Jack l’éventreur : le crime sans visage

À l’automne 1888, l’assassinat de prostituées dans le quartier londonien de l’East End sème la terreur. La spécialité du meurtrier : éviscérer ses victimes.

De Dominique Kalifa
Image extraite du jeu "Sherlock Holmes contre Jack l'Éventreur". Nous sommes ici dans une rue de ...
Image extraite du jeu "Sherlock Holmes contre Jack l'Éventreur". Nous sommes ici dans une rue de Whitechapel, dans la journée. La réalisation du quartier de Whitechapel dans ce jeu est réputée pour son réalisme.
PHOTOGRAPHIE DE Frogwares

Londres est à la fin du 19e siècle la plus grande ville du monde occidental. Capitale d’un empire sur ­lequel le ­soleil ne se couche jamais, elle incarne la toute-­puissance d’une Grande-Bretagne dont l’économie et la diplomatie domi­nent alors la planète. La reine Victoria, montée sur le trône en 1837, devenue en 1876 impératrice des Indes, est le symbole ­vivant de cette suprématie, que rien ne semble pouvoir entamer.

C’est pourtant là, dans le quartier populaire de l’East End, près de Whitechapel, qu’une série de crimes atroces commis en 1888 contre des prostituées va tout d’un coup lever le voile sur l’envers obscur de la société britannique.  

Tout commence à la fin de l’été, le 31 août 1888, lorsque l’on retrouve à Buck’s Row, une ruelle sombre de ce quartier ouvrier, le cada­vre de Mary Ann Nichols, dite Polly. Cette femme de 43 ans, que la misère avait ­poussée à la prostitution, a été étranglée, puis on lui a tranché la gorge, entaillé l’abdomen et ­lacéré les organes génitaux.

Une semaine plus tard, le 8 septembre, dans une arrière-cour du quartier voisin de Spitalfields, on découvre le corps sans vie d’Annie Chapman : elle a aussi été égorgée et éviscérée. De surcroît, le ­vagin, l’utérus et la vessie ont été prélevés par le meurtrier.

À la fin du mois de septembre, deux autres victimes sont identifiées, prostituées occasionnelles elles aussi, Elizabeth Stride et Catherine Eddowes. Cette dernière a été atrocement mutilée : des organes ont été retirés du ventre ouvert et déposés près du ­visage balafré ; un rein a également été sectionné et subtilisé par le meurtrier.

Quartier populaire, gangrené par la misère et l’alcoolisme, fréquemment englouti par le fog, le brouillard londonien, l’East End n’en était certes pas à ses premiers crimes. Mais ces meurtres sordides soulèvent l’indignation et suscitent une vive inquiétude dans toute la capitale britannique. L’absence de vol, la façon dont les corps des victimes ont été découpés et meurtris, tout laisse présager l’existence d’un seul et même assassin, aux motivations plus que perverses. Mais en l’absence de traces ou de témoignages, la police est totalement désemparée.

Pourtant, quelques jours avant les meurtres d’Elizabeth et de Catherine, une lettre était parvenue à la Centrale de presse britannique et avait été transmise aux enquê­teurs de Scotland Yard. Elle revendiquait les deux premiers assassinats et en annonçait d’autres. Écrite à l’encre rouge, elle était ­signée « Jack the Ripper », « Jack l’Éventreur ». L’affaire se transforme dès lors en véritable « panique morale ».

La presse populaire, qui prospère depuis le milieu du 19e siècle, connaît le potentiel des faits divers. Elle exploi­te donc sans état d’âme cette série de crimes « sensationnels ». The Star, un journal du soir fondé la même année, voit ses ventes passer de 20 000 à 200 000 exemplaires quotidiens, tandis que The Illustrated Police News, le premier des magazines exclusivement consacrés aux affaires criminelles, propose à ses lecteurs un résumé hebdomadaire et en images de l’enquête en cours. Mais tous les quotidiens, du Manchester Guardian au London Daily News et au Daily Telegraph, en passant par le vénérable Times, y vont de leurs manchettes.

