Baarle : la frontière la plus étrange du monde se trouve entre les Pays-Bas et la Belgique
C'est une bizarrerie héritée du Moyen Âge. À la fois belge et néerlandais, le village de Baerle est connu pour son étonnante frontière, parsemée d’enclaves. Sa mairie est d'ailleurs la seule au monde à être traversée par une frontière.
Le village de Baerle est formé de la municipalité de Baerle-Nassau (2 700 habitants) côté néerlandais et de Baerle-Duc (6 800 habitants) côté belge.
Située à une heure et demie de Bruxelles en voiture, la ville de Baerle possède assurément l’une des frontières les plus compliquées du monde. Ce village est partagé entre deux municipalités de deux pays différents, Baerle-Duc (ou Baarle Hertog en néerlandais) dans la province d’Anvers côté belge, et Baerle-Nassau dans la province du Brabant-Septentrional côté néerlandais.
Au total, ce puzzle géant ne compte pas moins de vingt-deux enclaves belges inscrites sur le territoire néerlandais et sept enclaves néerlandaises sur le territoire belge. Pour l’anecdote, une partie du bâtiment de la mairie de Baarle-Duc est située aux Pays-Bas et c’est la seule mairie du monde à être traversée par une frontière. Lors des mariages, les époux et le maire doivent donc s’assurer de signer l’acte sur le territoire belge.
UNE BIZARRERIE HÉRITÉE DU MOYEN-ÂGE
Pour comprendre cette bizarrerie géographique, il faut remonter à 1198. À l’époque, Henry Ier est duc de Brabant. Pour récompenser Godefroid II de Schoten, seigneur de Bréda, qui l’a aidé à défendre ses terres face au comte de Hollande Thierry VII, il lui offre plusieurs terres autour de Baerle sous forme de fief. Mais des exceptions sont faites pour certains terrains, car « le duc veut garder pour lui les terres qu'il avait déjà exploitées », explique Willem van Gool, président de l’office du Tourisme de Baarle-Hertog-Nassau. En effet, certaines terres avaient déjà été prêtées par le duc, parce qu'il pouvait percevoir des droits d'accise sur les terrains récupérés et habités. À partir de là, un accord est signé et la ville est coupée en deux. La partie d’Henry Ier devient Baerle Hertog, Hertog signifiant « Duc » en flamand. L’autre partie prendra le nom de Baerle-Nassau en 1404, lorsque le conte de Nassau en prend le contrôle.
Au 16e siècle, Baerle fait partie des Pays-Bas espagnols. À la suite des révoltes protestantes, le pays est coupé en deux en 1648, les provinces unies au Nord, et les Pays-Bas espagnols au sud. Baerle-Nassau, qui appartient à Guillaume Ier d’Orange-Nassau, l’investigateur même de la révolte, rejoint les provinces unies, et Baerle-Duc se retrouve enclavé.
Carte représentant le centre du village de Baerle, avec une partie des enclaves des deux pays. Les zones jaunes sont belges (seize enclaves séparées numérotées de H1 à H16), les autres néerlandaises (sept enclaves à l'intérieur des deux principales enclaves belges numérotées de N1 à N7). L'enclave N8 n'est pas visible.
La frontière disparait en 1810, lorsque Napoléon intègre la région à la France. Et n’existe pas non plus lors de la création des Pays-Bas en 1815. Elle réapparaît en 1839, quand la Belgique devient indépendante. Mais les discussions sur la frontière entre la Belgique et les Pays-Bas en 1843 ne sont pas concluantes, les deux parties n’arrivant pas à se mettre d’accord. Le traité de Maastricht de 1843 ne définit donc pas la frontière entre les deux pays entre les bornes 214 et 215. On se fonde alors sur un relevé cadastral de 1841, qui établissait la nationalité de chaque parcelle en fonction de diverses ventes et d’échanges de terrains conclus dans le passé entre les seigneurs de Bréda et les ducs de Brabant. Ce relevé correspond approximativement à la répartition des terres de 1198.
Dans les années 1950, Belges et Néerlandais sont contraints de reprendre les discussions. En effet, un accident de voiture a eu lieu dans le village, et il n’est pas possible de déterminer dans quel pays il a eu lieu. Le 20 juin 1959, la Cour internationale de Justice attribue 14,92 hectares litigieux à la Belgique.
Il aura fallu attendre jusqu’au 31 octobre 1995, pour qu’un accord fixant les délimitations exactes des deux parties soit finalement signé.
LE PARADIS DE LA CONTREBANDE
Avec un tel partage, Baerle a longtemps été un lieu historique de la contrebande et du marché noir. Sucre, gin, beurre, sel ou encore tabac sont autant de marchandises qui ont été échangées sous le manteau. Et même le bétail était source de trafic, comme l’explique Willem van Gool « un fermier faisait paître ses vaches dans une prairie néerlandaise. À la nuit tombée, les vaches étaient conduites dans le pâturage belge voisin. Le lendemain, les vaches étaient ramassées par un camion à bestiaux. Les vaches étaient donc passées en contrebande d’une partie à l’autre de la frontière ». Le directeur de l’office du tourisme connaît d’ailleurs moult anecdotes à ce sujet. Parmi elles, celles du menuisier Janssen : « Dans une rue de Baerle, une entreprise de menuiserie portant le nom de Janssen était installée à l'adresse Kapelstraat 8, Baerle-Duc. À environ 200 mètres de là, du même côté de la rue, à l'adresse Kapelstraat 8 Baerle-Nassau, se trouvait un plombier portant le même nom de famille, Janssen. Lorsque le bois était moins cher aux Pays-Bas qu'en Belgique, le menuisier achetait le bois aux Pays-Bas et le plombier utilisait la même tactique. » Une entraide bien pratique pour les deux hommes.
