Il était venu pour conquérir l'Amérique, un naufrage changea sa vie

Le conquistador Cabeza de Vaca rencontra de nombreuses communautés indigènes pendant son exploration des Amériques. Ayant vécu avec eux pendant presque une décennie, il devint célèbre pour son récit de survie.

De José Garrido Palacios
Publication 14 août 2024, 11:00 CEST

Cabeza de Vaca (représenté sur cette statue de bronze) voulait participer au processus de colonisation de l'Amérique.

PHOTOGRAPHIE DE José Garrido Palacios

Lorsqu’un groupe de colons européens tomba nez à nez avec treize indigènes dans le nord du Mexique en 1536, ils s’attendaient à ce qu’ils prennent la fuite. Au lieu de cela, les indigènes s’avancèrent vers les colons. Parmi eux se trouvaient des personnes qui semblaient européennes, l’une d’entre elle parlait même très bien l’espagnol.

Cet homme, Álvar Núñez Cabeza de Vaca, et trois autres de ses compagnons avaient passé presque une décennie à vivre parmi les autochtones, dans la partie sud-est de l’Amérique du Nord. Ils étaient les survivants d’une flotte coloniale composée de 600 hommes. Pendant leur périple de huit ans, Cabeza de Vaca bouleversa la conquête traditionnelle des Amériques, passant d’une logique de domination à une logique de coopération et d’échange.

 

DES EXPÉDITIONS COLONIALES

Cabeza de Vaca, qui signifie « Tête de Vache » en français, est un nom de famille surprenant et particulier en espagnol, et pourtant, c’est un nom tout à fait adapté à la vie et aux voyages de l’Espagnol Álvar Núñez Cabeza de Vaca. Il naquit aux alentours de 1488, quelques années avant que Christophe Colomb ne jette son dévolu sur ce que les Européens appelleraient plus tard l’Amérique. Fils d’une famille noble, Cabeza de Vaca grandit à Xérès, dans le sud de l’Espagne. La récente expansion coloniale de l’Espagne dans les Amériques a transformé le port voisin de Cadix en un lieu où les marins reviennent conter des récits extraordinaires sur cet étrange nouveau continent à l’Ouest. Plus tard, dans son carnet de voyage, La Relación, Cabeza de Vaca racontera son épopée.

 

L’HISTOIRE DERRIÈRE LE SURNOM

Cabeza de Vaca se tient debout sur un bateau avec lequel il navigue le long de la côte du Golfe du Mexique sur cette gravure du 19e siècle.

D’après la légende, Cabeza de Vaca devait son nom particulier à un ancêtre du 13e siècle, un berger du nom de Martín Alhaja. Lorsque les chrétiens espagnols affrontèrent les forces musulmanes pour reconquérir le sud de l’Espagne, Alhaja fut reconnu pour avoir aidé les Chrétiens dans la bataille de Las Navas de Tolosa en 1212, en Andalousie. Il marqua d’une tête de vache un passage secret dans les montagnes, ce qui permit au roi Sancho de Navarre de lancer son attaque surprise contre les forces musulmanes. En signe de reconnaissance, le roi attribua le nom de Cabeza de Vaca à toute sa descendance.

Dans sa jeunesse, Cabeza de Vaca combattit en tant que soldat dans les guerres qui opposèrent l’Italie et l’Espagne. Durant sa trentaine, il se détourna de la vie militaire et chercha une occasion de participer à la colonisation de l’Amérique. En 1526, la nouvelle circula qu’une nouvelle expédition serait commandée par Pánfilo de Narváez, rival d'Hernán Cortés, qui vainquit les Aztèques lors de la conquête du Mexique.

De Narváez obtint l’autorisation de conquérir le territoire nord du Golfe du Mexique, entre le Texas et la Floride d’aujourd’hui. Il réunit une flotte de 600 hommes au total, nommant Cabeza de Vaca trésorier de l’expédition, un poste important. La flotte, qui transportait également des Africains réduits en esclavage, quitta Sanlúcar de Barrameda, sur la côte sud de l’Espagne, le 17 juillet 1527.