En 1888... une nouvelle victime de Jack l'éventreur est découverte éventrée à Whitechapel.
En 1888... une nouvelle victime de Jack l'éventreur est découverte éventrée à Whitechapel.
PHOTOGRAPHIE DE Illustration datant de 1888

Le retentissement dépasse aussi très vite les frontières du pays. Surtout, non contents d’en rajouter sur l’abomination des meurtres, de nombreux reporters soufflent sur les braises en critiquant une police que l’on dit incapable de protéger les Londoniens. L’enquête, il est vrai, peine à progresser. Elle est d’abord confiée au détective ­Edmund Reid, responsable de la police municipale de Whitechapel. Mais il est vite secondé par des enquêteurs du Central Office de Scotland Yard, dirigés par Frederick Abberline, puis par Charles Warren.

Durant les mois de septembre et d’octobre 1888, les policiers sillonnent les bouges et les asiles de nuit de l’East End, distribuent des milliers de prospectus et d’appels à témoignage, usent de limiers et de chiens. Ils interrogent au total près de 2 000 personnes, examinent les faits et gestes de plus de 300 d’entre elles, dont 76 bouchers, équarrisseurs et professions similaires.

Plus de 80 suspects sont arrêtés, parmi lesquels figure John Pizer, un cordonnier juif de Whitechapel surnommé « Leather Apron » (« ­Tablier de cuir »), immigré polonais soupçonné par le quartier. Mais ni lui ni ­aucune des autres personnes appréhendées ne correspondent au meurtrier que, faute de témoi­gnage fiable, il est impossible d’identifier.

 

LES JUIFS DÉSIGNÉS À LA VINDICTE 

À Whitechapel, des habitants apeurés se regrou­pent dans un Comité de vigilance ­dirigé par George Lusk, un entrepreneur en bâtiment que les commerçants du quartier ont élu président. Le comité, qui organise des patrouilles de nuit, ne se prive pas de désigner d’éventuels coupables à la vindicte publique, ouvrant ainsi la chasse au bouc émissaire. Beaucoup pensent que de telles horreurs ne peuvent avoir été commises par un Anglais. On dénonce donc rapidement les immigrés qui vivent dans ce quartier pauvre.

Les plus nombreux sont les juifs, 80 000 environ, qui ont fui les pogroms de Pologne et de ­Russie, et s’efforcent de survivre dans les taudis de l’East End. Ce sont eux que l’on accuse d’emblée. « Les juifs sont ceux que l’on ne condamnera pas à tort », dénonce un graffiti inscrit sur un mur de Goulton Street, non loin des rues où l’on a découvert les cadavres.

La ­police, craignant une émeute ou des débordements dans ce quartier où l’antisémitisme est virulent, le fait aussitôt ­effacer. Des milliers de lettres arrivent par ailleurs à Scotland Yard ou dans les rédactions des principaux journaux. Certaines dénoncent un voisin, proposent les services d’un graphologue ou d’un médium, suggèrent un nouveau mode d’investigation.

Cet investissement inédit témoigne de la vive émotion suscitée par les crimes, mais il dit aussi le désir croissant de participer aux affai­res publiques. Le suffrage masculin est devenu général depuis la réforme électorale de 1884, et la démocratie progresse dans ce pays longtemps marqué par une très forte déférence ­sociale.

L’affaire se complique pourtant lorsque d’autres lettres signées de l’Éventreur parviennent au comité de Lusk. L’une d’elle, ­intitulée « From Hell » (« Depuis l’enfer »), est accompagnée d’un fragment de rein droit. On songe bien sûr à celui que le meurtrier avait prélevé sur le cadavre de Catherine Eddowes. Mais l’écriture diffère profondément de la première lettre. Beaucoup pensent à l’œuvre d’affabulateurs ou de reporters en mal de ­copie. Et si ledit Jack l’Éventreur n’était qu’un coup monté par les journaux, principaux bénéficiaires de cette effervescence publique ?

