Guerre en Ukraine : faut-il craindre la menace nucléaire russe ?
La menace nucléaire plane sur le monde entier depuis les annonces faites par Vladimir Poutine le 24 février dernier. Et en particulier sur le peuple ukrainien, attaqué et meurtri depuis plus de deux semaines.
Un convoi de véhicules blindés russes se déplace sur une autoroute en Crimée. Avant que l'invasion ne commence, le renforcement des troupes russes, dont le nombre est estimé à 100 000 hommes, près de la frontière ukrainienne a suscité nombre de condamnations, mais Moscou a longtemps nié avoir l'intention de lancer une attaque.
Utilisation d’armes conventionnelles, stratégiques ou tactiques... les questions spécifiques relatives au nucléaire inquiètent. « Il y a eu une sorte de retour de la dimension nucléaire à l’échelle internationale et notamment dans la rhétorique nucléaire après la déclaration du 24 février. Effectivement, le président Poutine a dit qu’il allait relever le niveau d’alerte et sa force de dissuasion » confirme Héloïse Fayet, chercheuse au Centre des études de sécurité de l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI).
Mais comme le rappelle Héloïse Fayet, il y a, dans le monde, et surtout pour les grandes puissances en possession de l’arme nucléaire, une « permanence de la dissuasion ».
À titre d’exemple, Héloïse Fayet précise qu’en France, il y a toujours un ou plusieurs engins nucléaires en mer, prêts à être utilisés. « Tout simplement, ça veut dire que si demain, le président Macron décide que le territoire français est attaqué et qu’il faut envoyer une ogive nucléaire sur Moscou, il a la possibilité de le faire, même sans relever le niveau d’alerte des forces françaises ».
En précisant cela, l’experte indique que la volonté du président Poutine de relever le niveau de pression nucléaire n’est autre qu’un « signal stratégique envoyé à la communauté internationale, aux diplomates, pour rappeler que la Russie est un pays nucléaire qui, s'il le souhaite, peut augmenter le niveau d’alerte de ses forces ».
Hans Kristensen, directeur de projet d’information nucléaire de la Fédération des scientifiques américains (FAS) confirme la thèse du signal d’alerte : « c’est plutôt utilisé comme un message d’alerte pour les membres de l’OTAN, de rester en dehors [du conflit]. Si les autres puissances s’en mêlent, ça peut être l’escalade, ça peut devenir une bien plus grande guerre, jusqu’à ce que la bombe nucléaire soit potentiellement utilisée. »
Mme Fayet parle de « gesticulation stratégique, de rhétorique de la dissuasion », bien que le président Vladimir Poutine ait surpris la communauté internationale en agitant aussi rapidement la menace du spectre nucléaire.
Les grandes puissances sont en possession d’armes nucléaires, utilisées comme des armes de dissuasion en cas de menace par un autre pays. « C’est le fait de faire croire ou de dissuader votre adversaire. En lui faisant savoir que s’il vous lance une arme nucléaire, vous allez avoir le temps de répliquer, en lui infligeant autant de dégâts, voir plus de dégâts qu’il vous infligerait avec sa propre arme. C’est comme ça qu’il y a un « équilibre » de la dissuasion, depuis qu’un certain nombre de pays ont l’arme nucléaire ».
Les crispations européennes et mondiales se justifient notamment quand l'on connaît la grande étendue de l’arsenal russe. D’après les experts, le pays possède l’un des plus impressionnants arsenaux nucléaires au monde. Le pays dirigé par Vladimir Poutine possède les composantes de la « triade nucléaire », maritime, aérienne et terrestre. Leur force de dissuasion est tout à fait crédible face à l’OTAN.
« On parle surtout dans ce cas-là d’armes nucléaires stratégiques, tout ce qui est à longue portée, tout ce qui est employé dans le cadre de la dissuasion nucléaire, qui pourrait être utilisé contre la France, les États-Unis, à une portée supérieure généralement à 1 500 km » précise Héloïse Fayet.
Un membre de l'armée russe tire sur un obusier lors d'exercices sur le champ de tir de Kuzminsky, dans la région de Rostov, au sud de la Russie, fin janvier.
LES ARMES TACTIQUES, DITES « NON-STRATÉGIQUES »
« Il faut comprendre que la doctrine nucléaire russe a été mise à jour en juin 2020. Elle exclut officiellement l’emploi d’armes nucléaires dans une visée offensive. Les armes nucléaires sont uniquement faites pour dissuader, être des armes défensives. On ne s’en servira que dans quatre cas bien précis » précise l’experte en sécurité.
Dans un papier officiel accessible en ligne, la Russie s’est engagée à suivre « les principes fondamentaux de la politique d’État de la Fédération de Russie sur la dissuasion nucléaire ». Dans cette doctrine signée par Vladimir Poutine, le texte (article 17 et 19) décrit les quatre cas précis dans lesquels le pays se réserve le droit d’utiliser l’arme nucléaire.