L’expédition rencontra des difficultés dès le début. De nombreux marins désertèrent et une tempête avala deux vaisseaux sur la côte sud de Cuba. Malgré tout, De Narváez continua son voyage en Floride, et au printemps 1528, il atteignit finalement Tampa.

En septembre, de Narváez prit la décision fatidique de séparer l’expédition en deux, encouragé par la promesse de nourriture et d’or au nord de la province d’Apalachee. Pendant que les vaisseaux restants continueraient de rechercher un endroit sûr pour s’amarrer, le reste de l’équipage, soit environ 300 hommes, s’aventurerait donc à l’intérieur des terres de l'actuelle Floride, en quête des richesses promises.

De Narváez et Cabeza de Vaca firent partie de l’expédition à terre en Floride, avec quarante hommes à cheval et le reste à pied. Sur le chemin, Cabeza de Vaca raconte avoir vu « de très larges montagnes et des arbres incroyablement grands », mais lorsqu’ils atteignirent les supposées richesses de la province d’Apalachee, ils découvrirent seulement des huttes.

La diminution des réserves de nourriture, les attaques des Appalaches et la baisse des effectifs poussèrent de Narváez et ses hommes à retourner sur la côte, mais ils ne parvinrent pas à localiser leurs navires. ils construisirent donc cinq petites barques. « Nous fîmes des cordes et des agrès avec les queues et la crinière des chevaux. Nous employâmes nos chemises pour des voiles », écrivit Cabeza de Vaca. Avec presque cinquante hommes sur chaque radeau, les péniches étaient au plus bas dans l’eau et « nous étions si serrés, que nous ne pouvions nous remuer. »

Ils longèrent la côte vers l’Ouest jusqu’à l’embouchure du Mississippi. De forts courants entraînèrent les embarcations vers le large. La barque de De Narváez fut emportée, tandis que celle sur laquelle Cabeza de Vaca et ses quatre-vingts compagnons s’étaient rassemblés s’échoua finalement sur une île, où ils débarquèrent. « C’était au mois de novembre, un froid des plus rigoureux se faisait sentir, et nous étions si maigres qu’on aurait très-facilement compté nos os : nous ressemblions à des squelettes », raconta-t-il.

D’ESCLAVE À CÉLÉBRITÉ

Cabeza de Vaca la nomma l’île du Malheur, connue aujourd’hui sous le nom d’Île de Galvestron, au Texas. Là, les Européens connurent des interactions complexes avec les populations autochtones. Dans Relación, Cabeza de Vaca décrit de grands actes de compassion de la part des habitants : on leur apporta de la nourriture, malgré une grande pénurie. La famine et les maladies s’abattirent sur eux, ne laissant que quinze Espagnols en vie. En voyant leur situation, les habitants de l’île exprimèrent leur compassion, « ils commencèrent à pleurer abondamment, et avec tant de passion, qu’on pouvait les entendre de loin ; cela dura une demi-heure ». Plus tard, cependant, il décrivit la cruauté qu’ils endurèrent de la part d’autres habitants indigènes et comment lui et ses compagnons furent réduits en esclavage.

Six ans plus tard, en 1534, Cabeza de Vaca réussit à s’échapper avec trois de ses compagnons, dont un esclave africain, Esteban de Dorantes. Ils devinrent des commerçants itinérants, échangeant des objets tels que des coquilles d’escargots contre des peaux et des silex. « Ce métier me convenait, j’allais et venais en liberté », écrivit Cabeza de Vaca, « on me recevait bien : on me donnait à manger […] et je me faisais connaître des naturels. »

Cette renommée repose en partie sur sa réputation de guérisseur auprès des peuples indigènes. Dans son récit, il raconte ne pas croire sincèrement qu’il avait un tel pouvoir, décrivant ses guérisons comme « téméraires et audacieuses ».