 

UN RAPPORT D'AUTOPSIE TERRIFIANT

Mais le 9 novembre, après plus d’un mois de silence, l’assassin frappe à nouveau. Au 13, Miller’s Court, on découvre le cadavre de Mary Jane Kelly, prostituée elle aussi, mais beaucoup plus jeune que les autres – elle n’a que 23 ans. Elle est surtout la seule des victimes de l’Éventreur à avoir été assassinée entre quatre murs, ce qui a laissé tout son temps au tueur pour peaufiner ses muti­lations. Le rapport d’autopsie, rédigée par le méde­cin légiste Thomas Bond, est terrifiant.

La jeune femme n’a pas seulement été éventrée ; le visage a été tailladé jusqu’à l’os, les seins ont été découpés, la peau des cuisses arrachée, l’abdomen incisé et les organes dispersés dans la pièce. Mais Bond ne se contente pas d’examiner le cadavre, il émet des hypothèses sur la personnalité de « l’assassin de Whitechapel », offrant ainsi le premier portrait psychologique et sexuel du tueur. Car il ne fait aucun doute pour lui qu’un même homme est responsable des cinq crimes : un même modus operandi, des muti­lations analogues.

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    En 1888, beaucoup pensent que de telles horreurs ne peuvent avoir été commises par un Anglais. On dénonce donc rapidement les immigrés qui vivent dans ce quartier pauvre.

    Or, Bond doute que l’assassin soit un médecin ; il pense plutôt à un boucher ou à un équarrisseur. Ses motivations semblent claires, en revanche : le meurtrier est un homme ordinaire, un individu solitaire et sujet à des « crises de manie meurtrière et sexuelle ». L’expert venait d’inventer l’une des pires figures de la modernité et l’un de ses cauchemars récurrents : le serial killer, ou tueur en série, meurtrier psychopathe animé de pulsions sexuelles et engagé dans un jeu sini­s­­tre avec la société et les médias.

    Mais, alors même que le portrait de l’assassin commence à se préciser, la série de crimes s’interrompt. La liste des coupables potentiels, elle, s’allonge presque à l’infini. On évoque pêle-mêle des médecins comme Thomas Cream, assassin authentique, mais en prison aux États-Unis au moment des faits, Sir William Gull, le chirurgien de la ­famille royale, ou encore John Williams, le gynécologue de la princesse Béatrice.

    D’autres personnalités sont également suspectées : Aaron ­Kosminski, un juif polonais souffrant de troubles mentaux, Montague John Druitt, un jeune homme de bonne famille, mais aux mœurs dissolues et dont on retrouve le corps dans la Tamise à la fin du mois de décembre, et même le prince Albert, duc de ­Clarence et ­petit-fils de la reine Victoria. Tous sont bien sûr disculpés, mais la paranoïa gagna toute la société. L’en­quête dura encore quelques ­années, pendant lesquelles circulèrent les ­hypothèses les plus fantaisistes (certains parlèrent même d’un gorille échappé du zoo), puis fut close officiellement en 1892.

    Pour les Londoniens cependant, la page ne fut pas facile à tourner. L’Éventreur avait ­réveillé les démons qui taraudaient de longue date la société victorienne. Les élites britanniques, animées d’un profond sentiment de supériorité, savaient leur puissance fragile et redoutaient la violence tapie au cœur des bas quartiers. Dans l’est de Londres, le long de la Tamise, s’étendaient d’interminables taudis où s’entassaient les travailleurs misérables, les immigrés irlandais et juifs, les sans-logis et les vagabonds. Famine et saleté y régnaient en maîtresses ; le crime, l’alcoolisme, la prostitution y étaient des fléaux ordinaires.

     

    LE RÈGNE DE LA PROSTITUTION

    Dans ces zones désolées vivait la part maudite de la prospérité victorienne. L’Angleterre puritaine y dénonçait une contrée peuplée de « classes criminelles », une moderne Babylone vouée à la prostitution. La police parlait de 10 000 prostituées, les journaux de 100 000. Mais rien n’était entrepris pour réduire la ­misère de ces quartiers perdus.

