L'extraordinaire parcours de Marie Curie, symbole malgré elle
À de nombreux égards, Marie Curie marqua l’histoire en tant que scientifique et en tant que femme. Parfois même à son insu, elle participa au combat pour l’égalité des genres.
Scientifique d'exception, Marie Curie est la première femme à avoir reçu le prix Nobel et, à ce jour, la seule femme à en avoir reçu deux.
À l’aube de la Première guerre mondiale, les noms de grandes femmes scientifiques émergèrent. Marie Curie était l’une d’entre elles.
Issue de la bourgeoisie polonaise, elle arriva en France pour poursuivre ses études et eut l’une des carrières les plus impressionnantes de son temps. Symbole pour les femmes et physicienne et chimiste d’exception, elle reçut deux prix Nobel - de Physique et de Chimie - et reste à ce jour la seule femme à en avoir eu deux.
Elle rencontra au début de sa carrière Pierre Curie, avec qui elle travailla et qui devint très vite son mari. Leurs travaux sur la radioactivité, dont ils partagèrent la découverte avec Henri Becquerel, transformèrent à jamais la physique et changèrent le cours de la Grande guerre.
LA DÉCOUVERTE DU RADIUM ET DU POLONIUM
À la fin du 19e siècle, seuls trois scientifiques travaillaient sur le sujet. Inspiré par les travaux de Wilhelm Röngten sur les rayons X, Henri Becquerel chercha à savoir en 1896 quel autre type de rayonnement les minerais pouvaient émettre. En travaillant sur l’uranium en particulier, il découvrit ce qu’il appela « des rayons uraniques ».
Plus tard, Marie Curie reprit les travaux de Becquerel et tenta de comprendre, dans le cadre de sa thèse, quels éléments chimiques émettaient des rayonnements semblables. Quels étaient-ils et à quelle intensité étaient-ils propagés ? Elle s’aperçut, alors qu’elle travaillait sur un minerai d’uranium, que celui-ci émettait plus de rayonnements que ce qu’il contenait de matière rayonnante. Plus tard, c’est elle qui nomma l'émission de ce rayonnement particulier « radioactivité ».
Son mari Pierre, lui aussi physicien, abandonna ses propres recherches pour se joindre à elle. Il lui apporta une instrumentation adaptée et participa aux expérimentations et mesures. En juillet 1898, Marie et Pierre Curie découvrirent ensemble l’élément chimique polonium à qui Marie donna le nom de sa terre natale, la Pologne. En décembre de la même année, ils découvrirent, avec Gustave Bémont, le radium.
LA RADIOACTIVITÉ EN TEMPS DE GUERRE
« Il faut se rendre compte que la radioactivité ne fut pas utilisée dès le début de la Première Guerre Mondiale », relève Natalie Pigeard-Micault, docteure en histoire des sciences, directrice adjointe du Musée Curie et autrice du livre Les femmes du Laboratoire de Marie Curie. « Ce n’est qu’à la fin de la guerre que Marie Curie reprit une idée de Pierre : fabriquer des ampoules de radon ».
À cette époque, les dangers de la radioactivité n’étaient pas bien connus. Bien au contraire, les scientifiques cherchaient à en tirer des bénéfices. Dans son laboratoire, Marie Curie eut l'idée d'utiliser les propriétés antiseptiques du radon, l’émanation du radium sous la forme d’un gaz radioactif.
En 1916, elle créa un service d’émanation au sein de la fondation du radium qui prit, plus tard, le nom d’Institut du radium. « Là-bas, elle produisait quotidiennement des ampoules de radon, qui étaient ensuite envoyées dans les hôpitaux militaires pour aseptiser les plaies béantes des soldats », raconte Natalie Pigeard-Micault. En plus de l’aseptisation des plaies, Marie Curie a su se former à la radiologie par rayon X, qui facilitait la localisation précise des projectiles enfouis dans le corps des blessés, aidant ainsi les chirurgiens militaires dans leurs interventions.
