide le jour de l’épreuve.
Il est de notoriété publique que le Palio peut être influencé par des pots-de-vin et des affaires commerciales, ce qui ajoute à la complexité de cette très ancienne tradition. L’ambivalence de la figure des jockeys, surnommés « les assassins », souligne cette dimension de la course. Ceux-ci mènent une existence rude, rythmée par des entraînements qui ont lieu toute l’année, y compris au coeur de l’hiver.
En dépit de leur image de professionnels semblables aux sportifs d’autres disciplines, ils restent, dans l’imaginaire collectif siennois, des figures ambiguës, sortes de mercenaires qui aspirent à réussir… mais aussi à tromper. Car, dans l’histoire du Palio, des cavaliers ont trahi leur contrada, et certains ont été victimes de vendettas. Cependant, la sanction la plus sévère qu’ils puissent subir est peut-être l’oubli, lorsque le Capitaine, la personne en charge de la stratégie de la course au sein de chaque quartier, les ignore les mois précédant ou suivant l’affectation des chevaux. Surveillés nuit et jour, ils font l’objet de mesures de protection, contre les menaces d’autres contrade mais aussi contre eux-mêmes et l’éventuelle tentation de se laisser corrompre pour perdre la course. « Les chevaux sont les seuls qui n’acceptent pas d’argent », répond une vieille femme à qui l’on demande si ces hommes sont dignes de confiance.