    En 1887, l’année qui précéda les meurtres, Charles ­Booth, pionnier de la sociologie moderne, avait pourtant réalisé une carte destinée à aider les pouvoirs publics à prendre la mesure du phénomène. Rompant avec les lectures morales qui prévalaient jusque-là, il offrait la première analyse matérielle chiffrée des dramatiques conditions de vie dans l’East End, répertoriées rue par rue, et inventait à cet effet la notion de poverty line (« seuil de pauvreté »).

    L’atrocité des crimes de l’Éventreur contribua à sensibiliser l’opinion britannique et attira l’attention des journalistes, des romanciers et des réformateurs sur ces territoires oubliés. Mais les crimes de Whitechapel furent aussi de puissants révélateurs des obsessions sexuelles du temps. Dans la bonne ­société britannique, la sexualité était un sujet tabou. En 1886, deux ans avant les meurtres, le Parlement avait aboli les Contagious ­Diseases Acts, des lois destinées à lutter contre les maladies vénériennes, mais perçues par les moralistes et les féministes comme une incitation à la débauche.

    L’initiative avait relancé la croisade morale contre la prostitution, et les crimes de Whitechapel allaient dans le même sens. Certains y virent même un moyen pour débar­rasser enfin Londres de ce fléau. Pourtant, les victimes du tueur n’étaient que des misé­reuses, qui tentaient de survivre tant bien que mal. Les plus lucides des observateurs insistèrent sur la grande hypocrisie des élites : qui constitue la clientèle principale des bordels ? La perversité des bourgeois ne nourrit-elle pas l’immoralité des pauvres ?

    Cette ambiguïté, le roman­cier Robert Louis Stevenson lui donne un visage dans L’Étrange Cas du Docteur Jekyll et de Mister Hyde, publié deux ans avant les meurtres. On y découvre qu’une personne « respectable » peut se ­livrer à des actes monstrueux. L’immense succès du roman se prolongea au théâtre, où la pièce était encore jouée au moment des crimes de l’Éventreur. Certains pensèrent même que l’acteur Richard Mansfield, qui incarnait Jekyll et Hyde, était un possible suspect. Pour calmer les esprits, on interrompit les représentations.

     

    L’ÉVENTREUR, STAR DE CINÉMA

    L’affaire ne fut jamais élucidée, mais l’Éventreur n’a pas quitté l’imaginaire occidental. Sa postérité, unique dans l’histoire du fait divers, s’est hissée à la hauteur du mythe et continue de questionner les dessous sombres de notre modernité.

    C’est pourquoi la littérature et le cinéma se sont si vite emparés du personnage. Reprenant l’intrigue imaginée en 1913 par la romancière Marie Belloc, Alfred ­Hitchcock sort en 1927 The Lodger, dans lequel un mys­térieux locataire assassine à Londres des jeunes femmes.

    Deux ans plus tard, Georg Wilhelm Pabst introduit lui aussi le tueur de Whitechapel dans son film Pandora. C’est donc à la fiction qu’il revint d’incarner l’Éventreur, de lui donner cette identité que la police n’était pas parvenue à établir. D’autres auteurs comme Robert Bloch, Stephen Knight, Alan Moore ou Patricia Cornwell y allèrent chacun de leur coupable. Ces enquêteurs amateurs, dont certains ont passé leur vie à dépouiller les archi­ves des quotidiens, sont aux sources d’un étrange ­savoir, la « ripperologie » (le terme a été ­forgé en 1972 par l’écrivain britannique Colin ­Wilson), dans lequel l’érudition la plus scrupuleuse se mêle aux fantaisies et aux coups de bluff.

    Dernier en date, le britannique ­Russel Edwards annonça ainsi en 2014 avoir décou­vert, grâce aux traces d’ADN, l’identité de l’Éventreur. Mais à Whitechapel, des milliers de touristes continuent de se presser chaque année sur la trace du meurtrier. Archétype du serial killer, Jack l’Éventreur a façonné notre regard sur le crime et la violence. Il est devenu un mythe moderne, au cœur de nos pulsions les plus troubles.  

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