Tirailleurs sénégalais, la guerre loin de chez soi

Des centaines de milliers d’hommes venus d’Afrique ont combattu pour le drapeau français lors des deux guerres mondiales, en première ligne, dans des conflits loin de chez eux. Malgré leur nom, beaucoup n’étaient ni tirailleurs, ni Sénégalais.

De Manon Meyer-Hilfiger
Publication 5 sept. 2023, 17:09 CEST
12 Janvier 1918 - Le fanion du 43e bataillon de tirailleurs sénégalais décorés de la fourragère.

12 Janvier 1918 - Le fanion du 43e bataillon de tirailleurs sénégalais décorés de la fourragère. 

PHOTOGRAPHIE DE ILLUSTRATION No 3906, Public domain

Des « tirailleurs sénégalais », la mémoire collective a retenu quelques clichés. La chéchia rouge, un coupe-coupe... Ces images ne disent rien des tragédies qu’ont vécu ces hommes. Près de 160 000 sont mobilisés lors de la Première Guerre mondiale ; 30 000 d’entre eux y ont laissé la vie. Leur famille n’auront des nouvelles que par le biais de billets laconiques envoyés par l’armée : « en bonne santé », « à l’infirmerie », « mort ». L’empire colonial voit dans l’Afrique un réservoir inépuisable de soldats, qui seront à nouveau mobilisés pendant la Deuxième Guerre mondiale. Là, ils doivent, en plus des combats meurtriers, affronter le racisme anti-Noirs des Nazis. Ces derniers stérilisent les enfants issus d’une union entre un tirailleur et une Allemande, et abattent froidement les combattants africains. 

Anthony Guyon, historien, a retracé leur histoire dans son livre Les tirailleurs sénégalais, de l’indigène au soldat de 1857 à nos jours, paru aux éditions Perrin en 2022, coédité avec le ministère des Armées. 

Le corps des tirailleurs sénégalais est créé en 1857 par Napoléon III. Pourquoi ?

À l’époque, les Africains sont déjà utilisés comme des intermédiaires par les colons. D’abord comme traducteurs, puis comme soldats pour pénétrer dans les terres et continuer d’étendre l’Empire. Peu nombreux étaient les soldats métropolitains qui voulaient d’une telle mission ! Ainsi, ces 500 premiers « tirailleurs sénégalais » sont utilisés contre leur population, pour poursuivre la colonisation. Ils sont ensuite envoyés à Madagascar en 1895 puis au Maroc en 1908, avant les grandes guerres sur le sol européen. Ils portent très mal leur nom, puisque les tirailleurs sénégalais sont en fait des fantassins qui viennent de toute l’Afrique colonisée par les Français. Certes, au début les Sénégalais sont majoritaires, mais très vite ils peuvent être dépassés en nombre par les Ivoiriens ou les Burkinabés.

 

Il y a au départ une continuité avec l’esclavage...

Oui, la condition de ces soldats et la manière de les employer ne peuvent être comprises sans aborder la fin progressive de l’esclavage. Loin de mettre un terme à cette pratique, le décret Schoelcher, signé le 27 avril 1848, apparaît davantage comme une étape.  Parmi les 500 premiers tirailleurs sénégalais, un tiers sont d’anciens esclaves. Au début du 20e siècle certains tirailleurs opérant dans le Sahel et le Sahara sont encore d’anciens captifs.

Ensuite, pour recruter ces hommes, les soldats français usent de différentes méthodes. La contrainte, mais aussi la négociation avec les autorités du village. Certains chefs voient dans ces départs d’hommes jeunes et vigoureux une manière d’éliminer la concurrence.

 

Lors de la Première Guerre mondiale, 160 000 Africains seront mobilisés sur le sol européen. La France est le seul pays à envoyer des soldats noirs au front. Comment l’expliquer ?

Le général Charles Mangin, auteur du livre La Force Noire publié en 1910, popularise l’idée selon laquelle l’Afrique serait un réservoir inépuisable d’hommes, dans un contexte de déficit démographique. La veille de la Grande guerre, il les présente comme des « hommes primitifs », et à ce titre, des bons soldats. Son idée : tandis que l’homme occidental, par la découverte du confort bourgeois et industriel, s’est éloigné de sa dimension combattante, l’Africain, toujours au contact de la nature, a gardé ses qualités guerrières. Sous sa plume, le soldat africain devient donc l’archétype du combattant idéal. Il insiste aussi sur le fait que ces hommes seraient limités intellectuellement, donc obéissants. Bien sûr, ce sont des clichés racistes, sans rapport avec la réalité.

Pour la Grande Guerre, ces hommes sont recrutés brutalement, par la contrainte, sans concertation avec les autorités locales (c’était pourtant la manière de faire qui prédominait auparavant). Ainsi, en 1915, pour remédier aux pertes de 1914, un décret prévoit le recrutement de 50 000 hommes proches du Soudan français. L’évènement déclenche une révolte et de violents affrontements, connus sous le nom de « guerre du Bani-Volta », qui dureront jusqu’en 1916.

Sur le sol européen, les Allemands et les Anglais (pourtant des alliés) contestent cette stratégie d’envoyer des hommes noirs au front, sur fond d’opportunisme pour les premiers (qui utilisent cela pour critiquer leurs ennemis) et de racisme. En 1918, les Anglais écrivent noir sur blanc qu’il ne faut plus « d’armée nègre », car le métissage, en Europe, risquerait d’affaiblir leur civilisation...

 

Quel est le quotidien de ces hommes noirs sur le front ?