Une statue, installée en 1996, rend d’ailleurs hommage au folklore qu'est devenue la contrebande dans le village.
Pour permettre aux habitants de situer les frontières, celles-ci sont matérialisées au sol partout dans le village de Baerle à l’aide de croix blanches ainsi que des inscriptions « B » ou « NL ».
LES PROBLÉMATIQUES FRONTALIÈRES
Avec le nombre considérable d’enclaves, vient son lot de complications. Par exemple, il existe à Loveren une maison qui porte deux numéros, car sa porte d'entrée est traversée de part en part par la frontière. Pour éviter ce genre de situations délicates, la « règle de la porte d’entrée » a été instaurée. La résidence fiscale du propriétaire se trouve donc du côté où se trouve sa porte d’entrée. Cela a permis à certains habitants de choisir leur adresse et, de ce fait, leur pays de domicile.
Du côté des services publics, les enclaves ont aussi pu être source de tracas. « Auparavant, en raison des différences entre les lois des deux pays, il n'était pas possible pour la police néerlandaise d'agir sur le territoire belge. Aujourd'hui, la police de Baerle-Duc peut arrêter un délinquant, puis convoquer son collègue de Baerle-Nassau qui prend le relais, et vice-versa. De même, les policiers sont aujourd'hui autorisés à patrouiller dans une seule voiture de police, qu'elle soit néerlandaise ou belge », explique Willem van Gool.
Lors du scandale de la maladie de la vache folle, il était interdit de transporter des animaux et du fourrage d'un pays à l'autre. « C'était un énorme problème pour les exploitations bovines de Baerle-Duc, car il était impossible d'apporter des aliments pour le bétail aux exploitations belges sans traverser le territoire néerlandais. Ce problème a finalement été résolu en concertation avec le gouvernement de La Haye. »
Plus récemment, lors de l’épidémie de Covid-19, Baerle a connu une situation pour le moins ubuesque. Les habitants belges étaient confinés, et pouvaient apercevoir leurs voisins se promener sans répercussions, car les Pays-Bas n’ont pas mis en place de confinement. « Il y avait de nombreuses différences, qu'il était difficile de faire respecter », relate Willem van Gool. C'est pourquoi un site web a rapidement été lancé, sur lequel les habitants et entreprises pouvaient « voir quelle mesure était en vigueur dans chaque pays (municipalité). » L’histoire d’une Belge nommée Sylvia Reijbroeck avait d’ailleurs fait l’objet d’un article dans le New-York Times, car elle avait dû fermer sa galerie d’art, alors qu’au bout de la rue, un magasin de vêtements pour enfants était resté ouvert.
LE MEILLEUR DES DEUX PAYS
Aujourd’hui, les habitants ont l’habitude de jongler avec les différences de prix et de législations. L’essence et les cigarettes sont moins chères côté belge, quand la nourriture est meilleur marché du côté néerlandais. Et si les jeunes Hollandais connaissent Baerle-Duc, c’est par ce qu’ils peuvent y acheter légalement des feux d’artifices, interdits dans leur pays. De même pour la consommation d’alcool, dont l’âge minimum est fixé à dix-huit ans aux Pays-Bas et seize en Belgique. À ce sujet, Willem van Gool précise qu'« il est appliqué à Baerle-Duc et à Nassau la règle des seize ans, dans les établissements de restauration des deux côtés de la frontière. »
De nombreux néerlandais se rendent à Baerle-Nassau pour acheter des feux d’artifices, interdits aux Pays-Bas.
En ce qui concerne la scolarisation des enfants, « les parents sont libres de choisir l'école de leur choix pour leurs enfants, quelle que soit leur nationalité ou leur adresse », explique Gitte Tilburgs, directrice de la communication de Baerle-Hertog. Dans les faits, les parents choisissent souvent d’inscrire leurs petits à l’école en Belgique où il est possible de commencer plus tôt, ce qui évite une inscription à la crèche, plus onéreuse. Mais cette coexistence à l’école n’a pas toujours été pérenne « autrefois, les écoliers néerlandais cherchaient des écoliers belges après les heures de cours pour se battre entre eux et vice-versa. Les autorités locales avaient alors décidé de modifier les heures d'ouverture et de fermeture des écoles », raconte Willem van Gool.
Loin des querelles du passé, la ville est aujourd'hui devenue un symbole de l’amitié entre la Belgique et les Pays-Bas, et Willem van Gool assure que « presque tout est organisé en commun ». À ce titre, un centre culturel bi-national y a été construit. Au niveau des pouvoirs publics, il existe le Gemeenschappelijk orgaan Baarle, un organe de décision collectif où élus des deux mairies traitent de questions communes telles que l’assainissement des eaux, l’entretien des routes ou encore la gestion de l’éclairage public.
Autre exemple de coopération, le Wielerzesdaagse, un événement analogue au Tour de France pour les écoliers âgés de six à quinze ans. Il compte chaque année environ 700 participants et 185 accompagnateurs selon Willem van Gool. « C'est énorme pour une petite communauté », se réjouit-il.
Pour conclure, le directeur de l’office du tourisme assure aux curieux qui souhaiteraient se rendre dans le petit village, que « Baerle possède une nature magnifique » et que « l'expérience des frontières dans le centre en vaut vraiment la peine. »