Des communautés musulmanes vivaient en Provence dès le Moyen Âge
Des tombes orientées vers la Mecque, des ateliers de vaisselles islamiques, un commerce florissant : autant d’indices qui poussent aujourd’hui les archéologues et les historiens à reconsidérer la présence musulmane en Provence au Moyen Âge.
Azujelos représentant une pharmacie musulmane du Moyen Âge, à Cordoue, en Espagne.
Dix squelettes sont couchés sur le flanc, les corps visiblement marqués par des années de travail, le regard tourné vers la Mecque. Au-dessus d’eux, des couches de terre, sédimentées par le temps. Et encore au-dessus, l’agitation du boulevard de la Canebière, à Marseille, et son carrousel qui n’en finit pas de tourner. Les hommes, femmes et enfants musulmans qui ont été enterrés là ont connu la cité phocéenne sous un jour radicalement différent.
Au 13e siècle de notre ère, ils vivaient probablement en paix au cœur de la ville méditerranéenne, alors que les croisades faisaient encore rage, ailleurs en Orient. Leurs ossements usés laissent deviner des vies de labeur, accroupis ou courbé. Étaient-ils les potiers qui fabriquaient, à quelques centaines de mètres de là, les céramiques à la mode arabo-andalouse, tels qu’on les faisait en al-Andalus ou en Afrique du Nord, voire au Moyen-Orient ? Difficile de l’affirmer avec certitude, mais les indices concordent.
Un fait, néanmoins, s’impose : quelque part à Marseille au 13e siècle, des potiers fabriquaient bien de la vaisselle de tradition islamique. Des fours à barres découverts Porte d’Aix, à la périphérie de la ville, étaient spécialisés dans la cuisson des céramiques glaçurées et émaillées. « À cette époque, certes les produits circulent, mais aussi les Hommes et leurs savoir-faire » explique ainsi Catherine Richarte, archéologue spécialiste de la présence musulmane en Provence au Moyen Âge. Même l’évêque de la ville semble en profiter, et fait marquer de son emblème quelques récipients sortis de cet atelier.
Trois tombes musulmanes ont été mises au jour à Nîmes (Gard). La position des corps, en décubitus latéral droit, tête orientée vers le sud-est, en direction de la Mecque, de même que les dépôts directs dans les fosses respectives sont les principales caractéristiques évoquant les pratiques funéraires musulmanes. Ces inhumations, datées du 8e siècle, sont pour l’heure les plus anciennes trouvées dans l’Hexagone.
Des sources arabes, jusqu’ici peu étudiées, et les textes latins, aujourd’hui reconsidérés, permettent de signaler d’importantes informations autrefois passées sous les radars. Un exemple ? Des mariages entre filles provençales issues de l’aristocratie et des musulmans. « Cela présuppose que les populations musulmanes étaient bien installées : ces unions ne pourraient vraisemblablement pas se produire avec de simples pillards » explique Catherine Richarte.
Désormais, les archéologues fouillent le sol à la recherche des preuves matérielles d’une telle présence. À Nîmes, alors que les pelleteuses commençaient à creuser les fondations d’un parking souterrain, trois squelettes couchés sur leurs flancs droits ont été trouvés. Un fait étonne : ces individus n’ont pas la même orientation que tous les autres corps dans ce cimetière périurbain.
Ces défunts, faces tournées vers la Mecque, sans doute enveloppés dans des linceuls, témoignent du respect des rites funéraires musulmans. De jeunes hommes morts au 8e siècle, dont les analyses ADN ont confirmé plus tard qu’ils étaient bien d’origine nord-africaine. C’est la plus ancienne preuve matérielle de la présence musulmane dans le Sud de la France. « Ce petit carré musulman se trouve au sein d’un espace funéraire chrétien, lui-même enserré à l’intérieur de la muraille romaine nîmoise. Il n’y a donc vraisemblablement pas eu ici de volonté de les séparer des autres sépultures », ajoute Catherine Richarte.
Parmi les quatre navires qui se sont abîmés sur les côtes provençales, l'épave d’Agay-A a été parmi la mieux conservée.
Dans le Var, les scientifiques recherchent l’installation dite du « Fraxinetum », dans le massif des Maures, abondamment documentée par les sources écrites, mais encore mal identifiée : était-ce un village ? Un avant-poste militaire ? Un comptoir marchand ? « Dans les textes arabes, les auteurs décrivent un terroir prospère, des mises en culture, une forme de "colonie" musulmane en Provence. Nous devrions pouvoir la localiser, à la faveur de prospections, dans les prochains mois » espère la chercheuse.
En attendant, sous les flots azur de la Méditerranée, quatre épaves islamiques du haut Moyen Âge plaident en silence pour l’hypothèse d’un comptoir marchand. Les archéologues les ont mis au jour, les cales remplies à craquer de marchandises.
Des vases par centaines, contenant du miel, des produits laitiers, des huiles d’olive, de lin ou de noix et près de 20 000 litres de vin par bateau - à l’époque, la consommation n’est pas officiellement proscrite. Parmi ces récipients, des séries de marmites façonnées dans les argiles du massif de l’Estérel, au sud-est du Var.
De quoi faire la connexion entre ces bateaux et le site du Fraxinetum. Les cargaisons, surtout en provenance d’al-Andalus, d’Ifrîqiya (Tunisie), sont quasiment identiques d’un bateau à l’autre, presque standardisées. Voilà qui laisse penser qu’elles étaient destinées au commerce. En plus, les navires ne portent pas les stigmates d’attaques violentes. Trois d’entre eux semblent en fait avoir plié devant la force de la nature : une tempête, un incendie, et peut-être même un mini-tsunami…
Jarre à ailette, exemplaire similaires aux récipients d'Al-Andalus, provenant de l'atelier de Sainte-Barbe à Marseille, 12e siècle
On ne connaît pas la raison du naufrage du quatrième navire. Ces bateaux ont sûrement transporté quelques produits de luxe que l’on a par la suite retrouvés lors des fouilles sur les côtes provençales, notamment dans les riches monastères et châteaux côtiers : du vin de grenade provenant de Sicile, de précieuses vaisselles colorées émaillés produites par l’Espagne musulmane ou issues des ateliers de potiers du Maghreb… Ces liens commerciaux entre musulmans et chrétiens sont d’ailleurs bien attestés par les sources écrites, malgré les clivages religieux, tout comme les liens diplomatiques. En 802, le calife Harûn al-Rashîd de Bagdad offrit en grande pompe un éléphant blanc à Charlemagne.
Pour continuer d’éclaircir la nature de la présence musulmane durant le Moyen Âge, en France et plus largement en Europe méridionale, les archéologues reprennent leurs outils, en affrontant parfois certaines difficultés d’ordre immatériel et historiographique.
« Sous le franquisme, par exemple, on a remis en question l’influence arabo-islamique dans la société hispanique. Alors que cette coexistence en Espagne entre chrétiens, juifs et musulmans a tout de même duré sept siècles ! Aujourd’hui, en Espagne comme en France, cela fait débat et donne lieu à des résistances » souligne Catherine Richarte, « parce que ces découvertes contribuent à démontrer que notre monde est un monde pluriel, fait de migrations, et que les brassages sont incessants depuis la nuit des temps ».