Guerre froide : les révélations du projet "Ice Worm"
Au plus fort de la guerre froide, les États-Unis ont installé une base nucléaire secrète sous la glace arctique. Les scientifiques qui se replongent dans cet épisode y découvrent aujourd’hui des indicateurs alarmants du changement climatique à venir.
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Les révélations du projet « Ice Worm ».
Retrouvez cet article dans le numéro 305 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine
La journée est glaciale en ce mois d'octobre 1960. Des techniciens de l'armée américaine s’affairent dans le ventre d’un glacier aux confins du monde, procédant aux ultimes préparatifs de mise en route d’un réacteur nucléaire.
Il s’agit d’un modèle expérimental de petite taille, instable – à l’aube de l’énergie atomique. Une seule fuite radioactive leur serait fatale et ces hommes le savent. Les parois de neige qui les entourent étouffent leurs voix, réfléchissent la lumière de leurs lampes et absorbent les crépitements de leurs compteurs Geiger. Très haut au-dessus de leur tête, la voûte d’un plafond en tôle ondulée se détache. Sous leurs pieds : une couche de glace de 1 000 m d’épaisseur, datant du Pléistocène. Quand la réaction en chaîne se produit enfin, un soupir de soulagement s’échappe de la salle de contrôle. Mais, quelques minutes plus tard, l’équipe se précipite pour éteindre le réacteur. Une fuite s’est déclarée. Les particules radioactives envahissent l’obscurité.
Imaginez la scène : des hommes au fin fond des glaces du Groenland, se démenant pour faire démarrer un réacteur nucléaire. Personne n’a jamais fait ce qu’ils sont en train de faire. Et personne ne s’y risquerait plus aujourd’hui. Officiellement, ils sont un rouage d’une stratégie censée montrer l’ingéniosité américaine : la construction de cette grande base militaire au coeur de l’inlandsis, baptisée « Camp Century », doit montrer au monde que les États-Unis peuvent faire de l’environnement le plus froid et le plus inhospitalier de la planète un lieu habitable. Le premier site militaire foré dans la glace et alimenté à l’énergie nucléaire devait être rien de moins qu’un triomphe d’ingénierie, une victoire sur les éléments, ses équipes courageuses apportant la civilisation et la rigueur scientifique au désert polaire.
Lorsque Camp Century fut opérationnel, journaux et magazines – dont National Geographic – envoyèrent des reporters pour visiter l’avant-poste arctique et son dédale de tunnels éclairés par le réacteur (la fuite avait été réparée avec des briques de plomb et une bonne dose d’inventivité). Ce que les journalistes ignoraient – comme de nombreux militaires de cette base qui pouvait en accueillir jusqu’à 200 –, c’est que Camp Century était une couverture pour un projet top secret en pleine guerre froide. Inconnu même du gouvernement du Danemark, qui administrait alors le Groenland, il est resté classifié pendant plusieurs décennies. Pour les États-Unis, l’objectif ne consistait pas tant à développer dans ce Nord extrême un réacteur nucléaire « portable » qu’à transformer la calotte glaciaire en une base tentaculaire de missiles balistiques. Selon des documents déclassifiés, l’armée américaine notait l’« adaptabilité unique » de la zone – isolée, proche de la Russie, difficile à attaquer – à un déploiement nucléaire. Baptisé « Iceworm » (« ver de glace »), le projet prévoyait d’installer dans les tunnels de Camp Century, et au-delà, un réseau de voies ferrées capables de transporter et d’abriter dans le plus grand secret jusqu’à 600 missiles nucléaires pouvant viser l’Union soviétique par-dessus le pôle.
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Des soldats utilisent une fraise à neige Peter pour creuser et évacuer la neige de la future artère principale de Camp Century – un tunnel de glace de quelque 335 m de long.
Aujourd'hui, il ne reste rien de cette ambitieuse stratégie militaire. L’armée américaine a abandonné Camp Century depuis longtemps et ses tunnels ont fini par être avalés par un inlandsis toujours en mouvement. Mais un héritage plus surprenant perdure, sous la forme de récipients stockés dans des entrepôts de congélation et oubliés depuis des dizaines d’années. Ceux-ci recèlent des indices offrant aux scientifiques un aperçu saisissant de l’ère plus humide, plus violente et plus chaotique qui pourrait s’annoncer.
Durant les sept années où la base fut opérationnelle, son personnel a travaillé et vécu dans un isolement extrême. Camp Century était situé à 204 km de l’avant-poste le plus proche, à savoir la base aérienne de Thulé [ndlr : aujourd’hui base spatiale de Pituffik]. Tout comme les vivres, le carburant et l’équipement, les hommes rejoignaient la base sur de longs convois de traîneaux.
Austin Kovacs, ingénieur de recherche de l’armée aujourd’hui octogénaire, a effectué plusieurs séjours sur place. Il se souvient que le déplacement en traîneau durait de nombreuses heures, même dans les meilleures conditions. Et, par mauvais temps – blizzard, brouillard épais du whiteout ou froid intense –, le voyage pouvait prendre des jours. Parfois, les convois s’égaraient. Pour Kovacs cependant, le véritable problème était l’ennui. « Les gens pensaient que c’était dangereux. Ça ne l’était pas. C’était confortable. Et, par moments, c’était très, très monotone. »
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Selon la méthode de la tranchée couverte, une voûte en tôle est posée sur la nouvelle tranchée, puis recouverte avec la neige issue de l’excavation.
Les hommes vivaient dans des préfabriqués construits à l’intérieur de la glace. Austin Kovacs était affecté à la « tranchée 33 », où il effectuait des recherches portant sur des fondations capables de supporter de grands bâtiments sur les calottes glaciaires. Il n’y avait pas de lumière du jour, pas de chant d’oiseau, aucun souffle. Le cinéma de la base projetait au moins un film par semaine. La bibliothèque offrait un choix modeste de livres. Les hommes se douchaient et se rasaient dans une salle de bains commune, mangeaient dans un réfectoire bien éclairé. Quant aux déchets – ordures, eaux usées, substances chimiques industrielles, et même l’eau radioactive utilisée pour refroidir le réacteur –, ils étaient enfouis dans l’inlandsis, où ils sont restés gelés. Pour le moment.
Le personnel buvait l’eau d’un puits creusé dans la glace. Un jour que Kovacs et ses collègues avaient besoin de se distraire, ils descendirent le long du câble du puits et atteignirent une galerie très étroite aboutissant dans une gigantesque caverne. Se tenir suspendu dans le noir complet était grisant.
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