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    Le parc national de Big Bend, au Texas, que Cabeza de Vaca et ses trois compagnons parcoururent en 1535.

    Au cours des deux années suivantes, le quatuor, dirigé par Cabeza de Vaca, suivit une route vers l’Ouest à travers la Sierra Madre, puis le long de la côte pacifique de l’actuel Mexique, à la recherche de la vice-royauté de la Nouvelle-Espagne. Dans Relación, Cabeza de Vaca évoque une vingtaine de groupes indigènes, notamment les Avavares chez qui « Nous restâmes huit mois ». Les Avavares ont depuis été identifiés comme faisant partie des chasseurs-cueilleurs Coahuiltecan qui habitaient autrefois le sud du Texas.

    Ayant survécu grâce à un régime de racines, d’herbes sauvages et de fruits, le groupe changea radicalement d’apparence par rapport au départ d’Espagne. Leurs cheveux et leurs barbes étaient longs ; leurs corps presque nus étaient couverts de maigres tissus et peaux. « Nous changions de peau comme les serpents, deux fois par an », écrivit plus tard Cabeza de Vaca. « Le froid et l’air nous faisaient venir sur la poitrine et sur les épaules des dartres vives très-grandes, qui nous causaient les plus cruelles douleurs. »

    En 1536, le groupe endurci par le voyage est finalement entré en contact avec les Européens dans le nord du Mexique. C’est le premier des nombreux publics fascinés que Cabeza de Vaca et ses compagnons allaient rencontrer. Plus tard cet été-là, ils arrivèrent à Mexico et furent acclamés comme des célébrités. L’année suivante, Cabeza de Vaca retourna en Espagne et écrivit La Relación, une chronique des rencontres qu’il a faites au cours de la décennie passée en Amérique du Nord. Le livre a été publié en 1542 et a reçu un accueil très favorable.

     

    DES VOYAGES DOCUMENTÉS

    La Relación n’est pas seulement une chronique passionnante de l'aventure de Cabeza de Vaca dans la nature sauvage américaine, c’est aussi un témoignage précieux sur les peuples qui vivaient dans les États-Unis à cette époque. Cabeza de Vaca documenta plus de vingt cultures indigènes différentes et consigna dans les moindres détails leurs vêtements, leurs rituels, leurs maisons, leurs coutumes et leurs cuisines.

    Cabeza de Vaca, représenté sur un tampon postal espagnol, révisa par la suite ses mémoires pour décrire son turbulent mandat de gouverneur au Paraguay. 

    Peu d’autres récits contemporains sur les Amériques à cette époque expriment une telle sympathie et une connaissance aussi approfondie des peuples indigènes. Cabeza de Vaca s’est quelques fois moqué de certaines pratiques, les pensant superstitieuses, mais ses récits étaient globalement respectueux. Il complimentait les capacités techniques qu’il avait aperçues, écrivant « Tous les Indiens que j’ai vus à la Floride tirent de l’arc, […] Ils lancent des flèches à deux cents pas avec tant d’adresse qu’ils ne manquent jamais le but ». Il documenta le processus unique de deuil pour les enfants : « Aucun peuple du monde ne chérit davantage ses enfants et ne les traite mieux ». Il écrivit que des parents affligés pleurèrent : « Ils pleurent pendant une année entière. Chaque matin, avant la pointe du jour, les pères commencent à verser des larmes et tous les autres les imitent : ils recommencent à midi et le soir. »

    Le livre révèle que la première rencontre de Cabeza de Vaca avec les Espagnols près de Culiacán, dans le nord-ouest de l’actuel Mexique, ne fut pas une partie de plaisir. Les Espagnols capturaient et réduisaient en esclavage des populations indigènes. Furieux de leurs agissements, Cabeza de Vaca obtint de ses compatriote la promesse que les indigènes qui l’accompagnent ne seraient ni maltraités ni réduits en esclavage.