Le premier cas serait celui d’une attaque de missiles balistiques, le second le cas d’une attaque nucléaire ou d’armes de destruction massive. S’ajoute à ces deux premiers points le cas d’une attaque sur des sites nucléaires russes. Enfin, le quatrième point, qui inquiète certains experts au regard de la situation actuelle, est le cas d’une attaque « conventionnelle » « qui mettrait en péril l’existence même de l’État » de Russie.
Jean-Louis Lozier, conseiller de l’Institut français des relations internationales (Ifri), ancien chef de la division Forces nucléaires de l’État-Major des armées et ex-commandant de sous-marin nucléaire éclairait ce point dans Philosophie Magazine : « Si un ou plusieurs pays européens décidaient de mener des opérations conventionnelles sur le sol ukrainien, c’est-à-dire avec une armée, des soldats, des chars, des missiles, Poutine pourrait s’appuyer sur cet article 19 pour répliquer avec une bombe atomique. »
La Russie possède également un panel très complet d’armes dites « non stratégiques » avec des portées courtes, à visées militaire et défensives. Les avions, les canons, les fusées ou les obusiers sont utilisés comme vecteurs pour ces armes « tactiques ».
« On les a longtemps appelées les armes nucléaires tactiques, même si la domination tactique est beaucoup moins employée car on lui préfère la notion de non stratégique. Le terme tactique peut sous-entendre que l’on peut s’en servir facilement sur le terrain, alors qu’en fait, ça reste une arme nucléaire avec tout le potentiel de destruction qu’on lui connaît, de pollution et de rupture du tabou nucléaire » étaye Héloïse Fayet.
Hans Kristensen précise que « la plupart, si ce n'est tous, les lanceurs, les grues aériennes, les navires, les lance-roquettes, tous ces lanceurs sont démontables. Ils peuvent lancer des armes conventionnelles ou nucléaires, ils peuvent faire les deux ».
Les Russes détiennent près de 6 400 ogives, « qui est un terme générique pour qualifier une tête nucléaire que l’on va mettre sur un missile » affirme Mme Fayet. Parmi ces armes, 1 500 d’entre elles sont en train d’être traitées pour ne plus être employées, « elles sont en décomission ». Dans les armes restantes, seuls 1 500 sont des armes stratégiques pouvant atteindre des zones intercontinentales. « Le chiffre de 1 500 est limité par le dernier traité encore en vigueur, qui est le traité de New Start, qui limite le nombre de têtes nucléaires stratégiques ».
M. Kristensen dresse un état des lieux des armes nucléaires russes : « au sein de la Marine, ils ont des […] mines nucléaires, qui peuvent attaquer des navires ou des sous-marins. Ils ont aussi des bombes pour les aéronefs. Les équipes sur les navires peuvent aussi s’armer d’armes nucléaires pour attaquer d’autres navires. Dans l'armée de l'air, ils ont des bombes à gravité qui peuvent être larguées par des avions de chasse ou des bombardiers à portée intermédiaire. Dans l'armée de terre, ils ont des missiles balistiques à courte portée, qui peuvent être lancés. »
Ces armes inquiètent, et pourtant, l’effet de dissuasion autour du nucléaire alerte d’autant plus Hans Kristensen. « Parce qu’elles seront probablement les premières à être utilisées si la Russie décide de passer à l'utilisation d'armes nucléaires. Mais je trouve cela peu probable. Je ne suis pas aussi nerveux au sujet de l'utilisation réelle des armes nucléaires. Elles sont utilisées pour menacer l'Occident en lui disant, "ne vous impliquez pas". C’est vraiment dangereux de se servir de la menace nucléaire. Si vous avez vraiment des raisons de l’utiliser, il faut que vous soyez sûr que l’ennemi comprenne que la menace est réelle. Mais si vous utilisez la menace nucléaire alors que la menace n’est pas réelle, comment être sûr qu’en face, ils l’interprètent correctement ? » questionne l’expert, craignant d’observer une mésinterprétation pouvant mener à l’utilisation du nucléaire.
Héloïse Fayet tempère en assurant que pour le moment, depuis l’annonce de l’augmentation du niveau d’alerte et de la force de dissuasion du président Poutine, « ça s’est simplement traduit par une augmentation du nombre de personnel dans les centres qui gèrent les composantes de la dissuasion russe, mais pour l’instant, apparemment, pas de nouveaux déploiements de sous-marins ou de missiles sur le terrain ».
Hans Kristensen conclut en parlant de « bonne nouvelle » malgré la menace : « jusqu'à présent, il n'y a pas d'indication, pas de signe que l'armée russe a changé la façon dont elle utilise ses armes nucléaires ».