Le titre J'ai vu, mentionnait Marie Curie dans son édition du 24 février 1917. Il légendait cette photo avec le texte suivant : « À l'hôpital modèle Edith Cavell, que dirige le médecin-major André Couvreur et qui constitue, en plein Paris, un témoignage inaltérable de l'amitié de deux grands peuples, Mme Curie a installé un laboratoire de radiologie. Poursuivant sans cesse ses remarquables travaux, la veuve et la collaboratrice du grand savant français surveille elle-même les applications chirurgicales de sa prestigieuse découverte, applications qui contribuent, on le sait, à la prompte guérison de nos héroïques blessés ».
« Pendant la guerre, les hommes français, y compris celui que l'on appelle, le père de la radiologie médicale, Antoine Béclère, étaient mobilisés sur le front. Pour cette raison, l’armée demanda à Marie Curie, déjà connue pour les ampoules de radon qu'elle produisait, de remplir trois missions d’une extrême importance », explique l’historienne. « Ces missions consistaient à former manipulateurs et manipulatrices à l’utilisation des appareils radiologiques, appareils avec lesquels Marie Curie était familière puisque tous les laboratoires scientifiques en possédaient, afin d’examiner de plus près certains éléments physiques et chimiques ». Marie Curie avait aussi pour charge d’évacuer le radium afin qu’il ne tombe pas entre les mains des Allemands et enfin, elle devait recenser pour l’armée française toutes les industries électriques en capacité de fabriquer les pièces nécessaires aux appareils radiologiques.
Après la guerre, on a continué d'utiliser du radium dans le domaine de la santé. L’institut du radium sous la direction de Marie Curie continua à produire des ampoules de radon qui trouvèrent une nouvelle utilité dans le traitement des cancers.
Pierre Curie fut l’un des premiers à exposer une partie de sa peau au radium, dans un but purement expérimental. Il découvrit que le radium était un « mangeur de chair ». En reprenant cette idée, la curiethérapie ou la radiumthérapie fut mise au point : on commença à appliquer directement à l’intérieur ou à proximité de la tumeur des sources radioactives.
LYNCHAGE MÉDIATIQUE ET RECONNAISSANCE SCIENTIFIQUE
« Tout au long de sa carrière, Marie Curie fut perçue par la communauté savante comme une scientifique. En revanche, la presse, elle, contribua parfois à lui donner une mauvaise image sur la scène publique », raconte la docteure.
Quand elle travaillait avec Pierre Curie, elle était souvent présentée dans la presse comme son assistante, sa collaboratrice. C’est son époux qui insista pour que le travail de sa femme soit reconnu à sa juste valeur. Il prit par exemple l’initiative de « ne pas signer la première note scientifique sur leurs travaux envoyée à l’Académie des Sciences par Marie », affirme Natalie Pigeard-Micault. « Selon lui, Marie Curie, en étant l’instigatrice du projet avec sa thèse, devait recevoir le mérite seule, peu importe à quel point il avait participé à ses recherches ».
Pierre Curie mourut le 19 avril 1906. Son successeur à l'Académie des sciences perdit la vie peu après, en 1910, laissant derrière lui un siège vacant. « C’est alors que Marie Curie décida, encouragée par des confrères et amis scientifiques, de postuler pour le siège de son défunt mari », raconte l’historienne.
En novembre 1910, l'Académie des sciences accepta la candidature de Marie Curie. Cette candidature, bien qu'elle marquât une reconnaissance dans la communauté savante, fut aussi très critiquée par l’Institut de France qui jugeait qu'une femme ne pouvait être élue à l'Académie des sciences, car cela présentait le risque de la voir ensuite siéger à l'Institut de France.
« Cette nomination marqua aussi le début d’une persécution médiatique par la presse d’extrême droite catholique qui écrivait des titres comme "Dreyfus contre Branly", faisant référence à Édouard Branly, l’autre candidat pour le fauteuil vacant », indique Natalie Pigeard-Micault.
Une du journal L'action française, du 23 janvier 1911. Ce journal est connu pour servir des causes royalistes depuis sa création à Paris en 1908.