    Après que nous eûmes renvoyé les Indiens tranquillisés, en les remerciant du mal qu’ils s’étaient donnés pour nous, les chrétiens nous envoyèrent en état d’arrestation auprès d’un alcade nommé Zebreros, et de deux autres individus. Ces gens nous emmenèrent dans des forêts et dans des déserts, afin de nous éloigner de tout rapport avec les Indiens, et pour que nous ne pussions ni voir ni entendre ce qu’ils feraient eux-mêmes. Cela doit faire connaître combien l’espérance est trompeuse : nous allions chercher la liberté, et au moment d’en jouir tout le contraire arrive. Leur dessein était de courir après les Indiens que nous venions de congédier tranquilles et sans frayeur ; ce qu’ils firent pendant deux jours.

     

    DE RETOUR EN AMÉRIQUE

    À côté des écrits de Cabeza de Vaca, un codex du 18e siècle comportait cette illustration de Guarani du Paraguay. Il écrit à propos de ce peuple : « Les Espagnols sont arrivés à un grand fleuve appelé Igatu […] sur sa rive se trouve un village de Guarani, qui plantent du maïs et du cacabi […] Ils sont sortis pour accueillir les Espagnols et leur ont raconté les bons traitements qu’ils avaient reçus. »

    Après quelques temps en Espagne, Cabeza de Vaca se sentit attirer par les Amériques et désirait ardemment y retourner. Malgré le succès de La Relación, il ne fut pas nommé gouverneur de Floride. Le roi d’Espagne et Saint Empereur romain, Charles Quint, donna cette fonction au conquistador Hernando de Soto.

    Cabeza de Vaca languit pendant trois ans jusqu’à ce qu’on lui offrît enfin un poste : le gouvernorat de Río de la Plata, une province d’Amérique du Sud, comprenant des parties de l’Argentine, de l’Uruguay et de Paraguay actuels.

    Après un voyage ardu, l’expédition de Cabeza de Vaca arriva à Asunción, l’actuelle capitale du Paraguay, en 1542. La politique du roi Charles consistait à étendre les conquêtes espagnoles plus profondément en Amérique du Sud. Bien que Cabeza de Vaca ait connu un certain succès lors de ses expéditions à l’ouest du fleuve Paraguay, il était plus enclin à gouverner un peuple qu’à le conquérir.

    Il entra en conflit avec son prédécesseur, Domingo Martínez de Irala. Populaire auprès de ses compatriotes coloniaux, ce dernier fomente le ressentiment des élites à l’égard de Cabeza de Vaca, accusé d’incompétence professionnelle. Il a été noté que l’attitude de Cabeza de Vaca à l’égard des peuples indigènes lors de ses expéditions était conciliante et diplomatique, des méthodes en désaccord avec les suprémacistes plus violents de l’armée locale et de l’administration civile.

     

    UNE DÉCOUVERTE SPÉCIALE

    En 1545, Cabeza de Vaca retourna en Espagne pour être jugé. Reconnu coupable d’arrogance et d’incompétence, il fut ensuite condamné à l’exil en Afrique du Nord. La sentence sévère fut annulée sur ordre du roi, qui accorda sa clémence à l’explorateur désormais âgé.

    Cabeza de Vaca passa les dernières années de sa vie dans sa ville natale de Xérès, où il mourut entre 1558 et 1564. À la fin de sa vie, il révisa et paracheva Relación pour en faire un récit beaucoup plus complet (La Relación y Comentarios), qui comprend une description de son séjour au Paraguay.

    Les récits de Cabeza de Vaca restent étonnants par la richesse de ses observations. Comme il l’écrit à Charles Quint, « je souhaitais présenter non seulement un rapport sur les positions et les distances, la flore et la faune, mais aussi les coutumes des nombreux peuples indigènes avec lesquels je me suis entretenu et parmi lesquels j’ai vécu, ainsi que sur tous les autres sujets dont j’ai pu entendre parler ou que j’ai observés. »

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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