Ils sont en première ligne et participent à toutes les batailles décisives : le Chemin des Dames, Verdun, Reims, les Dardanelles. Beaucoup ne parlent pas français quand ils arrivent sur le sol européen, et ne peuvent tenir leur famille informée, alors que la poste fournit un effort d’ampleur pour assurer les correspondances des soldats métropolitains. Si les nouvelles parviennent jusqu’aux familles africaines, c’est sous la forme d’un billet envoyé par l’armée qui mentionne seulement l’état de santé, en deux mots : « en bonne santé », « à l’infirmerie »,  « mort ».

Il faut aussi imaginer que dans les tranchées, nombre de ces soldats ne se comprennent pas entre eux. On y parle bambarra, wolof, peul…

 

Y-a-t-il déjà des critiques qui émergent ?

Les combattants reviennent en Afrique en ayant vu l’homme blanc pleurer, se rebeller contre ses supérieurs, ne pas vouloir sortir de sa tranchée, loin de l’image de supériorité qu’il a voulu se donner pendant la colonisation. Mais il n’y a pas de conséquences politiques d’ampleur. Les anciens combattants ne se sont pas organisés en mouvement. Seules quelques voix émergent, comme celle de Lamine Senghor. Cet ancien soldat porte un discours anti-colonial très virulent. Mais à l’époque, cette critique ne trouve pas encore beaucoup d’écho.

 

Entre deux guerres, l’armée française continue de considérer l’Afrique comme un réservoir à soldats et forme 8 000 hommes par an.

Cette formation est complète sur le papier, médiocre en réalité. Mais, pour nous historiens, le contenu est intéressant, surtout quand l’on se penche sur le volet « instruction civique » et « histoire ». L’État-major raconte comment l’Afrique était une terre pleine de ressources, mais que les Africains n’en profitaient pas, trop occupés par des guerres intestines.

L’instruction civique enseignait la liberté, l’égalité, la fraternité... Sans trop insister. L’État-major s’était interrogé : jusqu’où enseigner ces valeurs françaises avant que les tirailleurs sénégalais ne les retournent contre eux ?  La contradiction avec la situation des colonisés devenait vite évidente… D’ailleurs, Ho Chi Minh et Léopold Sédar Senghor rappellent cette hypocrisie dans leurs discours  lors des mouvements de décolonisation.

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    Tirailleurs sénégalais avec leurs épouses.

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    PHOTOGRAPHIE DE Public domain, via Wikimedia Commons

    Lors de la Deuxième Guerre mondiale, les tirailleurs sénégalais combattent l’armée allemande en affrontant également le violent racisme anti-Noirs des nazis.

    Oui, les combats, meurtriers pour l’ensemble des soldats, prennent en plus une tournure tragique pour une partie des tirailleurs sénégalais. Ils deviennent la cible de la rancune accumulée par les soldats allemands lors de l’occupation de l’espace rhénan. Dès l’arrivée d’Hitler au pouvoir, une campagne de presse dénonce les « bâtards rhénans », nés des relations entre des tirailleurs sénégalais et des Allemandes. En 1937, les nazis planifient la stérilisation de 600 à 700 métis, car ils incarnent pour eux l’humiliation d’avoir été occupés par des troupes coloniales.

    De plus, entre 1 500 et 3 000 tirailleurs sont exécutés par les soldats de la Wehrmarcht (leurs homologues blancs sont laissés saufs) dans des conditions atroces, en dehors de tout cadre légal.

     

    Peu à peu, les rancunes s’accumulent envers la puissance coloniale, et le bataillon des tirailleurs sénégalais approche de sa fin. Pourquoi ?

    Oui. D’abord, pendant la Seconde Guerre mondiale, il faut imaginer que sur les 70 000 hommes de la France Libre de De Gaulle, plus de la moitié viennent des colonies ! Or, plus cette armée progresse vers le Nord, plus les résistants français remplacent les tirailleurs sénégalais.

    Sous prétexte d’une inadaptation aux conditions météorologiques du Nord, l’État-major voulait en fait « blanchir » l’armée qui arrivait à Paris. C’est très mal vécu par les soldats noirs, qui ont l’impression qu’on leur confisque ce moment de gloire.

    Autre moment important dans cette histoire, en 1944, les soldats français tuent entre soixante-dix et plusieurs centaines d’Africains qui demandaient légitimement le paiement de leurs pensions, lors des massacres de Thiaroye, au Sénégal..

    Ainsi, lorsque l’État-major envoie des tirailleurs sénégalais ailleurs dans le monde (60 000 Africains combattent en Indochine, et 5000 en Algérie), il craint l’émergence de solidarités entre colonisés, notamment entre musulmans en Algérie. Pourtant, aucune alliance ne se produit. Les tirailleurs sénégalais sont en fait vus comme les bras armés de l’Empire colonial par les indépendantistes, et sont parfois massacrés... C’est la double tragédie de leur histoire.

    Finalement, le corps des tirailleurs sénégalais prendra fin entre 1954 et 1962, avec les différentes indépendances des pays africains.

     

    Que reste-t-il aujourd’hui de cette histoire ?

    Elle a continué longtemps de s’écrire puisque c’est seulement en 2007 que le président Nicolas Sarkozy décide d’aligner la valeur des pensions des tirailleurs sénégalais sur celles des anciens combattants français, sans toutefois rendre cette mesure rétroactive. En 2017, le président François Hollande accorde finalement la nationalité française aux vingt-huit tirailleurs sénégalais restés en France. Dans les souvenirs, au Sénégal comme ailleurs, les familles parlent encore de ces anciens soldats comme des hommes engagés dans une guerre qui n’était pas la leur.

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