La presse d’extrême droite fit de Marie Curie une cible parfaite et parvint à réunir ses partisans autour de ce nouvel objet de détestation. Dans un contexte où Alfred Dreyfus, officier français de confession juive, venait tout juste d’être réhabilité en 1906, l’extrême droite avait besoin d’un bouc émissaire, de préférence juif. Le fait que cette nouvelle cible était une femme rendait l'attaque plus justifiée encore. Pourtant, Marie Curie n’était pas de confession juive, mais chrétienne. « Mais la presse, en découvrant son deuxième prénom, Salomé, sauta sur l'occasion » souligne Natalie Pigeard-Micault.
S’ajouta à cela l’affaire Paul Langevin, dont cette même presse de droite se délecta. Paul Langevin était un homme marié, séparé de sa femme, qui entretenait une liaison avec Marie Curie. Lorsque l’affaire fut découverte, le beau-frère de Paul Langevin, ayant des contacts dans la presse d’extrême droite, fit de Marie Curie « la femme juive étrangère briseuse de ménage ».
Cette persécution médiatique prit une tournure très violente puisque la maison de Marie Curie fut saccagée. Elle fut huée dans la rue, l’opinion publique était contre elle. « Cette violence conduisit Marie à se réfugier chez des amis scientifiques parce qu’elle ne pouvait plus rentrer chez elle », affirme Natalie Pigeard-Micault.
UN DEUXIÈME PRIX NOBEL À LA RESCOUSSE
Cette situation, qui dura des mois, fragilisa un peu plus la santé de Marie Curie. Jusqu’à la fin du mois de novembre 1911. Ce mois-là, la communauté scientifique apprit que Marie Curie allait recevoir le prix Nobel de chimie. Commenca alors une bataille pour sa nationalité. La Pologne tenta de faire revenir Marie Curie, mettant en exergue les brimades qu’elle subissait en France et en lui promettant un grand laboratoire avec des équipements dernier cri.
La France, quant à elle, était plus indécise. « C’est Emile Borel, mathématicien, homme politique et ami proche de Marie Curie, qui finit par trancher la question », raconte l'historienne. « Il menaca les politiques en mentionnant la possibilité que le prochain prix Nobel de chimie soit polonais, au lieu de français, si les calomnies constamment diffusées dans la presse sur Marie Curie ne cessaient pas immédiatement ». Du jour au lendemain, la persécution s'arrêta et Marie Curie put enfin retrouver la paix, bientôt auréolée d'un second prix Nobel.
UN SYMBOLE FÉMINISTE MALGRÉ ELLE
La carrière de Marie Curie était exceptionnelle pour son époque. Cette dernière se rendait bien compte de la chance qu’elle avait, mais elle ne savait pas à quel point elle était et allait devenir une inspiration pour bien d’autres femmes savantes, comme sa fille, Irène Joliot-Curie, qui marcha dans ses pas et qui reçut également un prix Nobel de chimie, en 1935.
C’était bien malgré elle que Marie Curie portait les voix des femmes. Pour Natalie Pigeard-Micault, « elle n’était pas spécialement féministe, elle ne se prononçait publiquement que sur des sujets qu’elle pensait maîtriser », et la politique n’en faisant pas partie.
Ainsi, quand Marie Curie fut mentionnée parmi les grandes figures qui ne demandaient pas le droit de vote pour les femmes, « elle répondit qu'elle n'était pas contre le droit de vote pour les femmes. Au contraire, elle trouverait même juste que les femmes votent, mais elle ne se considérait pas compétente pour en parler ».
En saisissant les opportunités de son époque, elle sut tout de même construire une carrière exceptionnelle. Elle vécut en tant que scientifique, de la même manière que ses collègues masculins. Les combats qu’elle menait n’étaient pas dans un esprit féministe, mais défendaient sa vision en tant que scientifique. Elle obtint par exemple que l’unité de mesure de la radioactivité soit le curie. Elle fut aussi la première femme professeure titulaire enseignant à la Sorbonne. Elle fut également nommée au sein de la commission internationale de la coopération intellectuelle, aux côtés d’Albert Einstein, à la Société des Nations - ancêtre de l’ONU. Elle y mena des combats pour l’internationalisation de la science.
Sa fille, Irène Joliot-Curie, portait une voix plus féministe en raison du contexte économique post-Première guerre mondiale, qui limitait le travail des femmes. « Irène se battit en effet pour le droit des femmes au travail et au vote », conclut l’historienne.